News - 08.04.2014

Amsterdam - Le "Manoubistan" au menu d'un Congrès mondial sur la liberté académique

Le bras de fer entre l’administration de la Faculté des Lettres des Arts et des Humanités de La Manouba (FLAHM) et les fondamentalistes qui ont voulu en 2011 lever l’interdiction du port du "niqab" dans l’enceinte du campus sera au menu d’un Congrès mondial axé sur la liberté académique et les droits humains, mercredi et jeudi à Amsterdam (Pays-Bas).
http://scholarsatrisk.nyu.edu/Education-Advocacy/Conferences.php

Parmi les invités d’honneur figure le Doyen de la FLAHM, Habib Kazdaghli, rendu célèbre par sa résistance aux salafistes durant ce long feuilleton qu’on pensait d’un autre âge et qui n’a pas encore connu d’épilogue.
 
A Amsterdam, M. Kazdaghli interviendra dans un débat intitulé "Violence sur le campus: comment aller de l’avant? " pour répondre à plusieurs questions sur la manière avec laquelle il avait géré la crise, les risques à encourir en pareille situation, la situation actuelle à la Faculté, les menaces éventuelles d’une récidive, les actions appropriées à entreprendre par un doyen pour s'acquitter de sa responsabilité….

M. Kazdaghli (57 ans). également professeur d’Histoire contemporaine et plusieurs fois élu depuis 2002 membre du Conseil scientifique de la Faculté, aura pour interlocuteurs Dr Ahmed Shaheed, le Rapporteur spécial des Nations-Unies sur les droits de l'Homme en Iran, Rik Torfs, le recteur de l’université catholique de Louvain (France), Ielyzaveta Shchepetylnykova, présidente de l’Association Student Self-Government (Ukraine),  Kholoud Saber, de l'Association Liberté de Pensée et d’Expression (Egypte), Melanie Adrian (Université de Carleton), Myint Oo, de General Practitioners' Society,  (Myanmar), Alex Geert Castermans (Université de Leiden), ainsi que des étudiants et des journalistes.

Le Congrès, dans sa 3ème édition, est organisé conjointement par "la Fondation pour les étudiants réfugiés", "l'Université d'Amsterdam", "Vrije Universiteit Amsterdam" et "l'Université d'Amsterdam des Sciences Appliquées".

La “Ghazoua”, version Kazdaghli

Le feuilleton a commencé le 28 novembre 2011 lorsque des Salafistes, dont la quasi-totalité est étrangère à la Faculté, ont élu domicile dans la Faculté pour  la "ré-islamiser", raconte à “ Leaders ” M. Kazdaghli en "découpant  la Ghazoua (la conquête) salafiste” en trois phases:

“D’abord, celle de l’agression et de l’intimidation (occupation des lieux et violences physiques). Ainsi, le 6 décembre 2011, j’ai été empêché de force d’entrer dans mon bureau, ce qui a entraîné la fermeture de la faculté pendant un mois. La violence ne s’est pas pour autant arrêtée, puisque le 6 mars après-midi mon bureau a été saccagé par deux filles en niqab et j’ai été la cible de jets de pierres.

Le lendemain, la faculté a connu un autre assaut qui s’est traduit par la profanation du drapeau national, vaillamment défendu par la jeune Khaoula Rachidi qui est montée sur le toit pour empêcher un assaillant de décrocher le drapeau pour le remplacer par l’étendard noir d’Al-Qaïda ”.

Ce geste a fait de la jeune étudiante une héroïne nationale. Elle fut même décorée par le président de la République, Moncef Marzouki.

“La seconde phase fut celle de l’instrumentalisation de la justice. L’affaire a été montée de toute pièce. Alors que j’ai porté plainte contre le saccage de mon bureau, les deux niqabées portèrent plainte en faisant prévaloir un faux certificat prétendant que j’avais giflé l’une d’elles”.

La saga judiciaire de la “gifle” était alors devenue la blague du jour sur les réseaux sociaux. “Mais comment voulez-vous que je gifle une fille en niqab, on ne sait même pas où est sa joue ! ”, s’était exclamé lors de l’audience Kazdaghli, dont l’un des avocats avait argué qu’on ne pouvait pas gifler avec une main droite sur la joue droite, à moins que la gifle ait été donnée en revers, comme au tennis !

“Ce fut le procès le plus médiatisé. Il s’est poursuivi durant plus de dix mois (du 5 juillet 2012 au 2 mai 2013) avec sept comparutions devant le tribunal de première instance, quarante avocats, des mobilisations de la Société civile, des professeurs, un soutien international etc…  L’affaire n’est pas encore close même si j’ai été acquitté le 2 mai et que les deux filles ont été condamnées. Cependant, le procureur de la République a interjeté appel”.

“La troisième phase, celle qui se poursuit jusqu'à aujourd’hui, est marquée par une normalisation de la situation à la Faculté. Les cours et les examens se poursuivent normalement. Quelques étudiants salafistes font profil bas et il n’y a plus que trois  filles qui portent le niqab, mais une fois en salle de cours ou d’examen, elles se dévoilent volontairement”, résume-t-il à “ Leaders ”. 

Un projet liberticide

Durant cette longue guerre d’usure proclamée par les sit-inneurs, dont “le projet liberticide a pour objectif de mettre en péril le projet moderniste tunisien”, comme l’affirme Habib Mallakh, l’universitaire et auteur des “Chroniques du Manoubistan”, un ouvrage qui reconstitue les épisodes de cet étrange feuilleton, les autorités ont brillé par un laisser-faire déconcertant, alors que la mouvance salafiste multipliait les coups de force dans une impunité quasi-totale.

Devant l’absence d’une décision forte des autorités, la Fédération Générale de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique avait appelé à un rassemblement de protestation pour le mercredi 4 janvier 2012 devant le Siège du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique, pour la défense de l’autonomie et des valeurs universitaires et pour exiger la levée du sit-in.

La manifestation, qui a rassemblé des milliers de personnes, avait été sauvagement réprimée par les forces de l’ordre, ce qui avait amené plusieurs Mouvements et Associations de la Société Civile à demander à leurs adhérents de soutenir le mouvement de protestation.

“Lors de ce rassemblement, les présents ont assisté à une première sans précédent (…): à partir des fenêtres des plus hauts étages des bâtiments du Ministère, furent déroulées des pancartes où étaient inscrits des slogans haineux et diffamatoires, insultant et stigmatisant les enseignants de la FLAHM, en les qualifiant de mercenaires, de vendus, de responsables de la décadence de leur Faculté, ainsi que des slogans obscurantistes tel que : ‘Le Niqab, composante de l’identité’ qui laissent présager la nouvelle tendance de ce Ministère ! ”, écrivait le 6 janvier 2012, l’universitaire Salah Horchani.

“Niqabmania à Tunis”

Un documentaire, intitulé “Niqabmania à Tunis”, produit par Marc Rozenblum et réalisé par Agnès De Féo, tourné entre mars 2011 et septembre 2012, éclaire le blocage de la FLAHM, en interrogeant des professeurs de la Faculté de La Manouba, des responsables du parti Ennahda,  des analystes, des étudiantes en niqab…
http://www.youtube.com/watch?v=Ay1gxVjeuAk#t=73

La plupart des responsables d’Ennahdha interrogés ont imputé, dans un français approximatif, la responsabilité de la crise à … Habib Kazdaghli, qualifié tour à tour de “manipulateur” et de “gauchiste” qui “a inventé cette histoire” pour nuire à Ennahdha… 

“C’est une question manipulée un peu politiquement par le doyen de la Faculté. Nous avons essayé de trouver un juste milieu pour contrecarrer ce problème, malheureusement, ni le doyen, ni ces jeunes très tendus n’ont abouti en dialoguant entre eux à une solution, parce que chacun tire vers lui ”, a  affirmé l’ancien Premier ministre Ali Larayedh.

“Pourquoi (cela n’arrive-t-il qu’à) la Faculté de La Manouba ? C’est tout simplement parce que ce monsieur, le doyen, n’est pas n’importe qui. Il a sa propre idéologie, son propre avis sur le  niqab et il veut l’imposer à la Faculté ”, a estimé pour sa part Monia Brahim, membre du Bureau politique d’Ennahdha et députée.
 
“Le doyen de la Faculté de La Manouba appartient à l’extrême gauche ”, a renchéri Mohamed Nejib Gharbi, Directeur du Bureau de la Communication d’Ennahdha.

D’autres députés d’Ennahdha ont abondé dans le même sens. “ Le recteur a une position contre Ennahdha. Donc il a inventé cette histoire de la fille au niqab, mais ce n’était pas vrai ”, a argué Hajer Azaiez, députée (Tunis 1).
 
“De toute manière, (les Munaqabat) ne sont pas nombreuses. Il s’agit de trois demoiselles ou de trois dames qui portent le niqab. Ce n’est pas ça qui va faire un problème au niveau de la Tunisie. Si on va blâmer le niqab, on doit aussi blâmer les autres, ceux qui portent la minijupe. Donc on ne va pas nous faire échafauder un prototypage des vêtements des femmes Ce n’est pas logique. Ça, c’est la liberté ”, a assuré Hedi Ben Braham, député (Mahdia).

Et Latifa Habbachi, députée (La Manouba) d’ acquiescer: “d’un point de vue des droits de l’Homme, moi je considère que le niqab est un droit individuel. Cela ne doit pas empêcher le déroulement normal des études”.

Bien auparavant, le ministre de l'Enseignement supérieur, Moncef Ben Salem, issu d’Ennahdha, avait renvoyé dos à dos les salafistes et Kazdaghli, qualifié d'“extrémiste”, qui  “n'a pas fait ce qu'il faut pour résoudre pacifiquement le problème, parce qu’il a des arrière-pensées politiques”.

Bipolarisation

Cette affaire est l’une des meilleures illustrations de la bipolarisation de la société tunisienne, entre un camp islamiste et un camp laïc, dont fait sans doute partie Kazdaghli, à cause de son ancrage à gauche: ancien militant syndicaliste à l'UGET, ex-membre de l'UGTT au sein du  syndicat de l'enseignement secondaire puis au sein du syndicat de l'enseignement supérieur. Militant de gauche démocratique au sein du parti communiste tunisien depuis 1975 (il a été durant 13 ans membre de son comité central), devenu successivement mouvement "Ettajdid" et actuellement "Al Massar".

Après l’assassinat du député Mohamed Brahmi, le 25 juillet dernier, de retour le 4 août d’un séjour aux Etats-Unis, Kazdaghli était attendu par des forces de sécurité qui, depuis, ne le quittent plus. Il ne sort jamais de chez lui avant l’arrivée d’un garde du corps qui ne le quitte pas d’une semelle, du matin au soir, y compris au sein du campus de la Faculté.

Le Doyen affirme à “Leaders” vivre “constamment sous la menace de mort, proférée par appels téléphoniques, piratage de mes comptes internet et sur les réseaux sociaux”.

Habib Trabelsi


 

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1 Commentaire
Les Commentaires
Mansour Lahyani - 09-04-2014 12:18

Il faut que Habib Kazdaghli soit convaincu de deux choses : la première, qu'il ne doit pas lâcher prise devant les obscurantistes de tout poil qui polluent la FLAH et ses alentours ; la seconde, c'est que nous le laisserons pas tomber dans cette lutte primordiale. Bravo, Habib !

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