News - 07.03.2020

Salwa Hamrouni : Lorsque les femmes s’arrêtent, le monde s’arrête

Salwa Hamrouni : Lorsque les femmes s’arrêtent, le monde s’arrête

Par Salwa Hamrouni, Professeure de droit public à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis - Lorsque les femmes s’arrêtent, le monde s’arrête, telle est la devise de cette nouvelle journée internationale de la femme.

Annoncée par plusieurs organisations non gouvernementales pour exiger l’égalité des genres, le développement et la paix pour toutes les femmes, l’idée est de prouver qu’une grève des femmes du monde entier paralysera ce dernier. Malgré la convention des Nations Unies pour l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes, malgré la conférence de Beijing, les femmes du monde entier voient leurs droits prévus par les textes, très peu respectés dans la réalité.

En temps de guerre comme en temps de paix, les femmes continuent à subir toutes formes de discriminations et de violences.

Même les révolutions menées contre les injustices n’ont pas toujours garanti l’égalité des droits et devoirs.

Après la révolution française, Olympe De Gouge a été guillotinée par les révolutionnaires. Elle avait écrit : « La femme a le droit de monter à l'échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune ».

Deux siècles après, monter à la tribune semble être encore très difficile dans mon pays et ailleurs.

Dans le dernier gouvernement qualifié par certains comme une expression de la ligne révolutionnaire, des 32 ministres et secrétaires, seules 6 membres sont des femmes, soit moins de 19%. Certes, la désignation d’une femme à la tête d’un ministère de souveraineté est une première en Tunisie. Mais c’est une première qui ne nous empêche pas de voir que les listes présentées par les partis ne comprenaient que des hommes et que l’effort d’intégrer les femmes ne revient finalement qu’au chef du gouvernement.

Chargé de former un gouvernement avant lui, M. Habib Jemli n’a pas trouvé un autre argument que la difficulté de trouver des compétences féminines (sic).

Invisibles par les politiques et dans la politique, les femmes tunisiennes sont loin d’avoir un juste retour de leur rôle dans la transition démocratique. Il est vrai que le chef de l’Etat a choisi une femme comme cheffe de son cabinet et d’autres femmes comme conseillères mais lors du premier conseil de ministres qu’il a présidé, le chef de l’Etat a complètement ignoré la présence des quelques ministres femmes en s’adressant au chef du gouvernement et aux ministres homme (السيد رئيس الحكومة والسادة الوزراء).

A l’assemblée des représentants du peuple, la régression est manifeste : refusant d’intégrer la parité horizontale (parité dans les têtes de listes), les femmes ayant pu décrocher un siège ne dépassent pas les 23% contre 36% lors des élections de 2014.
Les bureaux directeurs des partis politiques, les syndicats, les hauts postes de responsabilité, les instances publiques indépendantes, les instances dirigeantes de la société civile et même les médias ne se portent pas mieux.

Pourtant, le cadre constitutionnel tunisien est assez prometteur par rapport à d’autres pays. En effet, Répondant aux attentes des tunisiennes et tunisiens, le pouvoir constituant a inscrit l’égalité des citoyens et citoyennes dans la loi et devant la loi dans son article 21.

L’article 46, cité souvent comme l’acquis le plus important pour les femmes dispose : « L’État garantit l’égalité des chances entre l’homme et la femme pour l’accès aux diverses responsabilités et dans tous les domaines » comme il « s’emploie à consacrer la parité entre la femme et l’homme dans les assemblées élues ».

Le conseil des pairs créé par décret gouvernemental du 25 mai 2016, n’arrive à imposer ni l’égalité des chances ni la parité car ayant très peu de prérogatives et très peu de moyens.

Résultat : Malgré une constitution prévoyant l’égalité et interdisant la discrimination, malgré une constitution appelant l’Etat à œuvrer pour la parité nous restons très loin du compte.

Et si nous en sommes encore là, c’est parce qu’une réelle conviction de l’égalité et de la non-discrimination à l’égard des femmes fait encore défaut.

Elle fait défaut d’abord auprès des politiques qui refusent de revoir les lois discriminatoires et abolir les différents privilèges de masculinité.

L’exemple du débat sur l’héritage est édifiant : alors que le projet de la loi garanti l’égalité tout en permettant au testataire de garder le statu quo, la plupart des partis politiques continuent à l’ignorer par manque de courage politique. Quant au président de la République, il a simplement décidé de remplacer l’égalité dont parlait la constitution par ce qu’il considère comme équité et qui n’en n’est même une.

Elle fait défaut ensuite même chez certaines femmes qui réclament l’égalité pour accéder au pouvoir mais une fois élues ou désignées elles refusent l’égalité au nom de quoi elle se réclamait aux autres femmes et aux autres champs de discrimination.

Aujourd’hui, j’avoue qu’il m’est difficile d’écrire à propos des droits des femmes en regardant non seulement des hommes mais aussi des femmes députées reproduire l’héritage misogyne d’une société patriarcale, des femmes qui règlent des comptes politiques à partir de la vie privée de leur adversaire femme.

Ensuite, il m’est difficile d’écrire à propos des droits des femmes en constatant que ce sont aussi des femmes qui ont refusé les propositions de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE) relatives à l’égalité dans l’héritage et préférant pérenniser l’interprétation masculine du texte sacré.

Enfin il m’est difficile d’écrire à propos des droits des femmes en regardant les quelques rares ministres et secrétaires d’Etat prêter serment en cédant devant une tradition les acculant à se couvrir les cheveux avec toute la symbolique du regard sur le corps féminin.
Au total, comme toutes les femmes du monde, les femmes tunisiennes fêteront certes, un autre 8 mars.

Toutefois, elles le fêteront en pouvant théoriquement être cheffes d’Etat sans pouvoir être cheffes de famille. Elles le fêteront en continuant de subvenir aux besoins de leurs familles mais en héritant la moitié du frère aux meilleurs des cas. Elles le fêteront en continuant d’avoir les meilleures performances universitaires en ayant moins de chance d’accéder à l’emplois. Elles le fêteront en travaillant plus pour gagner moins dans les champs.

En vérité, cette journée internationale des femmes ne sera nullement une fête mais une occasion pour rappeler aux hommes et aux femmes de mon pays qu’aucune transition ne peut réussir sans égalité dans les droits, tous les droits.

Cette journée internationale sera aussi pour beaucoup de femmes libres une journée où le monde s’arrête car lorsque les femmes s’arrêtent, le monde s’arrête.

Salwa Hamrouni

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