News - 17.11.2020

Ammar Mahjoubi: Le pain d’Etat à Rome, sous la République

Ammar Mahjoubi: Le pain d’Etat à Rome, sous la République

Par Ammar Mahjoubi - A Rome, les deux grandes tâches des édiles étaient  la cura annonae et la curaludorum (l’intendance de l’approvisionnement en blé et l’intendance des jeux) : le pain et  le cirque. Avec l’organisation des jeux, ceux de l’amphithéâtre principalement, ces magistrats étaient primordialement chargés de l’approvisionnement ; ils devaient agir de telle sorte que le blé soit constamment présent sur les marchés de la ville, et à juste prix. L’Urbs, la Ville par excellence pour les Romains, comptait sous la République un demi-million d’habitants environ, dans une Italie péninsulaire qui en comptait moins de cinq millions, esclaves non compris. La fourniture de pain à bon marché à sa plèbe était une institution sociale, établie en vertu d’une loi, et arrachée par la lutte des classes ; instituée en 123 av. J.-C. et maintenue sans interruption jusqu’à la fin de l’Empire, cette loi du tribun de la plèbe Caius Gracchus instaurait l’obligation de fournir chaque mois et à bas prix, aux citoyens démunis de la cité, une quantité déterminée de grains, avec, au besoin, le recours à un fonds de compensation versé par l’Etat.

Au temps de Caius Gracchus, il n’était nullement question de distributions gratuites. Le rôle de l’Etat se bornait à garantir la vente de la quantité fixée à tout acheteur disposant de l’argent nécessaire. La loi n’était ni une mesure d’assistance ou de charité, ni une volonté de répartition, entre les citoyens du peuple conquérant, des bénéfices de la conquête. Elle ne visait pas non plus l’achat des voix ou de l’apolitisme de la plèbe, au prix de sa veulerie. C’était tout simplement le constat indéniable que l’Homme vit de pain, gagne son pain, denrée aussi nécessaire que l’eau qu’il boit et l’air qu’il respire, même si elle n’est pas  collective comme ces deux éléments. N’étant pas une marchandise comme les autres, l’obligation de l’Etat était que les marchés en soient constamment pourvus, et à prix abordable. Obligation que les édiles n’appliquaient, avant Gracchus, qu’avec beaucoup de dilettantisme.

A vrai dire, ces magistrats ne disposaient pas toujours des crédits suffisants pour l’accomplissement de leur mission. Et pour Rome, comme pour toutes les grandes cités antiques, les problèmes du ravitaillement– difficiles et complexes même de nos jours – étaient des plus compliqués; car les quantités de blé nécessaire étaient énormes : un kilogramme de grains environ par jour et par personne. Les régions voisines de Rome ne pouvaient assurer les récoltes indispensables à cette forte concentration urbaine, et il fallait recourir aux campagnes lointaines ; ce qui alourdissait le coût des transports. Les régions productrices étaient aussi à la merci des mauvaises récoltes, et en période de disette, elles n’ouvraient pas facilement leurs entrepôts aux marchands romains. Toute menace  de pénurie déclenchait inévitablement la spéculation ; les régions gardaient leur blé en réserve, ou le vendaient à d’autres acheteurs, en raison de la différence des cours. Les crédits alloués par l’Etat augmentaient d’autant; comme il advint dans notre pays, un jour de janvier 1984, ce fut en 57 av. J.-C., à Rome, la disette et l’émeute, provoquées par l’augmentation sensible des prix. Constante étant ainsi, sous tous les cieux et, à toutes les époques, la nécessité du grain et du pain. La rareté et, à coup sûr, l’absence de cette denrée n’avaient et n’ont cessé de provoquer agitation et désordre.

Dans les derniers siècles de la République, les négociants prirent l’habitude de stocker le grain, pour faire monter les prix, malgré les pressions et les sanctions exercées par les magistrats. Ce qui avait rendu nécessaire la lutte engagée par Caius Gracchus et amené sa réussite, lorsque fut instaurée la loi de 123 av. J-.C. Partageant, sur la question, l’opinion de tous les possédants, Cicéron écrivit : « Caius Gracchus proposait sa loi sur le blé, mesure agréable à la plèbe qui, sans travailler, recevait des vivres en abondance ; les gens de bien, eux, s’y opposaient, car ils estimaient que la loi détournerait la plèbe du travail, la livrerait à la paresse et épuiserait visiblement le Trésor»(Cicéron, Pour Sestius, XLVIII, 103).

Pourtant, la loi de C. Gracchus n’était destinée qu’à mettre fin au dilettantisme des édiles, sans vider pour autant le Trésor. Loin d’instituer la gratuité du pain, elle ne faisait qu’obliger l’Etat à assurer la permanence du blé sur le marché, à un prix égal ou inférieur au cours normal. Le grain devait être disponible pour tout acheteur, pauvre ou riche, doté de la citoyenneté. Habitant Rome, il recevait mensuellement un nombre fixe  de boisseaux. La loi ne faisait donc qu’organiser la vente du blé, afin d’empêcher, avec la spéculation, le spectre de la disette. Le Trésor comblait, cependant, la différence entre le prix fixé et le cours plus élevé du marché ; mais on ne sait si l’Etat, à l’époque républicaine, achetait le blé ou, plutôt, le tirait de ses provinces au titre de l’impôt. De toute façon, il y avait des greniers publics, et le Trésor était lui-même alimenté par les tributs des provinces. C’étaient donc, en réalité, les sujets des provinces conquises qui payaient les compensations versées par le Trésor, en  particulier à cette époque, les sujets pérégrins de l’opulente Asie Mineure, réduite en province romaine une dizaine d’années avant la promulgation de la loi. A l’instar de la gauche socialiste française, et de sa politique coloniale poursuivie sans interruption de 1830 jusqu’à la guerre d’indépendance, C. Gracchus et les populares, à l’époque républicaine, étaient à la fois pour les mesures sociales à Rome, et en faveur des ukases impérialistes dans les provinces. Patriotes et gauchières, d’une part, et de l’autre impérialistes et exploitantes étaient aussi bien la plèbe romaine que les socialistes français.

La richesse du Trésor, abondamment alimenté par la conquête de l’Asie et des autres provinces, dans un Empire que Rome ne cessait d’agrandir, rendait désormais nécessaire d’assurer le minimum vital à la plèbe, et de l’arracher à sa misère. Il n’était nullement question d’une répartition égale des acquêts de la conquête, ni d’une diminution des inégalités. Toutefois en constatant que les caisses de l’Etat étaient devenues pleines, l’idée était née d’un partage des dividendes, et la revendication s’était amplifiée afin que ceux qui versaient leur sang, pour agrandir l’Empire, eussent la possibilité d’en toucher leur juste part. «Quoi de plus équitable, pour le pauvre peuple, que de vivre du Trésor qui est le sien» (Florus, 2, 1).

C’en était trop pour l’oligarchie conservatrice. Caius Gracchus fut lynché et, peu de temps après, sa loi fut édulcorée, sinon abrogée par la loi frumentaire de M. Octavius, qui signifiait en fait son abrogation ; sous sa nouvelle forme, elle était devenue, dit Cicéron, « acceptable pour les gens de bien ». La discorde s’installa, les populares essayant de rétablir la loi, et les optimates, répliquant avec des lois successives, assez mal connues, dans une véritable surenchère ; leurs coups conjugués finirent par dénaturer la loi gracchienne. Finalement, les lois frumentaires instituèrent, non pas la vente à prix fixe d’une quantité de grains par citoyen acheteur, mais la distribution gratuite d’une quantité déterminée, à tout citoyen domicilié à Rome. Gratuité qui était une innovation, établie en 58 av. J.-C., par une loi du tribun de la plèbe Clodius.

De cette année 58 à César, en 46 avant le Christ, douze années durant, la situation à Rome était devenue comparable, assure P.Veyne (auquel cet article est largement redevable), à celle d’un bidonville en proie aux affres de la faim, dans une ville contemporaine de l’Inde ou de quelque région d’Amérique du Sud. Nos sources, qui sont toutes d’origine sénatoriale, n’en parlent qu’avec un dédain moralisateur. Rome était devenue, déploraient-elles, semblable à un égout qu’il fallait dégonfler. Le blé gratuit y attirait tous les miséreux, tous les déracinés, victimes de la crise agraire, « ceux qui, dans les campagnes, n’avaient pour vivre que le salaire de leurs bras, attirés à Rome par les largesses privées » écrivait déjà Salluste (Catilina, 37) quelques années auparavant ; car cet état désastreux avait commencé dans les années soixante, au cours desquelles la capitale passait déjà pour une sentine. Des maîtres, aux dires de Denys d’Halicarnasse (Antiquités, 4, 24, 5), cité par Veyne, libéraient leurs esclaves afin que ces nouveaux citoyens leur procurassent du grain gratuit. Cette loi de Clodius occasionna un gouffre financier, et la métropole romaine connut, parmi ses conséquences, une véritable abjection sociale.

Les bénéficiaires du pain gratuit étaient, approximativement, au nombre de 320 000, mais César décida que les distributions de l’Etat ne concerneraient plus qu’un nombre limité de citoyens, qui fut fixé définitivement à 150 000 ; afin de réduire les dépenses publiques et d’endiguer l’afflux des quémandeurs. Ne pouvant supprimer une institution populaire, il en limita ainsi la portée et la fossilisa. Pragmatisme que le grand historien de l’époque romaine, Mommsen, avait surestimé, en écrivant que César avait inventé ou réinventé l’assistance publique, et en supposant que le pain gratuit était distribué aux plus nécessiteux. Opinion qui, aujourd’hui, n’est guère partagée par l’ensemble des historiens : rien n’indique, en effet, que les 15 000 citoyens choisis étaient les plus pauvres, et l’idée d’assistance était tout à fait étrangère à l’époque. La mesure appliquée par César avait sûrement supprimé le pain gratuit à nombre de pauvres plébéiens, qui continuèrent à vivre dans la malnutrition et la misère.

Sous l’Empire, l’institution du pain gratuit ne fut plus qu’une survivance, que les empereurs conservaient pour rehausser la suprématie et l’éclat de leur capitale. Seule Rome, parmi toutes les mégapoles de l’Empire, recevait de l’empereur le pain et les jeux du Cirque. Certes, les « bontés » du souverain, ses actes publics concernaient l’ensemble de l’Empire, mais l’apparat qui entourait la personne du prince et la munificence de sa majesté ne se développaient qu’à l’échelle de son palais à Rome et de sa Cour. L’Antiquité était, il ne faut pas l’oublier, l’époque des cités: la grande cité de Rome, la métropole de cet immense empire était l’objet de la sollicitude des Empereurs romains, qui lui donnaient le pain et le Cirque, « comme ils auraient nourri les courtisans et leur auraient donné des ballets dans une Cour de l’ancien régime en France», assure P. Veyne. Par survivance, sous l’Empire, de l’ère des cités-Etats, le populus de Rome était censé être encore le peuple roi ; le pain et le Cirque étaient son droit seigneurial. Sous le Bas-Empire, plus de trois siècles après la fondation du régime impérial par Auguste, Constantin fit de Constantinople une deuxième capitale, rivale de Rome. La nouvelle métropole impériale eut donc, comme l’ancienne, son palais, son forum, son Sénat et aussi, bien entendu, son Cirque et son pain d’Etat.

Ammar Mahjoubi




 

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