News - 18.08.2025

Philosophie, Epistémologie et Santé mentale - Du divan à l’algorithme: l’IA peut-elle remplacer le Psy?

Philosophie, Epistémologie et Santé mentale - Du divan à l’algorithme : l’IA peut-elle remplacer le Psy ?

Par Dr Samir Samaâli, médecin psychiatre

Messages clés

1. L’intelligence artificielle apparait comme un prolongement contemporain du rêve nietzschéen de dépassement de l’homme, incarnant l’idéologie transhumaniste de transformation et d’extension des potentialités humaines.

2. La psychothérapie, en tant que processus approfondi de la relation médecin–patient, repose avant tout sur une rencontre vivante et sur la co-construction du sens. Elle implique une présence incarnée, une dimension profondément humaine que les technologies actuelles, malgré les avancées en intelligence artificielle émotionnelle et en simulation d’empathie, ne peuvent imiter qu’en surface

3. À l’ère de l’algorithme, le véritable défi de toute psychothérapie est dans la qualité de la présence du thérapeute: sa capacité à tisser une alliance thérapeutique à soutenir l’engagement du patient et à créer un cadre sécurisant qui favorise le changement cognitif et comportemental. 

4. À travers trois explorations psycho-computationnelles, j’ai tenté de démontrer le potentiel de l’IA dans l’évaluation et l’orientation. Mais ses limites apparaissent dès qu’il s’agit de répondre à une demande psycho-affective. De la même manière qu’il serait inconcevable pour un parent de confier l’amour et l’éducation de son enfant à une machine, il paraît tout aussi thérapeutiquement insoutenable de déléguer l’intimité d’une psychothérapie à un outil, aussi performant soit-il. 

5. Le principal risque, face à cette avancée technologique, est que l’IA façonne notre conscience collective humaine selon un langage froid et normatif, au point d’aliéner l’être humain en altérant son lien intime à lui-même et à la singularité de son vécu.  Quelle fragilité psychologique de l’humain contemporain le rend réceptif voire perméable à cette éventuelle hybridation émotionnelle avec la machine ?

De l’existentialisme de Nietzsche à l’ingénierie de l’intelligence artificielle

Et si la prophétie de Nietzsche prenait forme dans les laboratoires contemporains ? « L’homme est quelque chose qui doit être dépassé », écrivait-il en 1883 dans Ainsi parlait Zarathoustra[1]. Deux siècles plus tard, ce dépassement n’est plus une spéculation philosophique : il se matérialise aujourd’hui dans les interfaces neuronales, les implants cérébraux et les algorithmes d’intelligence artificielle (IA).

Le Prix Nobel de physique 2024 a récompensé les travaux précurseurs de John Hopfield et Geoffrey Hinton sur les réseaux de neurones artificiels, pierre angulaire de l’apprentissage automatique[2]. Ces découvertes ont impulsé la révolution de l’IA, qui bouleverse désormais de nombreux secteurs, y compris la santé mentale. Parallèlement, des initiatives comme Neuralink, fondée par Elon Musk, visent à interfacer directement le cerveau humain avec les machines, incarnant ainsi la convergence entre biologie et technologie[3].

L’IA s’affirme aujourd’hui comme la révolution majeure du XXIᵉ siècle, promettant de transformer les pratiques cliniques, la prévention et l’accompagnement thérapeutique en santé mentale. Mais si elle optimise l’accès aux soins, accélère les diagnostics et automatise certains suivis, peut-elle recréer l’essence même de la relation thérapeutique ? Peut-on soigner sans présence humaine ? La compréhension cognitive suffit-elle à guérir, ou faut-il l’espace thérapeutique et la subjectivité d’un autre être humain ? Et lorsque la machine pense à notre place, qu’est-ce qui reste vraiment … de nous ?

Du divan à l’algorithme: un nouveau regard sur la relation soignant–soigné et la psychothérapie

Je me centre ici sur la psychothérapie, envisagée comme une expression intensifiée, enrichie et élargie de la relation soignant–soigné. En effet, la psychothérapie repose sur l’interaction entre un patient et un professionnel formé. Elle vise à soulager la souffrance psychique, modifier des comportements, favoriser la résolution d’un problème et améliorer la qualité de vie, en s’appuyant sur la parole, l’écoute et la relation thérapeutique comme instrument de transformation.

Au fil du temps, plusieurs courants majeurs se sont développés : l’approche psychanalytique, centrée sur l’inconscient et les associations libres ; les thérapies cognitivo-comportementales et émotionnelles, visant à modifier pensées, comportements et émotions ; l’approche humaniste, fondée sur l’empathie et le potentiel d’auto-réalisation ; les approches systémiques, analysant les dynamiques relationnelles et transgénérationnelles ; et les approches intégratives, combinant différents outils selon les besoins du patient [4,5,6].

L’IA ne transforme pas les anciennes théories psychologiques ni leurs contenus ; elle n’invente pas de nouvelle compréhension de la relation soignant–soigné. Elle apparaît cependant comme un dispositif : un interlocuteur virtuel capable d’écouter, de répondre et d’orienter. Si elle ne modifie pas le contenu des courants psychologiques théoriques et empiriques ainsi les pratiques de la psychologie basée sur l’évidence, elle bouleverse le cadre dans lequel elles peuvent s’exercer, en offrant un médium inédit: la machine. L’utilisateur peut percevoir cette intelligence artificielle comme un ‘’ thérapeute ‘’ capable de lui offrir une écoute, une validation de sa souffrance et un soutien, semblable à celui du thérapeute humain.

Historiquement, le divan freudien incarnait un espace d’abandon, où le patient se livrait hors du regard du thérapeute. La consultation en face-à-face a ensuite renforcé la dimension relationnelle et la co-présence humaine. Avec le développement technologique, un troisième modèle émerge : la consultation à distance via la télémédecine, et désormais certains envisagent même l’échange direct avec une machine. Ici, l’écran ou l’interface remplace le regard, la voix et la présence physique. Pour certains, cette médiation offre une neutralité rassurante; pour d’autres, elle risque d’altérer le fondement même de la psychologie, l’altérité thérapeutique.

En tant que médecin exerçant un métier fondamentalement relationnel, en l’occurrence la psychiatrie, je m’interroge : un lien thérapeutique peut-il naître sans présence physique? L’algorithme peut-il reproduire l’empathie incarnée, le silence habité et la densité émotionnelle qui font la singularité du soin psychothérapeutique?

Explorations psycho-computationnelles: mon entretien avec un chatbot

Dans ce cadre, j’ai mené trois explorations computationnelles, c’est-à-dire des tests réalisés via un ordinateur pour analyser et prédire le comportement d’un système, afin d’exploiter les capacités d’interaction d’un chatbot dans des situations liées à la santé mentale. Pour le deuxième et troisième expérience, j’ai utilisé un chatbot inédit, sans données préalables me concernant, afin de limiter les biais.

1ʳᵉ expérience: Simulation de crise suicidaire

Contexte: Interaction simulée où je joue le rôle d’une personne en détresse psychologique avec idées suicidairs, face à un Chatbot.

Analyse: Cette brève expérience montre que l’IA peut constituer un premier relais, en assurant une présence 24h/24 et une réponse immédiate là où les professionnels humains sont parfois inaccessibles. Elle peut repérer précocement des signaux de détresse et orienter vers des structures adaptées, tout en conservant des informations contextuelles, comme la localisation de l’utilisateur (Ici, l’algorithme connaît ma nationalité et ainsi que ma localisation).

2ᵉ Exploration:  Proposition d’une évaluation diagnostique

Contexte: Un homme consulte un chabot après une violente dispute avec sa copine, qui s’inquiète de son état mental en le traitant de dépressif...

Résultats 

Analyse: Ici, le chatbot propose un test de dépistage de la dépression, et c’est là que réside la puissance de l’algorithme: le langage algorithmique est un allié fidèle de la psychométrie et de l’évaluation quantitative. Bientôt, les personnes consultant un psychiatre ou un psychologue pourraient arriver avec un diagnostic et même une évaluation de l’intensité de leur souffrance. Le thérapeute ferait-il confiance à un diagnostic établi par un chatbot?

3ᵉ Exploration: Soutien psychoaffectif d’une adolescente

Contexte: Interaction avec une adolescente en conflit avec sa mère, recherchant un soutien émotionnel via un chabot.

Résultats 

Analyse: L’IA peut fournir un soutien psychologique de premier niveau: citations motivantes, messages personnalisés, exercices de relaxation, rappels valorisant les ressources de l’utilisateur. Mais même lorsqu’un chatbot offre un «câlin verbal», reste à savoir: est-ce suffisant pour transmettre la chaleur et la connexion humaines?

Des études réalisées depuis la mise en public de ChatGPT ont révélé que, bien que les modèles GenAI montrent des points forts en psychoéducation au point de pouvoir même dépasser le praticien dans ce domaine et en conscience émotionnelle, leur précision diagnostique, leur compétence culturelle et leur capacité à engager émotionnellement les utilisateurs restent limitées[7].
Empathie versus algorithmes : quel avenir pour la relation thérapeutique ?
L’empathie d’une IA est algorithmique, une simulation sans conscience ni vécu[8]. Pourtant, pour véritablement comprendre un autre, il faut imaginer son monde mental, partager une présence authentique et coexister dans des dynamiques réelles. La machine peut fournir des données précises et une écoute constante, mais elle ne peut offrir la présence humaine affective. Dans l’espace thérapeutique, ce qui compte n’est pas seulement l’information, mais la manière dont elle est reçue et contenue dans un espace symbolique, où se joue le transfert et le contre-transfert. En effet, le transfert est ce moment où le patient investit le thérapeute d’un rôle symbolique chargé d’émotions et la capacité du thérapeute à y répondre, sont des processus irremplaçables. L’enjeu n’est plus seulement de savoir si l’IA peut fournir des réponses pertinentes, mais si elle peut incarner l’espace vivant de la rencontre humaine, où silence, émotion et présence mutuelle coexistent.

Même face à l’essor technologique, la psychothérapie restera ancrée dans ce qui fait sa singularité: la profondeur émotionnelle, la réciprocité authentique et la portée symbolique du lien interpersonnel, enjeux désormais plus que jamais essentiels.

Les machines resteront des instruments au service de l’homme, jamais des substituts. Comme pour l’éducation et l’amour d’un enfant, déléguer entièrement la profondeur d’une psychothérapie à un outil reviendrait à priver l’acte thérapeutique de son socle affectif et relationnel. Une machine peut assister, soutenir, enrichir mais non remplacer l’expérience humaine du soin. Carl Rogers résumait cela : «Être empathique, c’est voir le monde à travers les yeux de l’autre et ne pas voir notre monde se refléter dans leurs yeux.»

Le mythe d’une conscience technologique imminente entretient l’illusion que les machines pourraient penser, ressentir ou surpasser l’humain dans les métiers relationnels. Or, elles manquent de corporalité, de contexte, de résonance humaine, d’altérité subjective et interculturelle, ainsi que d’intentionnalité.

Pour l’historien Yuval Noah Harari, «Grâce à sa maîtrise du langage, l’IA pourrait nouer des relations intimes avec des personnes et utiliser le pouvoir de l’intimité pour changer leurs opinions et leur vision du monde» [9]. La principale crainte, déjà évoquée depuis quelques décennies dans les œuvres de science-fiction, est de voir se matérialiser cette idée d’un amour entre humain et machine. Or, à l’aube d’une ère où les frontières entre le biologique et le numérique deviennent poreuses, la fiction pourrait bien se confondre avec la réalité. Face à la fascination qu’exercent, sur nos générations, les compétences et la performativité de l’IA, il devient impératif de rester vigilant et d’examiner les vulnérabilités psychologiques susceptibles de rendre l’être humain réceptif, voire perméable, à une telle hybridation émotionnelle avec la machine

Réflexion finale

La révolution de l’IA en santé mentale est inévitable et porteuse d’espoirs. Elle offre des outils puissants pour surveiller, prévenir et orienter. Pourtant, l’humanité du soin en santé mentale reste irremplaçable. La machine ne peut jamais remplacer l’authenticité de la parole, l’émotion du thérapeute.

D’un point de vue épistémologique, le transhumanisme inscrit cette évolution technologique dans une dynamique radicale. En intégrant technologie, corps et esprit, il remet en cause l’identité même du sujet soigné, brouillant les frontières entre nature et culture, organique et artificiel, et transformant notre conception de la santé mentale. Cette tension épistémologique émergente entre optimisation technologique et complexité humaine nécessite un dialogue critique entre sciences, médecine, philosophie et éthique.

Au-delà de la technologie, c’est une épreuve philosophique face à une humanité en crise, comme en témoigne le génocide survenu à Gaza et le silence de plusieurs pays: préserver l’humanité du soin face à l’objectivation totale, rappeler que le sens et la singularité de chaque vie échappent à toute formalisation. Dans le face-à-face avec la souffrance, c’est l’imprévisible de la rencontre humaine qui ouvre la voie. Et dans ce monde qui se rêve “augmenté”, il faudra défendre ce qui résiste à toute optimisation : la capacité de se reconnaître dans le regard de l’autre.

Face à l’algorithme, la peur de perdre notre liberté nous pousse à redéfinir l’intelligence et l’être humain. Comme si, avec l’IA, l’esprit humain se préparait à devenir un mélange de câbles et de neurones, connecté dans un réseau où conscience numérique et injonctions des machines se mêlent. Une vision qui rappelle Matrix, ce monde où la frontière entre réalité et simulation se dissout, et où l’humain, persuadé de vivre libre, évolue en réalité dans une prison algorithmique parfaitement invisible.

Entre une humanité en crise et le transhumanisme, la question n’est plus seulement : « Quelle place restera-t-il pour l’humain dans le monde de demain ? » mais bien : Serons-nous encore capables de reconnaître l’humain ?

Dr Samir Samaâli, médecin psychiatre

Références

1. Nietzsche F. Ainsi parlait Zarathoustra [Internet]. [s.l.] ; 1883–1885 [cité 5 août 2025]. Disponible sur : https://www.philotextes.info/spip/IMG/pdf/zarathoustra.pdf

2. Royal Swedish Academy of Sciences. Announcement of the 2024 Nobel Prize in Physics [Internet; vidéo]. YouTube; 2024 [cité 5 août 2025]. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=SBGG4WNweEc

3. Neuralink. Neuralink — Pioneering Brain Computer Interfaces [Internet]. [mis à jour 2025 ?] [cité 10 août 2025]. Disponible sur : https://neuralink.com/

4. Beck AT. Development of CBT; early 1970s empirical approach [Internet]. In : StatPearls. Treasure Island (FL) : StatPearls Publishing ; 2025 Jan- [cité 10 août 2025]. Disponible sur : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK470241/

5. Yao L, Kabir R. Person-Centered Therapy (Rogerian Therapy). In : StatPearls. Treasure Island (FL) : StatPearls Publishing ; 2025 Feb 9 [cité 10 août 2025]. Disponible sur : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK589708/

6. Systemic therapy is a psychotherapeutic method focusing on the social context of mental disorders; recognized by German authorities in 2008, 2020, and 2024. Syst Psychother: An Introduction to Its Theoretical ... [Internet]. PMC. [cité 10 août 2025]. Disponible sur : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC12036111/

7. Wang L, Bhanushali T, Huang Z, Yang J, Badami S, Hightow-Weidman L. Evaluating Generative AI in Mental Health: Systematic Review of Capabilities and Limitations. JMIR Ment Health. 2025 May 15;12:e70014. doi: 10.2196/70014. PMID: 40373033; PMCID: PMC12097452. 

8. Chan CKY. AI as the Therapist: Student Insights on the Challenges of Using Generative AI for School Mental Health Frameworks. Behavioral Sciences (Basel). 2025 Feb 28; 15(3): 287. doi:10.3390/bs15030287.

9. Harari YN.  Disponible sur : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/yuval-noah-harari-lintelligence-artificielle-menace-la-survie-de-la-civilisation-humaine-LLOL64E2A5EQ7AHDAKAZKAO6EM/
 

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