Opinions - 05.11.2013

L'urgence des réformes

Dans mon dernier article que j’ai titré «les grandes réformes à engager: quelle trajectoire», j’ai suggéré quatre axes de réformes et trois mesures préalables qui assureraient leur succès. J’ai relevé que certaines propositions étaient assez générales pour susciter l’intérêt requis. Aussi ai-je jugé utile de détailler certauines actions. Regroupées en cinq points, ces propositions constituent des sentiers de réflexion aux réformes et  sont donc appelés à être enrichies.

I – Le système bancaire

On dit que l’argent est le nerf de la guerre. Aménager les finances et notamment le système bancaire pourrait assurer notre sortie de crise. Brièvement, le système bancaire tunisien a migré, par une volonté politique hasardeuse, vers un système à vocation commerciale aux dépens de l’investissement. Cette mutation (reconversion des banques de développement en banques commerciales, opérations de fusion entre banques commerciales et banques de développement) s’est effectuée à la grande satisfaction de l’actionnariat des institutions de crédit. Des conséquences dramatiques ont été relevées. On peut citer notamment la disparition de la fonction de développement et donc d’investissement avec, pour corollaire, le retrait des institutions de  crédit du processus d’intervention dans les projets sous forme  de participation ou de renforcement des fonds propres.

La destruction du lien entre l’actionnaire public étranger (pays du Golfe) et les milieux d’affaires en Tunisie qui était assumé par la banque de  développement mixte est une autre conséquence négative. Cette destruction a touché le partenariat public-public et surtout celui du secteur privé des deux pays partenaires. Les substituts à ce système ont  révélé très tôt leurs limites. Les sicars, bien qu’ayant vécu une prolifération sans précédent, n’ont pas assumé la fonction qui leur était destinée.

Les banques, censées développer des idées de projets, les initier, les financer et les conduire jusqu'à la réalisation ont abandonné cette fonction en faveur d’un financement plus lucratif et moins risqué : celui de l’exploitation. Une certaine culture du seul profit s’installe. C’est le nouvel esprit de la banque universelle. De surcroit, l’octroi du crédit s’effectue, désormais et le plus souvent, sur la base des garanties externes proposées par l’investisseur  et non sur les forces propres du projet.

L’explication de cette migration repose, d’une part, sur l’idée que le pays devrait disposer de grandes banques capables de faire face à la concurrence étrangère. Ironie de l’histoire, le mouvement s’est attaqué dès le départ aux «grandes» de la place écartant les «petites». Ces dernières  le sont et le demeureront encore pour assez longtemps. Cette avancée aventureuse a sacrifié ainsi certains bijoux du système, telle la BDET, bâtie par des hommes valeureux pendant des décennies entières mais que des décennies ne seront pas en mesure de ressusciter. L’autre frein au financement bancaire, d’autre part, réside en l’accumulation par les banques de portefeuilles de crédits non remboursés (crédits dits carbonisés) qui a conduit à l’obligation de constitution de provisions, donc à la contraction des bénéfices des banques. La constitution de garanties soustrait les banques de cette obligation. La conséquence est un durcissement des conditions à l’accès au crédit et à fortiori à la participation au capital, freinant ainsi les forces de l’investissement. Celui-ci, principal générateur de l’emploi, étant en panne, son relâchement et sa désescalade ont conduit à la dégradation du marché de l’emploi et à l’aggravation du  chômage. A ce niveau, la solution  réside en la réhabilitation de la Banque de Développement avec ses missions d’identification,  d’évaluation, de participation et de financement de projets ou la création d’un nouveau tissu de sociétés d’investissement.

Dans le même sillage de revue  de la politique du crédit, le ratio d’emploi obligatoire que doivent observer les établissements de crédit doit être réaménagé de manière à rendre obligatoire le financement de l’investissement des PME, notamment dans les régions de la Tunisie profonde et des zones frontalières. La structure le composant doit réserver une  forte propension à cette catégorie d’intervention des banques. Les règles de prudence imposées au système financier international sont, certes, vertueuses. Encore, faut-il les concevoir et les appliquer dans une situation postrévolutionnaire, qui souffre, notamment, d’une forte carence de l’investissement et de risques majeurs déstabilisateurs en raison de l’aggravation du chômage?  Il y aurait lieu de revoir ces règles avec plus de souplesse et de flexibilité, une politique accommodante,  pour assurer une croissance plus audacieuse à même de conduire à une  plus forte stabilité sociale, seule garantie de la pérennité des banques, des entreprises et du pays. Cette revue doit se faire en concertation et en accord avec les institutions internationales, notamment le FMI et la Banque mondiale, ainsi que les organismes financiers et de développement régionaux. Il est certain que si l’approche est bien engagée et  bien conduite, le soutien sera assuré et pourrait même aboutir à un afflux d’aide important à la vertu  d’une forte compréhension de la transition délicate de la Tunisie.

Le succès économique s’attribue, entre autres facteurs importants, à la qualité, à la pertinence et à l’efficience de la gouvernance. A ce niveau, un réexamen des responsabilités est indispensable. Cela va de l’avenir de notre pays et du succès irréversible de notre démocratie. Le prix à payer peut être très fort. Il faudra procéder aux choix adéquats sur la base de la compétence, certes, mais aussi de l’audace, la frilosité étant une force contre révolutionnaire. Il est temps d’effectuer le choix sur la base de la fibre élite.

Sur un autre plan, le taux d’intérêt peut être revu et analysé afin de permettre une relance de l’investissement. Un survol rapide de la structure des charges de financement révèle leur  niveau élevé ce qui plaide pour un assouplissement de ces charges dans leurs deux principales composantes : le taux de base qui est le TMM, d’une part, et, d’autre part, les charges qui lui sont associées sous forme de prélèvements obligatoires ainsi que la marge bancaire devenues sans rapport aucun avec le risque encouru par la banque. Une moralisation raisonnée doit se produire. Une nouvelle politique doit être édifiée et menée dans un nouvel esprit orienté vers le développement avec pour corollaire la restauration d’une nouvelle éthique du gain.

II - La Petite et Moyenne Entreprise

La Petite et Moyenne Entreprise (PME) constitue dans la plupart des pays développés le centre d’intérêt de toute politique économique. Elle contribue, dans ces pays, à la réalisation d’un nombre important de performances, notamment : le taux d’emploi le plus élevé, le générateur d’emploi le plus rapide, le  taux de production le plus élevé, le taux d’exportation le plus fort, le taux d’impayés le plus faible, la plus forte répartition géographique, donc une meilleure couverture du territoire du pays et un meilleur équilibre régional, la population active, en moyenne d’âge, la plus jeune,

De ce fait, elle constitue le facteur de croissance le plus pertinent et polarise  l’intérêt de tous les politiques à la recherche de sentiers de création d’emploi. La Tunisie a été dès le départ consciente de ce poids et a créé divers mécanismes tendant à développer ce tissu économique. Néanmoins, la dispersion des moyens, la qualité de la gouvernance, la carence dans les délais n’ont pas permis de faire éclore, d’une manière forte et soutenue, une race étendue d’entrepreneurs moteurs de la croissance. Notre législation doit être revue dans le sens de la sauvegarde des acquis, certes, mais de la mise en place d’une autre organisation de cette palette d’entreprises. Les exemples dans le monde abondent. A l’analyse des expériences, le modèle américain, repris plus tard par l’Europe, pourrait retenir l’attention et nous inspirer pour ériger un modèle qui nous sortirait de notre  léthargie. L’analyse de cette expérience révèle une architecture  d’encadrement de la PME très soudée, dans les différentes étapes de la vie de l’entreprise, depuis sa création jusqu’à son lancement. Il l’accompagne tout au long de sa vie, dans sa croissance sur le marché domestique et international, dans tous ses besoins financiers, dans ses difficultés de recouvrement, dans la garantie de ses marchés locaux, dans le concours financier notamment celui de l’Etat. Ce soutien  culmine en faisant du premier responsable de l’administration de la PME ou de cette architecture  un membre permanent des hauts conseillers  du Président du pays, position qui lui confère la mission de surveiller toutes les législations pouvant avoir un effet de levier ou d’éviction sur le tissu de la PME. Aussi, une équipe de professionnels et d’universitaires pourrait-elle se pencher sur ce projet et proposer dans un délai de quelques semaines une refonte du système d’encouragement à la PME.

III – L’emploi des jeunes diplômés

Il y a lieu de préciser, tout d’abord, que penser que notre économie est en mesure d’assurer un emploi à tous nos jeunes diplômés relève de l’utopie. Notre seule issue est l’expatriation, l’emploi à l’étranger, une expatriation organisée, légale, sollicitée par l’étranger. Pour la réussir, il faudra instituer l’enseignement et la formation d’élite. Ce n’est qu’à ce prix que la demande étrangère se fasse forte et insistante.

La formation d’élite pourrait se concevoir en partenariat entre l’Etat, le secteur privé pilote, les institutions internationales et les Etats étrangers. Un nombre important de privés tunisiens, les banques et les institutions financières comprises, ont noué depuis de longues années des relations de partenariat très solides avec les secteurs industriels et financiers étrangers. Il  faudrait définir les vecteurs porteurs de formation et mettre l’effort pour la création d’instituts supérieurs technologiques correspondants. Dans la finance, dans l’agroalimentaire, dans les énergies renouvelables, dans l’informatique, dans la gestion touristique, dans le textile, dans l’industrie chimique et dans bien d’autres domaines, il y a lieu de définir des chefs de file qui conduiront à la création de ces instituts en partenariat avec leurs relations nationales et internationales.

L’intervention de l’Etat peut revêtir plusieurs formes: exonération fiscale de l’investissement, réservation de la TFP avec accentuation de son taux, autorisation d’intervention des sicars, financement bancaire au taux social, dons et participations de parties étrangères et d’autres formes de ressources.

Les secteurs économiques doivent saisir que la formation de pointe, d’une manière forte et importante revêt une garantie pour la pérennité de leurs entreprises en tant que facteur majeur de stabilité sociale.  Dans un nombre important de pays, quand une grande entreprise entend consacrer son leadership, elle procède à la création de son propre institut d’études et de recherches qui obtient implicitement le statut d’organe de formation mais aussi un centre d’avis et de conseil aussi bien pour l’entreprise que pour le secteur et le pays. La mise en place de cette culture est de nature à créer un courant cumulatif d’expertises, un pole important d’emploi et de formation et un facteur non négligeable pour l’expatriation. Des labels internationaux peuvent être sollicités pour s’y associer. En cette période faste de mutation de notre société, et si la transition réussit, les réponses pourraient  surprendre agréablement.

Par ailleurs, et dans ce même ordre d’idées, le régime d’insertion des jeunes à la vie professionnelle devrait être revu. Il serait opportun, par exemple, de distinguer plusieurs modes d’insertion à la vie professionnelle des jeunes diplômés. Tout d’abord l’insertion pour la formation qui débouche sur l’emploi, ensuite le contrat de formation sans obligation d’emploi. Cette dernière forme soustrait l’employeur de la contrainte d’embauche mais  permet au jeune de garnir son cursus professionnel. Un pourcentage  de l’allocation chômage desservie par l’Etat pourrait être pris en charge par l’entreprise, l’instrument fiscal peut être actionné. Au total, un système de formation  d’élite doit être mis en place pour assurer une meilleure gouvernance de notre économie et créer le canal indispensable à l’emploi de nos jeunes par l’expatriation. La consolidation de la stabilité sociale exige que les entreprises tunisiennes, tant publiques que privées, répondent à l’appel et s’impliquent dans le financement de cet effort.

IV – Pour un autre lobbying de l’Etat

L’investissement ne se fait plus exclusivement à la faveur des législations fiscales compétitives. Le relationnel intervient fortement aux cotés des intérêts économiques réciproques. C’est dans ce sens que le travail de l’Etat et des entreprises doit s’orienter. La constitution de centres d’influence composés de personnalités tunisiennes et  d’amis de la Tunisie est vivement recommandée. Ces centres doivent couvrir l’essentiel des pays partenaires et les différents secteurs économiques.

A l’instar de certains pays, nous pouvons créer des conseils appelés «Conseil des Sages» dont la mission est de faire le marketing et le lobbying pour la Tunisie à l’étranger. Les membres du conseil auront le statut honorifique d’ambassadeurs et se réuniront deux à trois fois par an, sous l’égide d’un membre du gouvernement,  pour faire le point de leur action, proposer des nouvelles mesures et s’enquérir de l’évolution économique et financière du pays. Ils reçoivent à l’occasion, les schémas d’orientation future de l’économie qui vont définir leur action. Les membres de ces conseils, d’une constitution légère (cinq personnalités) sont, souvent, issus du domaine politique, financier, industriel et autres domaines et  jouissent d’une forte crédibilité dans les milieux qu’ils représentent. Nous pouvons concevoir trois entités au moins qui évolueront en EUROPE, en AMERIQUE et dans les pays du GOLFE et les pays asiatiques. C’est ainsi que de par leur rayonnement international, un discours de référence se met en place, un genre de benchmarking, un rating informel mais bien écouté,  mettant en valeur les forces du pays.

V – Autres actions à entreprendre

La Tunisie passe par une période très difficile. Cette période peut être encore longue. Seul le concours des citoyens, de l’Etat et des pays amis peut lui assurer la chance de s’en sortir. Au rythme actuel de leur évolution, les paiements extérieurs peuvent ne plus soutenir notre marche. Il faudra déployer d’autres mesures que la diplomatie étrangère peut mobiliser notamment au niveau de la mobilisation des ressources en devises. Le recours à l’emprunt peut s’avérer hasardeux,  mais sûrement coûteux. Il y a lieu, en conséquence, d’engager une action visant à garantir un niveau minimum de réserves en devises par la négociation et la mise en place de lignes de soutien des banques centrales européennes et autres banques centrales de pays amis en lieu et place d’une accumulation de réserves dont l’origine est  l’endettement.. L’Etat peut initier, en outre, des instruments financiers spécifiques qui permettront le renforcement des flux de fonds en direction des zones marginalisées. L’exemple du certificat d’investissement, souscrit par les entreprises, en exonération fiscale, peut s’avérer d’une  portée importante. Les propositions de l’UTICA de lancer un emprunt de solidarité nationale d’un milliard de dinars s’inscrivent, par ailleurs, dans cette lignée et sont donc fortement recommandées.

Abdelmajid Fredj

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Tags : Europe   pays du Golfe   politique   Tunisie   utica  
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