Opinions - 05.09.2012

La rentrée sera chaude

L’Assemblée Nationale Constituante  a été élue pour une durée d’un an et pour un objet précis, celui d’écrire la Constitution de la Deuxième République. Elle a dérapé dès le départ, s’attribuant des prérogatives que ni la légalité juridique et le décret appelant à son élection, encore moins la légalité politique et le vote des électeurs ne lui donnaient. S'estimant forte de sa légitimité élective, sa majorité a donné au vote populaire une tout autre signification que celle qu’il pouvait avoir. Elle y a vu, seule et sans que personne ne le lui conteste, une raison suffisante pour en faire ce que bon lui semblait et détourner les intentions des électeurs au service de son projet, celui de se partager le pays, de façonner les instances, se répartir les postes et les prérogatives à son seul profit et au détriment de ceux qu’elle a qualifiés de perdants, alors qu’ils étaient autant bâtisseurs de la Démocratie et de la deuxième République. Elle s’est alors érigée essentiellement en assemblée législative, noyant l’essentiel dans l’accessoire, reléguant la fonction constituante aux arrêts de jeu, passant un temps infini à comprendre sa fonction première, auditionnant les vrais et les faux experts, interpellant le gouvernement, discutant et rediscutant de ses propres conditions, rémunérations et avantages, voyageant à travers le monde en représentations protocolaires, mais aussi de temps en temps pour s’informer des expériences étrangères et s’en inspirer. Le climat au sein de l’hémicycle aura été souvent houleux et rarement démocratique et serein, donnant lieu à des suspensions des travaux, boycotts par des groupes parlementaires de certaines séances, innombrables  points d’ordre, aboutissant à la fin à de véritables pugilats verbaux mais parfois physiques aussi. Son Président, signataire, avant les élections avec 10 autres partis représentés au sein de l’Assemblée, d’un engagement de «délivrance en 12 mois », a depuis, réaffirmé cela publiquement avec une étape intermédiaire, celle de produire l’avant-projet de la nouvelle constitution avant la trêve estivale.
Aujourd’hui, force est de constater que :

- Le seul point fondamental qui ait été tranché au terme de ces multiples débats et réunions est celui de la non inclusion de la Chariaa en tant que source de droit et référence dans la constitution,
- Le seul texte finalisé est le préambule de la Constitution. Il est tellement généraliste que tout le monde s’y retrouve. C’est un supermarché de la logorrhée. Tout y est et chacun y retrouvera ses références. La seule matière qui y manque de description est celle relative aux libertés. Autant le texte est verbeux sur bien des sujets, autant il est laconique sur ce chapitre;
- Les thèmes majeurs comme ceux de la nature du régime : présidentiel ou parlementaire, la séparation et l’équilibre des trois pouvoirs ou encore le rejet de toute forme de discrimination cristallisent toutes les divergences et les débats y afférents en commissions augurent de chaudes empoignades en plénière;
- Les rares textes portant création et organisation de nouvelles instances relatives à la presse et aux médias, à la justice ou à l’organisation des prochaines élections butent sur les approches partisanes, l’hégémonisme ouvertement affiché et le refus viscéral d’Ennahdha et de ses alliés de toute forme d’indépendance de ces instances,
- Le débat lors de la révocation du gouverneur de la Banque Centrale a mis en évidence le peu de cas que nos constituants, représentant les partis de la coalition au pouvoir, font de la crédibilité économique et financière de la Tunisie à l’échelle internationale, mais aussi du rôle qui est censé être le leur, au service de l’intérêt national en leur âme et conscience et non systématiquement aux seuls ordres de leurs états-majors;
- Le nombre de textes engagés ou annoncés par le gouvernement ou sa majorité ces dernières semaines sur des sujets polémiques et partisans, y compris la remise en cause du Code du Statut Personnel et de la famille, a considérablement augmenté, augurant d’une volonté délibérée d’un passage en force, au détriment du consensus et du dialogue.
- Le démantèlement de l’ISIE,  qui aurait pu garantir la transparence des prochaines élections, avec son expérience avérée et reconnue, est au mieux une erreur partisane, au pire, l’expression d’une volonté délibérée d’entraver le processus démocratique.
- La gestion des événements récents de Sidi Bouzid et leur répression rappellent étrangement  les méthodes d’un temps que l’on croyait révolu.
L’heure de la trêve estivale de l’ANC est déjà là et jamais son ordre du jour n’a été autant encombré et son horizon autant obscurci.

La situation économique et sociale s’est fortement dégradée et elle continue de le faire. Le chômage a explosé, l’inflation s’est emballée, les réserves de change ont fondu, les espoirs nés de la libération de la Libye se sont évanouis, la crise économique et financière de l’Europe s’est approfondie avec son lot de fermeture, de repli identitaire et de chauvinisme. La Tunisie renoue avec des insuffisances que l’on croyait d’un temps révolu et que les jeunes n’ont jamais connues, telles les coupures d’eau, les délestages d’électricité, l’amoncellement des déchets et la dégradation des conditions environnementales et sanitaires  ou encore la réapparition des virus du choléra et de la peste animale.

Sur le plan politique, les espoirs d’une rupture avec l’ordre passé sont battus en brèche quotidiennement. De nombreux barons de l’ancien régime, tant politiques qu’économiques, reprennent subrepticement le chemin des commandes. La justice transitionnelle est reléguée aux oubliettes. Quand elle est invoquée, elle est discriminatoire et orientée. La liberté de la presse et des médias est insupportable aux directions des partis au pouvoir. Elle est assimilée à une opposition partisane et systématique. La liberté de création hors du champ officiel et codifié est assimilée à une dégénérescence. La notion d’indépendance est honnie d’Ennahdha et de ses alliés. Elle n’est reconnue ni à la future Instance en charge des élections, ni à celle de l’audiovisuel, et encore moins au Conseil Supérieur de la Magistrature. Systématiquement, l’autonomie est préférée à l’indépendance. Elle préserve la tutelle et l’hégémonie. Les acquis de la femme, jusque là, une exception positive dans le monde arabe et musulman, sont remis en cause quotidiennement de manière sournoise sinon frontale. Des approches partisanes, régionalistes ou même tribales, font leur apparition, mettant en péril la cohésion nationale et la solidarité sociale. La violence et l’insécurité se répandent au détriment du vivre-ensemble et de notre précieux héritage de tolérance et de dialogue. L’indemnisation des victimes de la dictature est mise en avant pour satisfaire essentiellement les militants d’Ennahdha quitte à ce que se fasse aux dépens des équilibres budgétaires et sans qu’aucune justice n’ait statué sur la légitimité de la démarche. Dans le même temps, la prise en charge médicale des blessés de la Révolution et l’indemnisation des familles de ses martyrs ne semblent intéresser personne.

Si en plus, à ce tableau difficile, on rajoute que la mise à l’écart de la Chariaa comme référence au sein de la Constitution, n’est pas le résultat d’un débat raisonné, mais d’un arbitrage au niveau de la direction d’Ennahdha, on peut se poser raisonnablement la question : fallait-il tout ce dispositif budgétivore pour en arriver là ? Un comité des sages n’aurait-il pas suffi pour élaborer dans des délais bien plus courts le projet de constitution qui, ensuite, aurait été soumis à référendum ?

Nous n’en sommes pas là. Nous ne réécrirons pas l’Histoire. Une seule chose est sûre : La patience du peuple a des limites. Il trépigne, s’exaspère et s’impatiente. Il refuse d’accepter que sa seule conquête tangible, celle de l’exigence de la VOIX, de la liberté d’expression, de pensée et de parole, lui soit volée, extorquée au profit d’une démarche sectaire et de slogans identitaires. Sur le plan de ses deux autres exigences fondamentales qui ont porté la Révolution, celles de meilleures conditions sociales et de plus grandes opportunités économiques, il ne voit rien venir, rien qui lui permette d’entrevoir un avenir meilleur, rien qui lui donne des raisons d’espérer et d’attendre. Il est de la responsabilité de tous de ne pas abuser de la clémence du peuple, ni de sa patience. Elles ne sont pas inépuisables.

 La rentrée sera chaude. Une masse considérable de dossiers, plus épineux les uns que les autres, attend les constituants à leur retour de congés. L’ANC a mangé son pain blanc. Nous sommes à moins de sept semaines de la date anniversaire du 23 octobre. Les promesses de son Président de respecter cette échéance pour la production de la nouvelle constitution sont de plus en plus difficiles à tenir. Des choix fondamentaux doivent être faits très rapidement et des décisions raisonnables doivent être prises dans l’intérêt supérieur de la Nation.
Les chefs de file des partis majoritaires de l’assemblée doivent se concerter et donner des consignes précises à leurs troupes. Ils doivent faire preuve de sens des responsabilités, favoriser le consensus et ne pas s’engager à écrire une constitution pour 51% de 50% des Tunisiens ! 

La rentrée sera d’autant plus chaude qu’elle coïncidera avec celle universitaire et sociale. Les étudiants, engagés sur la voie d’une marginalisation et d’une exclusion annoncées, risquent de demander des comptes et d’exiger une plus grande lisibilité de l’avenir. Leur mobilisation risque d’apporter un surplus de tension à une situation socio-économique qui se dégrade depuis plusieurs mois. Les régions ont déjà  commencé à donner le ton, en criant leur refus de l’autisme des partis au pouvoir et du détournement de la révolution à leur seul profit. Les évènements récents de Sidi Bouzid, sur le thème : « Les mêmes causes produisent les mêmes effets » risquent de n’être qu’une répétition de ce qui nous attend.

Les embûches sont déjà suffisamment nombreuses pour ne pas en rajouter. La feuille de route politique reste à formaliser. Les promesses de tenue des élections au 20 mars  2013 n’engagent que ceux qui les reçoivent. Elles ne sont plus crédibles. Techniquement, cela ne sera pas possible.

La sortie de la crise passera par le retour de la confiance et la restauration du consensus.
Plusieurs décisions fortes devraient être prises de manière urgente et concomitante :
- la promulgation d’un ensemble de textes donnant de manière formelle le calendrier politique et les modalités de sa mise en œuvre avec notamment la réactivation de l’Instance Supérieure Indépendante des Elections et la prise en compte de ses acquis et de ses limites,
- La finalisation d’un projet de Constitution consensuel, respectueux de la séparation des trois pouvoirs et de leur équilibre, mettant en place des contre pouvoirs forts et indépendants, de nature à pérenniser la démocratie et la mettre à l’abri des dérapages et soumettre ce projet dans une échéance rapprochée au vote populaire par voie de référendum. Une date symbolique pourrait être le 17 décembre 2012 ou le 14 janvier 2013,
- Le lancement d’un débat national au niveau des différents gouvernorats, associant les partis politiques, les partenaires sociaux, les représentants de la société civile et les compétences de la Nation, à l’effet de débattre des problèmes réels de la population, des projets de développement et des modalités de leur mise en œuvre en association avec toutes les parties prenantes,
- Le gel de toutes les initiatives partisanes, polémiques ou démagogiques à l’instar de l’indemnisation des victimes de la dictature de l’ancien régime sans lancement effectif et préalable du processus de la justice transitionnelle, le projet de loi sur la protection du sacré, l’article 28 du projet de Constitution ou encore le recrutement de 30.000 nouveaux employés dans la fonction publique…
- La mise en place d’un gouvernement resserré, ouvert à d’autres composantes du paysage politique, avec une direction unique de l’économie et des finances, sous la responsabilité de compétences reconnues.
L’exigence aujourd’hui est multiple. Elle est d’abord celle de la restauration de l’Etat dans ses prérogatives régaliennes et plus précisément celle de l’ordre juste.  Elle est également celle de la préservation de la compétence et de la neutralité de l’administration. Elle est aussi celle de la stabilité des institutions. Elle est enfin celle de la restauration de la confiance.

C’est à ce prix, et en faisant acte de responsabilité politique que les responsables de la majorité actuelle pourraient faire retrouver au pays le chemin de la Démocratie et de la construction de la nouvelle République dans un climat empreint davantage de concorde et de sérénité.

Radhi MEDDEB
Président de l’association : ACTION ET DEVELOPPEMENT SOLIDAIRE

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1 Commentaire
Les Commentaires
arthur janot - 07-09-2012 22:55

Votre texte intéressant est tout à fait utopique parce qu'il ne tient pas compte de la réalité, de la volonté des élus actuels qui vont à contre sens de tout ce que vous souhaitez. La seule voie est que votre association avec d'autres, avec toutes les autres rejoignent les groupes démocrates, libéraux, soucieux du vrai dialogue démocratique, de la dignité des tunisiens, de l'amélioration de notre avenir. Pour ceux qui sont là, c'est clair, ils retardent et retarderont leurs travaux pour prendre le temps de ficeler tous les rouages du pays, ils ne souhaitent qu'une dictature rétrograde et liberticide, ils n'ont qu'un seul but imposer par la violence des moeurs venus d'ailleurs. Le dialogue, le sens du bien commun, ... ils n'en ont cure, par contre leurs indemnisations, leurs salaires et autres avantages constituent leur priorité. Trêve de rêves et de discours, l'union seule de tous les démocrates qui refusent le recul de notre pays sauvera la Tunisie.

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