Lu pour vous - 28.02.2013

Le Chantre de l'arabité

Le livre des SabresFins connaisseurs de la littérature arabe classique, auteurs de plusieurs anthologies de poésie arabe, comme  Ors et saisons, Le Dîwân de Bagdad, Les Impératifs, Poèmes de l’ascèse, d’Al Ma’arrî ou encore  le Chant de l’Andalus tous publiés chez Sindbad/Actes Sud, Patrick Mégarbané et  Hoa Hoï Vuong  savent de quoi ils parlent. Ces deux arabisants viennent de publier aujourd’hui un autre ouvrage, Le Livre des Sabres, un choix de poèmes reflétant l’esprit héroïque de l’un des plus grands poètes du monde arabe, Abû ‘I-Tayyib Ahmad bin al-Husayn al-Dju’fî, plus connu sous le nom d’al-Mutanabbî.

Né à  Kufa, au sud de Bagdad,  en 915 dans une  humble famille, fils unique, Abû ‘I-Tayyib fut élevé par sa grand-mère. Doué d’une grande intelligence et d’une mémoire exceptionnelle, avide de savoir, il vécut deux ans (924-26)  dans le désert de Samawah, avec toute sa famille chassée de Kufa par les Quarmates, des chiites venus de Bahrein. Comme le notent Patrick Mégarbané et Hoa Hoï Vuong dans la préface du livre, « ce contact avec la langue pure des Bédouins et leurs mœurs nomades a son importance ».(p.11)
  
Effectivement, ce qui frappe le plus dans Le Livre des Sabres c’est non seulement l’immense talent du poète, et la pureté de son écriture, cette doxa grammaticale inspirée du Coran., mais également son sens aigu de l’observation et ses propres expériences du désert confrontées au vécu de chaque jour,
 
Abû ‘I-Tayyib bâtit sa réputation sur un itinéraire poétique mais également politique très mouvementé. Comme son contemporain,  le ‘prince guerrier’, Abû Firâs Al-Hamdânî, sa trajectoire suscite la fascination tant elle fut marquée par des hauts et des bas. Son indépendance d’esprit alliée à ce ferment qu’est la création poétique, le poussèrent à l’âge de dix-sept ans, à prendre part à une rébellion en Syrie qui le conduisit en prison à Homs. Libéré, il choisit de s’installer non pas à Bagdad mais à Alep. Minée par les dissensions et les complots, la capitale des Abbassides avait perdu de son aura ; sa suprématie se trouvait contestée  un peu partout dans l’immense «domaine» (mamlaka) des Abbassides, s’étalant  du Maghreb à l’Indus et du Yémen à l’Asie centrale. Ainsi, de remarquables foyers culturels  virent le jour à Samarkand, à Cordoue, à Ispahan ou encore à  Alep. C’est dans cette dernière ville que Mutanabbî commença à exercer pleinement  son métier de poète L’efflorescence intellectuelle qui régnait alors dans cette ville était due à son gouverneur, Sayf ad-Dawla, membre de la puissante famille Hamdânî, vassale du califat de Bagdad, qui contrôlait la haute Mésopotamie.

Comme dans leurs précédentes anthologies, Patrick Mégarbané et Hoa Hoï Vuong ont veillé, autant à la fidélité textuelle qu’à la musicalité et au  mouvement poétique d’origine. Leur travail inclut une lumineuse préface ; chaque poème – il y en a 29 au total - est précédé d’une brève présentation ; autant d’étapes dans le parcours chaotique du grand barde arabe. Le premier poème, un travail de jeunesse, est à la fois un cri d’orgueil mais aussi une prise de conscience de soi très vive :.

Oui, j’éclate d’orgueil ! Mais cet homme sublime
N’a jamais rien connu qui surpasse ses cieux.
Je suis l’égal du don, le maître de la rime
L’abcès de l’ennemi, la rage de l’envieux
Me voici seul parmi ces gens, Dieu les rédime !
Tel, auprès des Thamud impies, Saleh le pieux.

Contrairement aux poètes pré-islamiques, mais comme son contemporain, Abû Firâs Al-Hamdânî, ce qui est essentiel pour l’esprit héroïque d’Al-Mutanabbî, ce n’est pas tant de dominer la mort, de lui faire face stoïquement, que de résister aux vicissitudes du temps, les hauts et les bas de la vie. Masquant mal ses conflits d’intérêts, il réajuste ses choix en fonction non pas des fluctuations politiques des mécènes mais en fonction de leurs qualités morales intrinsèques, une attitude ambiguë qui lui permet les revirements les plus inattendus. Ainsi après avoir déversé plus d‘une louange sur Kâfûr, le potentat d’Egypte, il vire de bord lorsqu’il constate l’ignominie de ce mécène, et n’hésite pas à le traiter de  castré :

Notre larbin dormait ferme en cette nuit ;
Mais avant, il somnolait dans l’idiotie.
Entre nous deux, malgré la promiscuité,
S’ouvrait le désert de sa stupidité.
Moi, j’ai cru, avant de côtoyer l’eunuque,
Que la raison siégeait plus haut que la nuque.

En rejoignant les recueils et anthologies qui l’ont précédé, à travers des  poèmes accessibles au public francophone, cet ouvrage  sur Al-Mutanabbî, le chantre de l’arabité, est une œuvre de référence, un plaisir de lecture rare, qui rend à la poésie classique arabe ses lettres de noblesse et son lustre d’antan.

Mutanabbî, Le livre des Sabres, choix de poèmes, édition bilingue, traduit de l’arabe, présenté et annoté par Patrick Mégarbané et Hoa Hoï Vuong, Sindbad, 260 pages.

Rafik Darragi
www.rafikdarragi.com


 

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