News - 20.01.2021

Ahmed Friaa - Tunisie: Deux hypothèses possibles (Vidéo)

Ahmed Friaa - Tunisie: Deux hypothèses possibles (Vidéo)

Par Ahmed Friaa. Professeur universitaire, ancien ministre - Dix ans, c’est une durée certes négligeable à l’échelle de l’histoire, mais suffisamment longue à l’échelle humaine, notamment à une époque caractérisée par l’accélération du temps, pour permettre un premier bilan. En effet, il est bien connu que conformément à la loi de la relativité, le temps se raccourcit au fur et à mesure qu’augmente l’activité humaine et que s’accélère le flux des informations reçues. Il est important de signaler qu’en raison des mutations rapides que connaît notre monde contemporain, on est passé désormais d’une interprétation newtonienne du temps à une interprétation plutôt relativiste.

Le soulèvement populaire entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011 s’est caractérisé par l’absence d’un leadership et de projet politique clairement exprimé. Il a concerné l’ensemble des régions et a été conduit essentiellement par la jeunesse, surtout par les jeunes chômeurs diplômés qui y ont joué un rôle actif. Les revendications les plus scandées lors des différentes manifestations se résument en trois mots : «Emploi, liberté et dignité ».

Comme ce qui importe en politique, ce sont surtout les résultats, on doit se demander quel sort a-t-on réservé à ces revendications unanimement partagées, après dix longues années ? 

Tous les indicateurs en matière de liberté, hormis la liberté d’expression, d’emploi et par suite de dignité, se sont considérablement dégradés. Les chiffres sont connus de tous et il n’est pas nécessaire de s’y attarder. Il convient néanmoins de souligner que non seulement le nombre de chômeurs parmi les jeunes ne cesse d’augmenter, mais qu’en plus, l’avenir de ces jeunes est fortement hypothéqué par le creusement des déficits et le doublement environ de la dette publique que les générations futures seront appelées à honorer. Et ce qui est encore plus grave, c’est que cette dette n’a pas servi, pour l’essentiel, à créer de nouvelles richesses, mais a servi surtout à rembourser les dettes antérieures pour partie, et payer des salaires, souvent sans véritables services rendus, pour le reste.

Cela étant, on entend souvent des politiciens dire : « ce n’est pas si grave de vivre un certain temps dans des conditions difficiles car la liberté et la démocratie n’ont pas de prix ». De telles affirmations sont au mieux une mauvaise plaisanterie et au pire un gros mensonge. En effet, la question n’est pas de savoir si l’instauration d’un régime démocratique a un coût, la réponse étant évidemment affirmative, mais plutôt comment faire pour minimiser au plus celui-ci. Ce que du reste les responsables post-2011 ont négligé, par ignorance pour certains et d’une manière délibérée pour d’autres.

Si bien que la situation actuelle se caractérise malheureusement par une faiblesse criante de l’Etat, une anarchie généralisée, une crise socioéconomique aiguë et un désenchantement généralisé. Oui la Tunisie va mal et le citoyen moyen a raison d’être inquiet.

C’est ce qui a poussé environ cent mille hauts cadres, médecins, ingénieurs, universitaires et autres, à quitter le pays depuis 2011, aggravant l’hémorragie de la fuite des cerveaux, en plus de plusieurs milliers de jeunes désœuvrés qui ont émigré dans des conditions de précarité extrême, souvent au péril de leur vie.

Le 17 janvier 2011, je me suis adressé à mes compatriotes, à travers la télévision pour les prévenir de l’étroitesse de la frontière entre liberté mal encadrée et anarchie. Si l’on veut résumer cette intervention en peu de mots, on dirait ceci : «Oui à la démocratie, oui à la liberté, mais attention à l’anarchie. Notre bien commun, c’est notre chère patrie, protégeons-la !».  Déjà à cette époque, je devinais ce qui allait advenir si la faible membrane qui sépare liberté et anarchie venait à être rompue et si l’esprit de haine et de vengeance l’emportait sur la sagesse. Je ne fus pas entendu malheureusement, en raison de l’ivresse « postrévolutionnaire » qui s’est emparée de beaucoup de gens à ce moment-là.  Au contraire, cette intervention m’a valu d’être traité de tous les noms.

Il est vrai que, depuis le 14 janvier 2011, le Tunisien bénéficie d’une liberté d’expression jamais connue par le passé, allant jusqu’à ignorer que celle-ci s’arrête là où commence celle d’autrui. Mais est-ce suffisant pour faire une société équilibrée où il fait bon vivre, dans une dignité assurée pour tous ? La réponse est évidemment non !

Pourquoi alors sommes-nous arrivés à cet état de désenchantement généralisé ?

Les causes sont nombreuses et variées. J’en citerai celles qui me paraissent les plus pertinentes.

Il y a d’abord l’absence de suffisamment de sages parmi les principaux acteurs de la scène politique post-14 janvier. Ce qui a conduit à des choix erronés quant à la gouvernance de la période de transition. Ces mauvais choix font partie de ce qui est communément appelé les grandes erreurs de l’histoire qui coûtent souvent cher, en termes de temps et de souffrances.

Ce fut une erreur d’avoir opté pour la voie exclusive, tout au moins au début de la phase transitoire, privant ainsi le pays de l’apport de milliers de cadres patriotes, compétents et expérimentés, aux seuls motifs qu’ils auraient servi sous l’ancien régime, alors que la sagesse et les expériences réussies de par le monde recommandent plutôt le choix de la voie inclusive, celle de la concorde. Ce fut également une erreur d’avoir opté pour une nouvelle constituante alors qu’il aurait suffi d’actualiser la Constitution de 1959, en y renforçant les dispositions afférentes à l’instauration d’un Etat de droit et en garantissant sa pérennité. Ce fut en outre une erreur d’opter pour un régime hybride, qui s’apparente davantage à un régime de partis, qui a prouvé son inefficacité dans de nombreux pays étrangers, sans parler des nombreuses erreurs logiques que cette nouvelle constitution renferme. Ce fut enfin une erreur d’ignorer que la bonne gouvernance d’un pays aux ressources limitées, surtout en période de crise, nécessite non seulement une clairvoyante vision, mais des compétences autres que les seules compétences techniques.

L’autre raison du marasme actuel est à connotation plutôt culturelle. Nous souffrons malheureusement de deux défauts qui nous empêchent d’atteindre les performances dont notre pays est largement digne. D’abord, nous souffrons de la culture de la rupture qui fait que chaque nouveau responsable, sans trop généraliser bien entendu, commence par ignorer ce que son prédécesseur a réalisé ou entrepris et s’attelle à tout reprendre à zéro, comme si la division par zéro était mathématiquement licite, ignorant que les grandes avancées ne sont que la résultante d’une accumulation d’apports successifs. Non la Tunisie n’était pas, avant le 14 janvier 2011, un champ de ruines, tout n’était pas noir ou blanc. Ensuite, nous avons tendance à faire de la diversité des opinions et des choix politiques des facteurs de division, de dénigrement et d’exclusion de l’autre, alors que ça devrait être plutôt un facteur d’enrichissement mutuel et d’aide au choix de la meilleure décision à prendre. La compétition doit porter sur ce qui peut réellement servir l’intérêt général et si clivage il y a, c’est entre ceux qui veulent servir l’intérêt national et ceux qui sont au service d’agendas étrangers. Ceci montre à quel point deux secteurs ont des rôles clés à jouer à l’avenir, dans le cadre des guerres de l’intelligence qui commence : celui de l’éducation et celui de la culture.

En résumé, la leçon à retenir de ces dix années fortement chahutées est d’abord que chacun parmi nous ait le courage de se remettre en question, de reconnaître sa part de responsabilité dans l’état désolant dans lequel se trouve notre pays. L’autre leçon à retenir est de prendre conscience que dans un monde caractérisé par des mutations rapides, celui qui n’avance pas rapidement recule. Que dire alors de celui qui passe son temps à regarder dans le rétroviseur. Tournons au plus vite la page du passé et laissons les juridictions ordinaires traiter, dans le cadre d’un Etat de droit, les litiges qui persistent et évitons à notre pays cette image désolante qui fait qu’au nom de la démocratie, on continue à faire perdurer des juridictions d’exception, de nombreuses années après la promulgation d’une nouvelle constitution qui prône la prééminence du droit et l’équité de la justice.

La démocratie demeure-t-elle la voie d’avenir et à quelles conditions?

En paraphrasant, un peu librement, une citation célèbre, on dirait: «Un régime démocratique n’est pas l’idéal, mais c’est sans doute le moins mauvais».

Bien sûr qu’il faut continuer à militer en faveur d’une véritable démocratie.  Néanmoins, il ne faut pas considérer la démocratie comme une fin en soi. Une démocratie dans une société où la misère ne fait que progresser n’a aucun intérêt. Je suis de ceux qui pensent que le concept le plus important est celui de l’Etat de droit. C’est en effet ce qui garantit la liberté qui a le mérite de permettre davantage de créativité et d’innovation qui se trouvent être les principaux facteurs de compétitivité par les temps modernes. Ce qui favorise la croissance et la création de la valeur ajoutée. Et comme, dans un Etat de droit, le partage des fruits de cette valeur ajoutée se fait d’une manière équitable entre les citoyens, le bénéfice est acquis pour tous.

En résumé, oui la meilleure voie d’avenir est celle de la démocratie, mais la priorité devrait revenir à l’instauration d’un véritable Etat de droit.

Peut-on être confiant en l’avenir?

Pour répondre à cette question, j’émets deux hypothèses possibles.

Première hypothèse : un sursaut national se réalise  et nous prenons conscience des enjeux qui nous guettent et du fait que nous sommes tous embarqués dans un même navire, dans un océan de sept milliards d’individus, en perpétuelles mutations, et que si par malheur ce bateau chavire, de grands risques sont encourus par tous. Et nous nous attelons ensemble, dans une diversité enrichissante, à réaliser, dans la concorde, un rêve collectif, de nature à redonner de l’espoir, notamment aux jeunes. Dans le cadre de cette hypothèse, notre pays serait éligible à un bel avenir. En effet et même si nous ne disposons pas d’énormes richesses naturelles, le Bon Dieu a doté notre pays de deux richesses précieuses et inépuisables qui constituent désormais les principaux facteurs de compétitivité: l’intelligence et l’esprit créatif de notre jeunesse et les énergies renouvelables.

Deuxième hypothèse : les querelles politiciennes, les divisions et les discours populistes continuent de plus belle, dans un esprit de haine et d’exclusion, tout en ignorant les défis de la société du savoir que vit notre monde contemporain. Dans ce cas, la crise ne fera que s’aggraver, remettant en cause, d’une part, ce qui reste des acquis de l’indépendance et, de l’autre, la paix sociale, conduisant à davantage de régression, et on sortira pour longtemps de la trajectoire de l’histoire. Nous serons, dans ce cas, tous perdants.

Bien entendu, tout patriote ne peut qu’espérer qu’advienne la première hypothèse, celle de la sagesse.

En tout cas, et malheureusement, tous les indicateurs actuels laissent penser que notre peuple doit encore payer pour un certain temps le coût des erreurs historiques dont on avait parlé précédemment.
Enfin, ayons en tête cette belle citation d’Hannah Arendt :

«C’est dans le vide de la pensée que vit le mal».

Et que Dieu préserve notre chère patrie.

Ahmed Friaa
Professeur universitaire, ancien ministre

 

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