News - 14.01.2021

Ahmed Ounaïes: Les démocrates se tiennent en alerte

Ahmed Ounaïes: Les démocrates se tiennent en alerte

Par Ahmed Ounaïes. Ancien ambassadeur - Autant la voix de la Révolution est claire, autant sa course est déroutante. La chute du régime despotique signifie la conquête de la liberté et l’institution de la démocratie. Telle est la portée de l’acte révolutionnaire. Au lendemain du 14 janvier 2011, des décisions majeures assainissent la scène politique : levée de la censure, libération des prisonniers politiques, dissolution du parti RCD, liberté d’expression et d’association, dénonciation de la corruption, de la torture et de la répression. Un processus d’édification démocratique prend corps. Il peut changer le destin. L’onde de choc atteint le Maghreb et le Machrek. Les sociétés arabes bougent. Tout semble possible. Nous y avons cru. Une aube lève à l’horizon.

En Tunisie, les représentants de l’ancien régime qui subsistent ménagent la transition et cèdent souplement le pouvoir. L’armée nationale se soumet sans faille à l’autorité civile. Les victimes de la révolution ne dépassent guère trois mille : selon la Commission nationale compétente, 338 morts et 2 147 blessés. A ce prix, l’accession à la communauté démocratique nous vaut l’appréciation des pays du monde, à l’exception de quelques pays arabes.

A la faveur de l’ouverture démocratique, les partis politiques prolifèrent et affirment chacun sa thèse : 100 partis, bientôt 200 et plus. Cette dispersion en distingue un seul : le parti Ennahdha, qui fait contraste avec tous les autres du fait de son fondement religieux, à l’égal des Frères musulmans, et qui affirme une autorité et un enracinement électoral insoupçonnés. Ce parti conquiert en octobre 2011 plus du tiers de l’Assemblée constituante (89/217 députés). Dans ce tableau, la tension est vive entre les démocrates, largement majoritaires mais impuissants à unifier leurs rangs, et les islamistes plus unis, prompts à se prévaloir de la démocratie pour mieux se saisir de l’Etat, démanteler nos acquis et substituer un autre contenu à la Révolution. La force islamiste, en effet, recentre la Révolution et lui fixe une autre finalité. Le danger dicte ainsi de nouvelles priorités afin de ressaisir la dynamique, de garder nos chances de réaliser la percée démocratique véritable… de sauver déjà l’acquis bourguibien, base de la Tunisie moderne. Sur ce front, la femme tunisienne est encore plus déterminée.

Les deux années suivantes, sous le gouvernement dominé par Ennahdha, donnent un avant-goût de l’islam politique : terrorisme au nom d’Allah, attaques d’institutions diplomatiques et assassinats politiques ; bourrage massif de la fonction publique, infiltration des services de l’Etat et envoi méthodique de jeunes Tunisiens sur le front syrien ; occupation des mosquées, y compris la Zitouna ; régression du statut de la femme : appels publics pour le port du hijab et pour l’excision ; persécution des artistes, des journalistes et de la libre création. La Tunisie est poussée dans l’islamisme à l’œuvre en Libye, en Égypte et au Machrek, en étant la première pourvoyeuse de jihadistes sur le front du Levant et de terroristes sur la scène européenne. L’argent suspect afflue : il est pisté et bientôt dénoncé par les organismes internationaux spécialisés. Le 21 décembre 2017 et le 28 janvier 2018, la Tunisie est versée par le Gafi puis par une commission spécialisée du Parlement européen dans les listes noires des pays défaillants quant au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme. Cette mesure n’est levée qu’en octobre 2019.

Comment évincer Ennahdha du gouvernement ? L’éviction est réalisée sans violence à la faveur du Dialogue national – le prix Nobel de la Paix récompense la démarche pacifique et inclusive de la Tunisie. Il devient alors possible de combattre le terrorisme, de redresser le crédit de la Révolution démocratique, d’aborder les vrais enjeux. Le tournant est pris au lendemain des élections de décembre 2014. La deuxième République affronte trois épreuves : la contradiction entre la liberté d’essence philosophique et le dogmatisme d’essence religieuse ; le déséquilibre économique qui aggrave la détérioration de la situation sociale, la chute des services publics et le taux de l’endettement ; la culture politique qui, dans la pratique, met à l’épreuve la force du lien communautaire, l’éthique des acteurs et les tactiques syndicales.

Retenons quatre acquis principaux

De toutes les conquêtes, la liberté d’expression est certes la plus déterminante, elle nous offre enfin la faculté de nous prononcer en toute responsabilité sur les faits sociaux et politiques. La libre confrontation des idées assure la transparence et donne la mesure de la gouvernance. C’est un facteur de moralisation du pouvoir et du citoyen, dans la mesure où les débordements de l’un et de l’autre sont à leur tour objet d’appréciation et de moralisation. Dans le temps, la liberté est formatrice et réformatrice. La faculté de juger, à son tour, évolue et s’affine dans la liberté.

La liberté de conscience, inscrite dans la Constitution (article 6), est un acquis fondamental. Une telle liberté est rejetée dans les sociétés arabes dans la mesure où elle offre, pour le musulman, la faculté de changer de religion ou d’abandonner toute religion. L’islam, en Tunisie, devient plus fort parce que, précisément, il est librement assumé.

Dans l’ordre politique arabe, l’indécision subsiste sur le principe de légitimité: légitimité céleste ou légitimité populaire. Les évolutions intervenues au cours du XXe siècle ont hissé le peuple comme régulateur, tandis que l’absolutisme de la charia est de plus en plus limité par l’extension de la législation fondée sur le droit positif. La Révolution de 2011 porte le coup décisif avec l’affirmation de la volonté populaire source de légitimité. Le maître mot de notre Révolution est bien ‘’le peuple exige’’ (Ach-chaab yurid). A l’égal des Etats les plus évolués, l’Etat tunisien est «civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit» (Constitution, article 2).

La Commission des libertés et de l’égalité est l’expression de la vive nécessité de faire évoluer les mentalités et de mettre à jour l’appareil législatif. L’institution de la Commission et son mandat illustrent tout autant la démarche non partisane, foncièrement tunisienne, pour avancer dans la voie du progrès, et la foi dans les valeurs universelles et l’Etat de droit. Le Rapport Colibe, qui s’appuie sur une tradition tunisienne de réforme remontant à un siècle et demi, donne sa cohérence philosophique à la Révolution de 2011.

La transition démocratique accuse des retards et des défaillances

Nous déplorons l’impasse dans les enquêtes sur les assassinats politiques, la persistance de l’économie informelle, la chute de la production industrielle et la gangrène de la corruption. Nous déplorons tout autant l’absence injustifiable de la Cour constitutionnelle. En outre, les grèves en chaîne, la montée des corporatismes, les flux d’émigration vers l’Europe par milliers entretiennent le prurit social et signifient le désenchantement de la jeunesse. D’autre part, la réduction des ressources de l’Etat et les fluctuations de la chaîne phosphatière freinent les grands travaux, affaiblissent l’administration et les services publics (santé, éducation, transport, hygiène et assainissement) et laissent craindre des retards dans la mise en œuvre du système de pouvoir local, relais prometteur du développement régional et innovation majeure de la nouvelle Constitution.

L’Etat ne s’est pas saisi, à la faveur de la Révolution, de la question lancinante de l’activité saisonnière qui se fixait traditionnellement dans l’agriculture (moisson et cueillette) et le bâtiment, auxquels s’est ajouté le tourisme. La crise du tourisme réduit conjoncturellement le champ de l’offre, mais n’affaiblit nullement l’appel de l’emploi saisonnier qui reste ample et pressant lors des moissons et dans les chantiers de construction. Dans de tels champs, les déperditions de la production nationale sont injustifiables. Les sans-travail rejettent cette activité et exigent le statut de fonctionnaire. La mentalité de rente s’installe et provoque des blocages catastrophiques. L’Etat devait cadrer enfin ce pan de l’économie nationale. L’Etat gardien des valeurs n’a pas restauré la valeur travail et, gonflant insidieusement la fonction publique, a affaibli la qualité et la productivité de l’administration.

Enfin, le poids de l’endettement est lourd – 72% du PIB en 2019 contre 40% en 2010 – et la perte d’un jour de travail par semaine, depuis près de dix ans, est injustifiée.

Sur le plan politique, l’effondrement des partis traditionnels et la dispersion du vivier démocrate offrent une scène volatile où seul le parti Ennahdha tient son rang, avec 52 députés sur 217 aux élections d’octobre 2019. La faible mobilisation de l’électorat trahit la défiance à l’égard de la classe politique. L’éveil de l’électorat indépendant n’est pas plus qu’une alerte supplémentaire. Dans l’intervalle, les militants nahdhaouis cultivent les zones démunies, répandent le hijab et défient le standard de la natalité qui, dans certaines zones, remonte à l’échelle de 5 à 6 enfants par famille.

La reconversion proclamée d’Ennahdha en parti civil à l’issue du congrès de mai 2016, abandonnant toute propension à l’embrigadement religieux, passe pour une percée historique : la société tunisienne, ayant accepté d’inclure le parti islamiste dans le jeu démocratique, a favorisé la normalisation, non la radicalisation du parti islamiste. Le pari était donc gagnant. Cette conclusion enchante certains cercles occidentaux, mais elle n’apaise guère l’opinion tunisienne qui, pour une large part, appréhende une manœuvre démagogique. Or, les vives disputes qui jalonnent les préparatifs du congrès suivant confirment l’évolution radicale d’Ennahdha.

En décembre 2020, il devient clair que le parti se met en question et que, face à la résistance irréductible de la société et à la pugnacité de la femme tunisienne, il cherche à rompre avec la matrice des Frères musulmans et à se donner enfin un fondement civil et un dessein national. Ce travail de refondation honore nos militants islamistes : ils se rattachent en définitive au berceau culturel tunisien. La société tunisienne pouvait seule constituer le terreau propice et former la dialectique de dépassement. La Révolution authentique est structurante. Au cœur de notre Révolution, un espoir se fait jour, à dix ans près, pour sortir l’islam politique de la gangue. Un tel espoir porte loin.

L’option démocratique est affermie. C’est le choix clair du présent et de l’avenir. Le recentrage de la Révolution est en voie de résorption. La confrontation se poursuivra dans la logique de la seule démocratie. Dix ans ? Une goutte, sachant les enjeux géopolitiques et les enjeux de civilisation.

Si la lutte contre le terrorisme prend corps en 2015, en associant étroitement la Tunisie à ses partenaires d’Europe et d’Amérique, l’enjeu économique n’a guère mobilisé, sur le plan international, le volume d’investissement extérieur en mesure de soutenir le rythme et l’ampleur des réformes indispensables, ni de traiter les exigences sociales. En revanche, l’enjeu démocratique continue de nous valoir le respect des pays du monde.

Au terme de la décennie, la Tunisie est sur le point de vaincre la menace obscurantiste et garde toutes ses chances de vaincre l’archaïsme et l’absolutisme. A notre échelle, les démocrates se tiennent en alerte. Pour autant, trois conditions déterminent l’issue de la transition.

D’une part, à court terme, achever les enquêtes bloquées sur les assassinats politiques commis sous le gouvernement Ennahdha ; tirer au clair le réseau secret planté, semble-t-il, dans l’Etat profond lorsque Ennahdha commandait les ministères de l’Intérieur et de la Justice ; donner force de loi aux recommandations de la Commission des libertés et de l’égalité relatives à l’abolition de la peine de mort et à l’égalité homme / femme dans l’héritage. Il est vrai que dans la présente législature, deux Présidents sur trois rejettent expressément, et par dogmatisme, ces deux recommandations. Le cap est toutefois fixé. D’autre part, préserver la politique d’ouverture et de coopération internationale. Enfin, assurer la paix et raviver la fraternité au sein du Sahel africain et du Maghreb, secoués par la lame de fond révolutionnaire. Il n’est pas sûr que notre voisinage réalise la portée et la puissance structurante de la Révolution de 2011. Elle est en voie de changer le destin de la Tunisie et de la région. C’est à nous, Tunisiens, de l’assumer jusqu’au bout.

Tunisie, Dix ans et dans Dix ans
Ouvrage collectif sous la direction de Taoufik Habaieb
Editions Leaders, janvier 2021, 240 pages, 25 DT

www.leadersbooks.com.tn

Ahmed Ounaïes
Ancien ambassadeur

 

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