News - 10.01.2021

Ridha Ben Mosbah: Sauver la transition d’un nouvel échec qui serait fatal

Ridha Ben Mosbah: Sauver la transition d’un nouvel échec qui serait fatal

Par Ridha Ben Mosbah. Ingénieur des mines, ancien ministre, ancien ambassadeur

Que retenez-vous le plus de ces dix dernières années ?

D’abord un flashback rapide sur ces dix dernières années :

• 2011: l’année de tous les espoirs,

• 2012: l’euphorie fait place à l’anxiété, l’année de l’inquiétude,

• 2013: l’année de tous les dangers, assassinats politiques et bipolarisation de la vie politique

• 2014: l’année du répit, propice à l’arrangement (deal de Paris) fondateur du consensus d’une gouvernance partagée ;

• 2015: l’année terrible, 3 attentats terroristes d’ampleur;

• 2016: l’année du doute et de la reprise en main par le CLAN, «le retour de l’enfant prodigue»

• 2017-2018-2019: les années de la désillusion, entre espoirs déçus, d’une reprise économique et d’une véritable réconciliation politique, les manœuvres politiciennes, les luttes fratricides et les intrigues sur la succession,  ont fini par miner la confiance avec à la solde un rejet de l’ensemble de la classe politique.

• 2020: l’année du blocage, l’alternance est incapable d’apporter les solutions requises ! d’autant plus que la crise politique larvée se double d’une crise sanitaire mondiale qui sape les derniers ressorts de la croissance, que sont le tourisme, les services de transport et les services en général.

Une amère désillusion ...

Malgré les succès enregistrés, et reconnus à l’international, en termes d’alternance, en termes de consécration du pluralisme et de représentativité démocratique,

Malgré la vigueur de la société civile et sa résilience, qui nous a valu le prix Nobel,

Malgré un progrès certain au niveau des libertés individuelles et formelles,

La transition démocratique en Tunisie marque le pas au niveau de sa dimension politique : blocage de la cour constitutionnelle…et est à l’arrêt au niveau de sa dimension économique. Un espoir déçu, une profonde désillusion, Une lente mais constante descente aux enfers collective, avec une dégradation de l’environnement, de l’infrastructure, de la qualité des services publics, la perte de valeurs, la prolifération de l’économie informelle, un sentiment d’insécurité généralisé, une perte de souveraineté ;

Des promesses non tenues de soutien à la jeune démocratie (G8 à Deauville)

Une transition politique non aboutie

Un système politique inachevé et qui s’avère avec le temps inopérant et bloque le fonctionnement de l’Etat.

Une instabilité gouvernementale qui ne permet pas d’inscrire l’action dans la durée ;

Les politiciens ont privilégié le show au débat, la politique-spectacle qui traduit la toute-puissance des médias, des réseaux sociaux ;
Une déchéance des politiciens et de la politique menant à une sorte d’apathie du Tunisien, dont la conséquence est une perte notable de la conscience citoyenne

La perte du sens du d’un destin commun à la nation ;

La difficulté à coopérer, à travailler ensemble, à faire une œuvre collective et une excroissance des ego à tous les niveaux ;

Une montée du populisme, maladie de vieilles démocraties qui n’a pas épargné la jeune démocratie tunisienne ;

La montée du corporatisme et du régionalisme conséquents à l’effritement de l’État ;

Un consensus mou qui s’est imposé et qui a éludé le vrai débat démocratique, serein et assagi sur l’impératif d’un projet fédérateur, citoyen, en continuité du projet national, projet souverainiste des pères de l’indépendance,

Parmi les leçons apprises : toute réforme politique, économique ou sociale doit tenir compte de la dimension culture locale ou nationale, pour réussir sa mise en œuvre.

En effet, la nouvelle classe politique s’est rapidement coulée dans le moule hérité d’une culture politique qui n’a rien de démocratique, privilégiant la recherche de la rente, la connexité, la famille, avec une quasi-absence de redevabilité depuis l’indépendance ;

Une transition économique en panne

Sur le plan économique, un échec à relancer la croissance, avec une moyenne d’évolution du PIB sur la période de 1% ;

L’incapacité de répondre aux attentes socioéconomiques;

L’appauvrissement et la quasi-disparition de la classe moyenne ;

Nous n’avons pas priorisé l’avenir et débattu des solutions à proposer à la nation,  pas de remise en cause de la stratégie de croissance économique aucune nouvelle idée pour un accrochage à la mondialisation plus soft;

Quelle relation voulons-nous avec notre partenaire européen, principal partenaire économique de notre pays?

Ou bien l’engagement sans discernement avec une adhésion a minima aux options de libéralisation et d’ouverture à l’extérieur; sans conviction ni force de mobilisation de l’opinion publique ;

Ou bien le refus idéologique catégorique !

Entre les exigences de réformes économiques douloureuses d’inspiration libérale de nos partenaires, à leur tête l’Union européenne, et le risque d’accentuer l’exclusion d’une partie importante de la population, tous les gouvernements ont tergiversé et reporté ces prétendues réformes aboutissant de facto à un maintien du statu quo social et protégeant les intérêts acquis au lieu d’engager une politique qui favorise la mobilité des facteurs.

I) Pensez-vous que la démocratie demeure la véritable voie d’avenir et à quelles conditions?

Pour que la démocratie soit une voie d’avenir : «democracy is good but it has to deliver ; «Parce que la démocratie est une condition nécessaire du développement économique, qui était la revendication essentielle des jeunes sortis en janvier 20111.
Notre transition démocratique nous impose d’accompagner la transition économique par une lutte contre les inégalités  qui risquent de saper le tissu social.

Les conditions de réussite : engendrer la croissance et transformer la croissance en développement,

Des institutions politiques fortes, c’est-à-dire un État qui décide, qui applique la loi ;

Des entrepreneurs qui investissent,

Des agents politiques et sociaux chargés d’une politique de redistribution et de lutte contre toutes inégalités, inégalités sociales qui sont le vrai handicap de toute démocratie ou développement ;

Notre incapacité à reconstruire un système politique solide qui fonctionne, capable d’appliquer la loi, d’arbitrer entre des intérêts de lobbies et groupes aux intérêts contradictoires les uns aux autres, de décider de gérer les tensions consécutives à un modèle de développement étatiste et épuisé nous a entraîné dans une spirale de l’économie parallèle et clandestine, la violence et la corruption.

Par ailleurs, la Tunisie se doit de réinventer sa stratégie de croissance économique, en libérant les entrepreneurs du carcan bureaucratique, en stimulant l’investissement privé et en négociant au mieux notre ouverture économique et l’inévitable accrochage à la mondialisation. Notre principal partenaire, l’Union européenne, est prêt à nous appuyer dans cette voie et amender sa proposition de l’accord de libre-échange complet et approfondi pour autant que l’on décline notre vision et nos priorités.

A noter également que notre incapacité à réformer touche le modèle de redistribution et a perduré après la révolution : exemple la Caisse générale de compensation

II) Êtes-vous confiant pour les dix prochaines années?

Le pays vit une crise très grave, la menace d’une catastrophe économique.

Cette crise est née de l’attentisme du système politique qui a marqué la décennie, de son incapacité à impulser les réformes difficiles, ou d’arbitrer entre les demandes sociales concurrentes.

Un grand nombre de Tunisiens n’ont plus confiance dans les pouvoirs publics pour garantir leur situation et leur avenir, mettant en cause même cette transition démocratique.

Quid de l’avenir, des perspectives sur les dix années à venir?

Ni pessimiste, ni optimiste mais réaliste, l’avenir dépend de nous, de notre capacité à nous remettre en cause, à définir ensemble un projet qui fédère les composantes du spectre politique et à mobiliser les acteurs pour sa réalisation, leadership et œuvre collective …

A court terme, la situation est critique tant sur le plan interne qu’externe (crise économique doublée d’une crise sanitaire), il faut sauver la transition d’un nouvel échec qui serait fatal.

Profitons des retombées de cette décennie qui a vu des élites de tout le spectre politique être associées à l’exercice du pouvoir et de ses contraintes pour mettre plus de réalisme dans leur thèse, et comprendre l’inanité du populisme, véritable maladie de la démocratie ;

C’est à partir d’un examen partagé  par l’ensemble des acteurs politiques, de nos forces et faiblesses internes, examen étendu à la reconnaissance de notre environnement géostratégique, des lourdes mutations en cours dans le monde, en termes de menaces qu’elles recèlent  et des opportunités qu’elles offrent aussi bien à  l’international  qu’au niveau régional, avec ses multiples dimensions, maghrébine, méditerranéenne, arabe et africaine, que nous devrons réinventer le PROJET de la NATION,  un projet du vivre-ensemble dans la diversité, sans exclusion, et dans le respect des libertés individuelles.

Démontrant ainsi notre capacité à nous ressaisir, à serrer les rangs par temps de crise, et à rebondir, nous ferions preuve de maturité et de crédibilité pour remobiliser notre partenaire européen, traversé par le doute, sur les enjeux que porte le projet tunisien, en termes de valeurs démocratiques et de progrès social, valeurs au cœur  de l’ADN du projet européen.

Il y va de sa sécurité et sa stabilité, dans une région porteuse de tous les risques !

Quelles sont les voies qui s’offrent à nous?

Entre une restauration souhaitée par les uns mais porteuse de risques pour les libertés, et la désinstitutionalisation larvée en cours de l’État, il y a une voie médiane passante qui capitalise sur les acquis de cette décennie d’apprentissage démocratique, qui capitalise sur cette soif de modernité exprimée par la société tunisienne avec ses jeunes et ses femmes résolus à aller de l’avant, qui capitalise sur l’intérêt stratégique bien compris de nos partenaires à l’international.

Pour ce faire nous avons besoin :

De leadership fédérateur pour rassemble les bonnes volontés,  dépasser les inimitiés et les conflits partisans, conflits qui ont miné la transition!

Il faut rappeler que la décennie n’a pas permis de purger le très négatif solde psychologique accumulé, consécutif aux multiples frustrations contenues, aux rancœurs tues pendant des décennies et qui ont explosé brusquement entre décembre 2010 et janvier 2011.

La catharsis générale qui s’en est suivie n’a malheureusement pas abouti à une réconciliation qui reste impérative

Une décennie perdue à purger ce solde, les yeux rivés sur le passé sans se soucier de l’avenir commun.

Nous avons besoin• de leadership fédérateur  qui rétablisse la confiance ébranlée en l’Etat pour engager les réformes économiques impératives à la reprise de la croissance qu’aucun gouvernement n’a voulu prendre, craignant le risque d’impopularité.

Nous avons besoin

de leadership fédérateur pour répondre aux exigences d’une démocratie que sont la citoyenneté, la représentativité et le respect des libertés individuelles;

Ni optimiste ni pessimiste mais réaliste ; la sortie de la crise subie par le pays, crise d’essence économique remontant à plus d’une décennie doublée d’une crise sanitaire mondiale hors normes, qui a mis à genoux les économies de nos principaux partenaires économiques, ne plaide pas en faveur d’un optimisme béat.

Nous devons faire des choix à l’issue d’un débat serein et assagi sur l’impératif d’un projet national autour d’un État démocratique qui se caractérise pat des institutions politiques fortes, une économie qui fonctionne sur la base d’une entreprise libérée du carcan administratif, qui reprend confiance et investit, et un système de redistribution efficace.

Puisse le nouveau dialogue national, appelé par tous, y répondre.

Tunisie, Dix ans et dans Dix ans
Ouvrage collectif sous la direction de Taoufik Habaieb
Editions Leaders, janvier 2021, 240 pages, 25 DT

www.leadersbooks.com.tn

Ridha Ben Mosbah
Ingénieur des mines, ancien ministre, ancien ambassadeur

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