Opinions - 22.06.2015

Urgent: reforme de l’armée

Urgent : reforme de l’armée

Le gouvernement tunisien vient de publier le programme économique et social 2016-2020 «Aahd etanmia» qui comprend 15 grandes réformes «pour créer le choc psychologique et aller de l’avant». Il envisage ainsi un nouveau modèle de développement pour le pays. C’est un projet ambitieux qui donne un espoir au peuple impatient de voir une concrétisation du début du processus du développement. Ces réformes sont urgentes et utiles pour le développement économique et social, mais d’autres aussi sont nécessaires parce qu’elles sont vitales pour le pays. Les secteurs de la justice, de la sécurité et de la défense, dépendant de ministères régaliens, ne peuvent plus attendre. Le plus sensible de ces secteurs est celui de la défense et c’est aux responsables civils d’y penser. Le  contrôle démocratique des Forces Armées suppose que l’autorité politique civile assume sa responsabilité dans l’élaboration d’une politique de défense et dans la programmation des actions de réforme de cette institution militaire même si les militaires ne le demandent pas ouvertement.

Durant la révolution de janvier 2011, l’Armée tunisienne s’est très bien comportée. Les valeurs morales propres aux principes du leadership ont inspiré le commandement militaire. La Loyauté au pays et à l’institution, l’amour du Métier des armes, le Respect de la loi, l’Abnégation, l’Honneur, l’Intégrité et le Courage personnel du chef militaire ont guidé l’action d’hommes valeureux qui n’ont jamais hésité une seconde pour défendre les institutions de l’Etat et protéger la population.

Mais si l’Armée Tunisienne a bien accompli ses missions secondaires durant les événements de la révolution elle a néanmoins montré, au cours des années qui ont suivi, des limites dans l’accomplissement des missions opérationnelles essentielles. La raison n’en est nullement  un manque de volonté de la part des hommes, mais c’est dû surtout à un manque flagrant de moyens (humains, matériels et opérationnels) et au manque de préparation à affronter des menaces de type nouveau. Pour remédier à ces défauts et loin des raccommodages, il est plus sage de privilégier la solution intégrale: la réforme profonde des Forces Armées.
Le but de ce papier est de contribuer à une réflexion sur l’avenir de notre armée restée trop longtemps silencieuse sur son sort. Car si les grands responsables militaires sont très occupés par la gestion des événements quotidiens du travail et de la vie des soldats et la conduite  sans relâche des opérations de tout genre, il importe aux décideurs civils de réfléchir à l’avenir de la grande muette et de charger un comité pour la conception et le suivi d’un projet de réforme.

Que signifie une réforme militaire? Quelle justification pour la mener? Et comment peut – on concevoir ce projet pour les  Forces Armées Tunisiennes?

1. Définition

  • La définition classique et simple de la réforme c’est opérer des changements pour le développement. Un  changement à caractère profond rapporté à une institution et visant des améliorations à son fonctionnement. La réforme se présente comme un projet de mise en œuvre du changement qui s’étale sur une période déterminée. L’ossature du projet de réforme comprend  des objectifs clairs, un budget défini et des délais (dates de début et de fin).
  • C’est aussi le processus élaboré par l’Etat pour réorganiser les structures de l’Armée et la gestion de ses ressources humaines, pour renouveler son armement et ses équipements sur la base d’un programme défini sur une période déterminée. Ce programme est une interprétation de la politique de défense énoncée par l’autorité civile.
  • La réforme de l’armée vient après une analyse très détaillée de la situation présente pour déceler les limites logistiques et opérationnelles et élaborer un projet d’amélioration future. 

2. Justification

  • La réforme d’une armée est conçue après une longue période de paix. Le métier du militaire est par excellence un domaine d’action. L’esprit de combat s’épanouit essentiellement en opération. Une longue période d’inactivité et de stagnation laisse des conséquences fatales sur l’esprit des combattants car l’instruction opérationnelle, qui traite d’un adversaire fictif, ne peut pas remplacer la réalité de l’opération. L’amélioration est faite sur la base des lessons learned enregistrées à partir des conflits qui se sont déroulés hors du pays. Ceci implique l’élaboration d’une nouvelle doctrine militaire et l’acquisition de nouvelles capacités de combat et résulte donc en un changement profond ou réforme.
  • La réforme est aussi initiée après une guerre ou une grande opération. C’est l’occasion  idéale pour analyser  et évaluer la prestation des forces armées dans les domaines de commandement, de l’opération et la logistique. Les leçons tirées permettent de dégager les prémisses d’un processus d’amélioration et de développement. Si l’analyse dégage d’importantes leçons, le cas d’une prestation médiocre, l’action s'oriente vers un changement profond et on parle alors de réforme. En d’autres termes la réforme consiste en l’identification des lacunes et la proposition de remèdes. Mais ce processus ne se fait que dans les pays qui ont un contrôle démocratique sur l’armée qui  rend compte d’une manière honnête et transparente des résultats de son engagement et de la prestation du commandement militaire et des unités au cours de l’opération.

 

  • L’Armée Tunisienne n’a pas connu de réforme depuis sa création après l’indépendance. La dernière réorganisation de l’Armée date de l’année 1979. A part quelques signes timides d’amélioration en 1991 qui ont touché les unités opérationnelles, tout ce qui a été raccommodé ne s’élève pas au niveau d’un changement profond synonyme de réforme. Cette longue période «d’inactivité» a pesé lourdement sur la valeur opérationnelle des unités combattantes. D’autre part l’inexistence d’une politique de défense rédigée, ne  permet pas d’orienter le commandement militaire dans l’accomplissement de ses missions et ne facilitera pas la conception d’une vision stratégique pour améliorer la situation de l’Armée. Toutes ces insuffisances impliquent une urgence pour initier une réforme.

3. Projet de reforme 

C’est un document qui pourrait regrouper les chapitres suivants:

  • Introduction: Enoncé des raisons qui justifient la réforme, de la période et des délais de mise en œuvre du projet (dates définies pour le début et la fin), de la masse budgétaire consacrée à sa réalisation et du model d’armée préconisé. Elle pourrait prendre la forme d’une lettre émanant de M. le Président de la République commandant en chef  des Forces Armées  et adressée au Comité chargé de l’élaboration du projet de la réforme.
  • Politique de Défense: Elaborée par une commission et entérinée par M. le Président de la République commandant en Chef des Forces Armées.
  •  Vision stratégique (VS): c’est l’analyse profonde de la situation des forces armées qui aboutira à l’énoncé de l’ambition ou du modèle de l’armée future. La VS constitue un concept fondamental pour la stratégie militaire. Elle représente l’une des réponses au pourquoi du changement organisationnel pour convaincre les différents responsables militaires et civils de la nécessité d’accepter la réforme. La VS permet d’éclairer de manière intéressante le projet de la réforme. C’est l’image globale de ce que souhaite devenir l’institution au terme d’un horizon de planification qui a été préalablement retenu. Elle guide l’institution dans la gestion du changement souhaité. Le principe de la VS est  très proche de celui employé en management «fixer des ambitions démesurées pour le futur par rapport à l’état actuel de ses ressources». La VS est présentée comme un point repère que l’institution se fixe dans l’avenir en dehors de toute contingence liée à son passé et à son présent. La VS est élaborée en vient en réponse à 4 questions:
  • Où sommes-nous? C’est le diagnostic de l’état présent de l’armée. Il s’agit d’énumérer les forces et les faiblesses, les problèmes et les causes. Les responsables ont invoqué le  manque de moyens matériels  pour la  protection physique du combattant et des moyens de combat pour intervenir  d’une manière efficace contre la nouvelle menace. Mais en réalité l’armée ne manque-t-elle  plus que ça ? Pour connaitre la situation réelle de l’armée et énumérer ses limites, il importe de l’évaluer  et la «peser».L’évaluation portera sur des critères universels connus de tous les spécialistes et répertoriés dans les références militaires.Les conditions essentielles qui concourent à la perfection d’une armée peuvent classées en trois volets. Des références claires pour orienter le travail ou mieux une doctrine militaire rédigée et adaptée à la réalité du pays et traduite en un ensemble de recueils de règlements qui régissent toutes les activités de l’armée (le fonctionnement). Le deuxième volet  porte sur la gestion des ressources humaines parce que l’homme est le socle des forces armées.Elles portent sur  un bon système de recrutement, une bonne formation, une discipline forte sans être humiliante, le social, la rémunération et le profit de carrière. Le dernier volet s’intéresse à  l’organisation  qui doit se baser sur les unîtes de combat (la raison d’être de l’armée et qui doivent bénéficier de toutes les priorités), les organes clefs (le Renseignement)  pour l’accomplissement de la mission et  un Etat major capable de bien utiliser tous ces éléments. Une analyse complète suivie d’un compte rendu transparent pourrait convaincre les responsables civils de la nécessité du développement et constituera la préparation du terrain de la réforme.
  • Où allons-nous? Quel est le devenir de l’armée si les difficultés prononcées persistent et quel est le scénario probable en spécifiant les avantages et les inconvénients. Dans le contexte actuel où l’on assiste à une course à l’armement d’un coté et l’anarchie des milices armées de l’autre, l’avenir sécuritaire du pays n’est pas en rose. Et si l’armée ne commence pas sa réforme elle ne sera pas en mesure de protéger la nation et la population d’une manière crédible.
  • Où voulons-nous aller? C’est le cœur de la démarche. Il s’agit d’imaginer un scénario réalisable pour montrer ce que l’institution future pourrait être si on décide de rejoindre les recommandations et l’ambition d’avoir une armée prête à défendre le pays et protéger ses institutions et sa population. Il est temps de réaliser que le sacrifice et les martyrs sont des termes dévolus qui ne s’appliquent qu’aux civils désarmés, que les larmes des familles ne dissuaderont pas les terroristes ou les agresseurs. La crédibilité d’une armée réside dans sa volonté de combattre, dans sa préparation mais surtout dans l’efficacité de son action contre son ennemi. Une bonne armée est la meilleure assurance de la survie de l’état.
  • Comment atteindre ce que nous voulons ? A ce stade on commence à cerner les axes de l’intervention, les stratégies et les actions à entreprendre pour parvenir à la réalisation de sa vision.Comment y parvenir ? Dans combien d’années ?Une volonté politique réelle du gouvernement et un soutien infaillible de la société civile et de la population sont la meilleure garantie de réussite du projet de la réforme.
  • Objectif de la réforme: C’est l’interprétation du modèle d’armée préconisé qui pourrait être énoncé en ces termes: 

- Le choix d’un nouveau modèle d’armée doit en particulier répondre à notre ambition de construire une armée  patriote qui défend la constitution, crédible sur laquelle on peut compter pour repousser un agresseur ou éliminer une menace asymétrique et qui ne coûte pas très cher au contribuable.
- Une conception d’un modèle de développement de l’armée dans une vingtaine d’années pourrait être la suivante:
- A l’image d’une Tunisie petite par superficie et grande par son peuple, une petite armée de taille et grande par le soutien inconditionnel de son peuple.
- Une armée, à l’image de sa patrie qui a choisi la voie de la démocratie, sera subordonnée à l’autorité civile et défendra la constitution.
- Une armée qui ne coûte pas au peuple les yeux de la tête, car une partie de ses dépenses sera assurée par les services publiques civils.
- Une armée qui sera allégée des services et qui se concentre sur l’intervention pour s’opposer à l’agresseur et protéger les institutions et la population.
- Une armée composée en grande majorité d’unités combattantes (Task Forces inter-armées) Légères, Disponibles, Autonomes, Rapides et Destructrices (Le DARD).
- Une armée d’intervention rapide dont les unités combattantes seront prédisposées dans des bases de soutien prêtes à se déployer dans leurs zones d’action prédéfinies.
- Une armée de jeunes soldats professionnels. Recrutés sur la base de la vocation et le volontariat. Entrainés et orientés pour combattre dans une unique zone d’action dans des unités stables du point de vue mission, organisation et effectifs pour développer l’esprit de corps et souder les membres de l’unité.
- Une armée qui saura distinguer et récompenser le mérite et châtier l’indiscipline.

  •  Comité de réforme: le Président de la république chargera un comité regroupant des penseurs, des financiers, des militaires, des juristes, de politiciens et des membres de la société civile pour élaborer le projet de réforme. Une fois le projet arrêté, le comité s’attèlera au suivi et mènera les corrections nécessaires.
  •  Plan directeur du projet de la réforeme: c’est un document qui fixe les axes de la réforme et les tâches des différents acteurs chargés de la mise en œuvre du projet. Les délais d’exécution et les instructions de coordination entre les intervenants figurent soigneusement pour permettre au comité de suivi de contrôler la marche du projet.
  • Grands axes de la réforme: Elaborer la loi organique portant sur l’organisation des Forces Armées prévue par l’article 65 de la constitution: ceci n’est pas l’œuvre de juristes mais du comité chargé du projet de réforme. Les juristes auront la tâche de rédiger cette loi et non de la concevoir.  La mise en œuvre de la loi suppose une large discussion entre  les membres du comité qui devront réviser et améliorer la loi de 1979.
  • Capacités opérationnelles: c’est la partie la plus complexe. Le comité aura a étudier les demandes des différentes composantes de l’armée qui serviront de base d’étude. Mais l’essentiel c’est d’être toujours en concert avec les objectifs de la réforme et de la vision stratégique. L’étude portera sur les organes opérationnels à créer ou à équiper, les systèmes d’armes et les équipements qui doteront l’armée future.
  •  Implantations: c’est l’étude et la création de nouvelles bases pour les unités d’intervention; en d’autres termes, les lieux de vie, de travail et d’entrainement.
  •  Politique de recrutement: c’est une nouvelle vision de recrutement sur la base de la vocation pour le métier de soldat guerrier orienté vers l’opération (l’épée) et non quelqu’un attiré  par la tenue (robe). Ceci exigera une politique très efficace de Gestion des Ressources Humaines.
  • Doctrine : une doctrine militaire rédigée d’une manière claire pour orienter l’instruction et l’opération. Elle devra être traduite dans  les différents manuels de règlement. «Dans l’armée tout est règlement». C’est une doctrine qui prend sa source dans les traditions guerrières de la nation et qui doit être révisée d’une manière continue.
  • Commandement : une école d’officiers qui enseigne les valeurs morales et encourage la culture générale pour les préparer aux postes de commandement.

4. Observations

  •  Vu la complexité de l’entreprise il serait naïf de croire que la satisfaction sera totale et conformément au plan initial de la mise en œuvre du projet de la réforme. En effet l’environnement change rapidement et des mesures doivent être prises pour corriger.
  •  Il est possible d’observer des progrès significatifs et mesurables, dans ce cas il sera  utile de procéder en cours de route à des ajustements.
  •  Comme dans la guerre la planification initiale n’est jamais respectée parce que la situation et l’environnement change de manière constante. Il faut s’y attendre et être prêt à y remédier. «In wartime the first casualty is your plan».

Notre Tunisie a toujours été une terre génératrice de braves soldats appartenant à de grandes armées. Hannibal, Tarek bin Ziad, Assad bin Fourat et Jawhar pour ne citer que ces grandes figures, ont commandé des armées victorieuses et conquérantes à partir du territoire de la petite Tunisie.  Aujourd’hui, aucune chose au monde n’interdit leurs petits fils de rêver  et ressusciter la gloire de leur patrie. La Tunisie a l’atout essentiel pour le faire. Qu’est-ce qu’on attend pour «créer le choc psychologique et aller de l’avant».

 

Mohamed Nafi
Général retraité
 

 

 

 

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1 Commentaire
Les Commentaires
kilani - 23-06-2015 15:44

Effectivement, après lecture de cette présentation exhaustive de projet concernant l'armée tunisienne, on ne peut que se féliciter car , à part quelques individus, les officiers à la retraite sont de plus en plus réticents pour donner leur avis et propositions sur la grande muette.Contrairement aux cadres civils retraités, les militaires, sont restés figés et ne se sont pas libérés des entraves de l'autodiscipline et du règlement.Ce qui n'est pas mal.Dans tous les cas ou presque, mis à part ceux qui se sont comportés à un moment donné de manière outrageuse, devant le Ministère de la Défense,il y a 3 ans, tous les officiers, généraux et autres ont honoré leurs titres et ont tout fait , malgré les obstacles grandioses et réussi à sauvegarder l'unité territoriale du pays et l'unité des forces armées. Personne ne devrait oublier le rôle joué par les officiers et sous-officiers pour sauver les acquis de la Tunisie, depuis la fuite de Ben Ali. Je pense que le projet de Monsieur le Général Med Nafti est réalisable et peut être remis tout de suite à une équipe de travail interministérielle. Mais nécessite en parallèle,l'implication des officiers militaires dans les affaires stratégiques du pays et leur permettre de diriger des entreprises importantes et les mettre plus en confiance. Un officier général tunisien, surtout ceux qui ont commandé des unités de combat, sont à part leur expertise personnelle technique, des responsables polyvalents, ils ont tous suivi de longues périodes de formation continue, plus de dix ans après le bac, dans les meilleurs écoles du monde.

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