Opinions - 04.09.2013

Ahmed Ounaïes: Les quatre compromis historiques

La révolution est rupture et dépassement. La portée immédiate de la révolution de 2011 est de détruire l’ordre despotique qui a prévalu dans la longue histoire des sociétés arabes.

Cet ordre s’est prolongé dans la phase post-coloniale, qu’il s’agisse du despotisme éclairé et paternaliste ou du despotisme tyrannique et prédateur. La rupture est tranchée par le fait même de l’acte révolutionnaire. La révolution est aussi dépassement : elle aspire à édifier, inventer un ordre nouveau fondé sur les principes qui sont à la base des sociétés évoluées de notre temps. A ce titre, elle entreprend la mise à jour globale de la société. Un nouveau cycle de l’histoire arabe est engagé.   L’entreprise n’est pas tournée contre un ennemi extérieur, mais vers la mise en question de soi. L’enjeu tient non pas à des négociations avec des acteurs externes, amis ou ennemis, mais aux évolutions endogènes de la société rendues nécessaires sous l’exigence des forces sociales elles-mêmes.

Les évolutions sont déterminées à la fois par des forces de rupture, des forces de continuité et des forces d’innovation. Il n’existe pas de modèle préétabli : la société détermine souverainement ce à quoi elle renonce, ce à quoi elle tient, et ce qu’elle crée en réponse à sa perception de soi dans la civilisation de notre temps. Si les évolutions relèvent de la seule volonté populaire, elles se heurtent pour autant à des blocages profonds : les compromis ne sont pas aisés à synthétiser, à formaliser, à faire admettre. Telle est la portée des évolutions de civilisation où les luttes se fixent sur les résistances intérieures, autant de frontières apparemment infranchissables où se mesurent en dernier ressort le sens du progrès, le poids de la conservation et la maturité historique des nations. Le rythme des évolutions est inégal, en fonction de cette inégale maturité.

Pour la Tunisie, quels progrès, quels enjeux d’avenir illustrent la pertinence de la révolution? Quatre évolutions, à notre sens, esquissent la société de demain.    

  • D’abord, intérioriser le pluralisme, surmonter la catégorie de l’unicité qui domine la mentalité arabe, reconnaître dans la société la pluralité des appartenances politiques, religieuses, philosophiques, et leur participation égale et légitime à la vie de la nation ;
  • Ensuite, refonder le pacte social qui lie les forces actives, revaloriser le travail, repenser le lien entre l’organisation économique, l’essor de la société et le labeur de ses propres enfants;
  • Par ailleurs, admettre le caractère universel des principes qui fondent l’ordre politique et faire prévaloir ces principes sur les dogmes procédant de la coutume ou fixés par la religion. La prétention de poser l’ordre islamique comme alternative aux principes universels entretient le monde arabe dans l’illusion que l’homme musulman fait exception au reste de l’humanité;
  • Enfin, combler le retard historique. Depuis la chute du mur de Berlin, la démocratie a connu sa plus large extension dans le monde à l’exception de la région arabe qui accuse dans cette voie un retard absolu. Le succès de la révolution se mesurera à l’avènement et à l’enracinement de l’ordre démocratique.

1- Intérioriser le pluralisme 

La catégorie de l’unicité imprègne la mentalité arabe. Elle s’enracine sous l’emprise du père, du za‘im et de l’imam qui, chacun dans sa sphère, se pose en dépositaire de la vérité, en gardien du code de conduite. Le pater familias, le parti hégémonique, le syndicat historique, le meddeb, le chef suprême : ces autorités encadrent la vie sociale, politique et spirituelle. Douter, poser des variables, concevoir d’autres possibles, affirmer d’autres convictions dans la sphère de l’action, de la pensée et de la foi exposent à l’ostracisme, à l’exil et parfois à la mise à mort. Si les autorités manient l’intimidation et la menace, si elles freinent l’expansion de la société civile, c’est pour mieux préserver l’unicité du modèle.  Le pluralisme exprime l’affranchissement: il détruit le monopole, institue la culture de la relativité et pose le principe du libre choix. Assumé d’abord à l’échelle individuelle, l’affranchissement conquiert, à la faveur de la révolution, la sphère politique et syndicale ainsi que la société civile. Il éclate dans une diversité et un dynamisme inédits. Bientôt, des frondes renversent les tabous, brisent les codes sociaux, surmontent l’autocensure: au Caire, Aliaa Magda El-Mahdy pose nue sur les pages de Facebook; à Tunis, la Femen Amina Sboui s’affiche demi-nue, revendiquant l’appropriation de son corps; au Maroc et en Algérie, les mouvements de dé-jeûneurs proclament en plein Ramadan le droit de manger et de boire en public et en plein jour. Au Bardo, la mention de la liberté de conscience dans le projet de Constitution soulève controverses et contestations au sein de l’Assemblée. Ces frondes bravent des résistances dans le corps social où subsiste un ancrage mental rebelle au pluralisme.

Rappelons un fait significatif. Lors du débat à l’Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948 pour l’adoption définitive de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, le délégué de l’Arabie Saoudite avait exprimé des réserves sur deux articles: celui qui proclame le droit de se marier sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion (Article 16), et celui qui rattache à la liberté de conscience la liberté de changer de religion (Article 18). Ces réserves, formulées il y a 65 ans, limitent encore aujourd’hui la liberté des sujets arabes. Voilà qui donne un sens aux frondes qui accompagnent la révolution de 2011.     

L’offensive est ravageuse, la société craque. Entendons bien que le citoyen né dans la religion de sa famille est libre de s’y maintenir, d’en changer ou d’abandonner toute religion: il n’en est pas moins citoyen. Ainsi en est-il aussi du choix politique, syndical et existentiel. La société libre admet la diversité et la pluralité des appartenances politiques, religieuses et philosophiques et leur participation égale et légitime à la vie de la nation. Le libre choix est le fondement de la citoyenneté; il donne la plénitude de son sens à la foi religieuse. La reconnaissance du pluralisme est un gage de tolérance, d’élévation et de foi dans l’homme et dans sa liberté. C’est un enjeu d’avenir pour la société arabe.

2- Refonder le pacte social

Le chômage qui frappe près d’un million de citoyens en âge de travailler et l’exclusion d’un million d’autres en situation précaire expliquent le sursaut révolutionnaire et dressent le caractère dramatique du moment historique que nous traversons par-delà la phase de transition. Les lendemains de la révolution sont marqués par la revendication de l’élévation générale des salaires. L’émergence du pluralisme syndical peut contribuer à rationaliser la politique de revendication et la pratique syndicale, comme elle peut les exacerber.

La Tunisie connaît des faiblesses quasi structurelles du marché du travail et de l’emploi qui affectent le rendement, la productivité et la compétitivité : au cours des vingt dernières années, les demandeurs d’emploi refusent les offres saisonnières dans les campagnes, lors des moissons céréalières et des récoltes d’olives et, d’autre part, dans le secteur du bâtiment. Ces champs d’activité constituent une part substantielle de l’économie nationale. Par ailleurs, certains secteurs des services destinés au grand public souffrent de surcharges et de lourdeurs qui imposent des attentes indues et des queues injustifiables et qui affectent la qualité des services, ralentissent l’activité et freinent l’élan de modernisation. Enfin, le rendement du travail est périodiquement affecté au cours du mois de Ramadan où les horaires sont réduits en raison du jeûne et au cours de l’été où les horaires sont encore réduits en raison du climat chaud. Les chutes de rendement induites réduisent la durée annuelle de travail et limitent le rendement global et la performance de l’économie.

C’est par le travail que la Tunisie produit de la valeur. Notre économie repose essentiellement sur la valorisation du travail, l’organisation rationnelle et l’impératif de compétitivité. Elle pourrait rebondir au prix de l’amélioration continue et persévérante de ces paramètres. L’insertion dans le libre-échange et l’exposition de plus en plus large de l’économie au marché mondial dictent l’assimilation des standards internationaux et la recherche absolue de la compétitivité, de la rigueur et de l’excellence. La conjonction des faiblesses structurelles, des contraintes du marché mondial et des revendications corporatives pose le problème du pacte social en rapport avec les grands équilibres économiques. Les principaux acteurs– syndicats, patronat et gouvernement – sont tenus de refonder le pacte social afin de ménager l’essor et la stabilité de la Tunisie de demain.  

3 - Les principes universels

Dans l’ordre politique arabe, l’indécision subsistait sur le principe de légitimité du pouvoir : légitimité céleste ou légitimité populaire. Les évolutions intervenues dans la majorité des pays au cours du XXe siècle avaient contribué à hisser le peuple au rang de régulateur du pouvoir. Dès lors, l’absolutisme de la religion était de plus en plus limité, à la fois par le recours étendu au suffrage populaire et par les innovations de la législation fondée non plus sur la charia mais sur le droit, y compris le droit international. La révolution de 2011 porte le coup décisif avec l’affirmation de la légitimité populaire comme siège de la souveraineté, et de la volonté populaire comme source de l’autorité. Le maître mot de la révolution de 2011 devient ‘‘ le peuple exige !’’ (ach-chaab yurid). La révolution substitue à la loi transcendantale la loi immanente, celle qui reflète les aspirations des peuples dans leur expérience historique évolutive. C’est ainsi que la société s’intègre à l’expérience de l’humanité dans l’adhésion aux valeurs universelles. La transition démocratique tire les conséquences du renversement de la légitimité et lève l’indécision sur la nature du pouvoir dans la société arabe de demain. Cette clarification cruciale refoule la religion dans l’ordre exclusif de la spiritualité et réinsère la société arabe dans l’unité de l’histoire humaine.

Sous tous les cieux et en toutes circonstances, les peuples luttent contre l’injustice, l’oppression et la tyrannie; les peuples aspirent à la liberté, à l’égalité et à la justice dans la conviction que ces valeurs valent pour l’homme en tant qu’homme, par-delà les particularismes. La cruauté et la brutalité sont sanctionnées dans toute société civilisée, sans considération de la foi du bourreau ou de la victime. La discrimination contre la femme est révoltante, qu’elle soit le fait de la coutume ou de la religion ou de toute considération particulière. Ainsi en est-il de la torture, du racisme et de toute violation des droits et de la dignité de la personne. Ces valeurs tirées des drames de l’histoire font l’unité de la famille humaine et fondent les progrès de la civilisation.   La thèse de l’islam politique affirme que le retard de civilisation tient à l’écart qu’observent les sociétés arabes dans leur fidélité à l’islam et subordonne l’admission des principes à leur conformité aux dogmes. Ce simplisme fait abstraction de l’évolution des sciences humaines et de l’évolution propre des sociétés arabes. La révolution ne dérive pas de la problématique religieuse mais de l’exigence de liberté, de probité et de dignité. Les principes universels sont au fondement des réformes entreprises dès le milieu du XIXe siècle. et qui ont été accélérées au lendemain de l’indépendance.

De tout temps, l’élite tunisienne s’est distinguée par une intelligence positive des sources du droit en Islam, ayant permis de concilier les valeurs de la foi avec la modernisation de la société et la promotion de l’individu. L’Ecole juridique tunisienne a toujours établi cette conformité essentielle. Les luttes qui, au lendemain de la Révolution, opposent islamistes et démocrates tiennent moins à une contradiction philosophique qu’à l’ignorance, à la démagogie et au dogmatisme qui font plus pour provoquer l’affrontement, créer la confusion et perpétuer le despotisme que le nœud philosophique propre du dilemme.    
 
Les partis d’inspiration islamique sont nés de l’échec des politiques de développement et des conséquences de la modernisation parcellaire qui a disloqué la société traditionnelle. Les fidèles de la mouvance islamique ont lutté avec leur méthode propre contre les injustices sociales et contre la liberté des mœurs, autant de facteurs qui, à leurs yeux, contribuent à plonger les peuples islamiques dans la crise. La ligne qu’ils préconisent, fondée sur le retour aux dogmes, rejette en bloc comme autant d’hérésies les progrès réalisés dans la culture de la liberté, la promotion de l’individu et le statut de la femme. De ce fait, la mouvance islamique s’est constituée en rupture avec la philosophie des réformes et en devoir de mettre en échec, y compris par la violence, les lois et les institutions de la société tunisienne. L’attitude dogmatique, la posture offensive, l’assurance qu’inspire le message transcendant déterminent dans ce militantisme une violence essentielle caractéristique des systèmes totalitaires. C’est sur la base des principes universels qu’on peut gérer la complexité des sociétés modernes. Pas plus que le dogmatisme marxiste, le dogmatisme religieux ne saurait tenir la gageure de la mondialisation, de la lutte infinie pour la liberté et de la création continue des valeurs qui est le propre de la civilisation.

4- Combler le retard historique

Le souffle révolutionnaire trouve sa cause première dans l’état de misère où sont plongés de larges pans de la société. Plus au fond, la mobilisation des foules s’explique par la conscience du lien établi entre l’ordre dominant et les fléaux qui sévissent dans la société : le mépris, la corruption, la justice aux ordres, le déni des libertés et des droits élémentaires, le détournement de l’Etat. L’ampleur de la vague populaire et sa soudaine extension dans le champ arabe trahissent la réalité d’un mal arabe qui signifie un retard de civilisation. L’ordre démocratique, fondé sur la liberté et l’Etat de droit, est la condition élémentaire pour tenter d’accéder à la parité de civilisation avec les sociétés évoluées de notre temps.    D’un point de vue historique, le moment de mise en question que nous traversons nous replace dans la logique de l’épisode qui a marqué l’effondrement de l’Empire Ottoman. L’affaiblissement puis la chute de l’Empire, qui contrôlait presque l’ensemble du monde arabe, étaient alors compris comme la conséquence d’un retard de civilisation par rapport aux Etats qui ont développé l’industrie, la science et l’art militaire. Le mouvement Nahdha (renaissance) qui s’était développé à la fin du XIXe siècle exprimait la nécessité d’un sursaut de civilisation afin de rattraper les nations européennes dans l’acquisition du savoir, des techniques et des outils de la modernité. Le mouvement, qui a entraîné les élites arabes à l’époque, établit clairement la relation entre la science et l’industrie d’une part, les principes de gouvernement et l’administration de la justice d’autre part, et la conséquence directe de ces facteurs sur la puissance et la prospérité des nations européennes. La question de civilisation était clairement posée.

Ce premier élan de renaissance avait été contrarié par la colonisation européenne qui, dans l’intervalle, avait étendu sa domination sur la nation arabe. Dès lors, la priorité passait à la lutte contre l’ordre colonial afin de restaurer l’indépendance et la souveraineté spoliées. La décolonisation a été suivie de la reconstruction des Etats. La révolution de 2011 met en question ces Etats établis ou restaurés au cours du XXe siècle et qui ont échoué à se hisser au rang des Etats modernes, n’ayant pu affranchir le citoyen de la misère et de la peur, assurer le progrès social et politique, garantir la sécurité et l’intégrité des territoires arabes, fonder la liberté, les droits de l’Homme et l’Etat de droit. La révolution exprime de nouveau l’exigence d’un sursaut de civilisation dans son sens global, à la fois politique, économique, culturel et éthique. Les quatre compromis historiques que nous venons de présenter forment un tout. Ils se soutiennent mutuellement sur la base d’une même philosophie de progrès qui met à l’épreuve notre capacité de dépassement. Ils représentent, à notre sens, la voie du redressement du mal arabe et la voie d’une intégration minimale à la communauté des Etats évolués de notre temps.

Ahmed Ounaïes

Tags : facebook   Maroc   r   Tunisie  
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4 Commentaires
Les Commentaires
Skander GLENZA - 06-09-2013 23:43

Tous mes respects Monsieur Ounaïes pour cet excellent article, j'aurai une petite question par rapport au 4éme compromis: Est ce qu'un notre pays la Tunisie est capable à moyen terme de combler ce retard historique ?

malibouhadiba - 08-09-2013 16:28

excellente analyse ,le diagnostic est juste,il faut juste trouver le medecin qui administrera la cure.Ceux qui sont au pouvoir ne peuvent meme pas trouver de solution pour eux meme.

MONASTIRI Taoufik - 09-09-2013 12:10

C'est plus qu'une analyse, c'est un manifeste ! Un manifeste de ce qu'on pourrait appeler "la laïcité tunisienne". Ce texte doit être lu et discuté par le plus de citoyens possible, il pourrait constituer la base d'un accord minimal des forces politiques qui prétendent être modernistes et laïques, c'est à dire tous ceux qui refusent que la religion - quelle qu'elle soit - soit utilisée à des fins politiques.

Touhami Bennour - 11-09-2013 00:56

C´est un long article et très intéressant. Cependant j´ai quelques remarques à faire. C´est vrai que le malaise qu´on constate actuellement en Tunisie exprime une emergence d´un comportement peut être inconscient dû à plusieures années de privations de toutes sorte, suivi souvent de misère, de prison, d´exil, tout ca crée une sorte de "laboratoire",comme le dit Augustin á propos d´élèves qui venaient de régions différente de la Tunisie d´alors quand il enseignait à Chartage.Je voudrais aussi dire qu´il ya plusieurs approches ou d´angles de vue pour considérer les problèmes de civilisation; d´ailleurs ce terme fait un peu sourire un europeen quant il entend.Il ne le prend pas au sérieux, parce qu´il pense qu´il n´est pas tout à fait conforme au comportement humain, ex.:la première guerre mondiale, Auswitch, Sebrenitza, Abou graibet etc..En effet, il ya ce me semble une autre manière terre à terre, la methode d´un certain "Maslow" qui a parle de théorie des besoins , Lá il parle d´étapes, besoins materiels,sociales , culturels etc, c´est une sorte de pyramide. On ne peux pas tout faire avec les lois ni avec la politique, certaines choses doivent passer par l´expérience sociale avant d´arriver au domaine politique, d´autres questions relève des gouts personnels ou de la mode et disparaissent comme la mode de vêtements. Moi je pense qu´on peut parler de civilisation après coup mais pas quand on construit la société. Ca a l´air d´être très théorique ce que je dis mais beaucoup de choses dites dans l article relève assi de la théorie.Je crois en tout cas

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