Opinions - 28.11.2011

Réflexions nordiques sur la transition démocratique

L’Afrique du Nord, les pays arabes et le monde entier ont de nombreuses raisons de vous remercier, vous les Tunisiens. Vous avez ouvert une digue et une vague de démocratie qui a balayé l’ensemble de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Elle continue de se propager.

Je suis heureux que ma visite ait lieu précisément ce jour-ci. L’assemblée rédigeant la constitution tunisienne a tenu aujourd’hui sa première séance. J’ai pu assister à la création de la nouvelle Tunisie.

Aujourd’hui, j’ai rencontré des responsables politiques tunisiens, des défenseurs des droits de l’homme, de jeunes blogueurs, des représentantes d’organisations de femmes et d’autres constructeurs de la société civile. Beaucoup d’entre eux ont engagé leur vie et leur santé durant la révolution et les longues années qui l’ont précédée.Leur bravoure et leur esprit novateur m’ont énormément impressionné.

Je crois que le changement politique qui est parti de Sidi Bouzid et s’est propagé en Afrique du Nord et au Moyen-Orient est irréversible, qu’aucun retour à l’ordre ancien n’est possible. Cela a également des conséquences considérables sur la politique internationale : les valeurs sont revenues au premier plan et l’universalité des droits de l’homme a été mise en évidence de manière incontestable.

Il est clair que la démocratie ne se construit pas du jour au lendemain et que vous allez être confrontés à d’énormes défis. Sur la base de ce que j’ai vu et entendu durant ma visite, j’ai la certitude que vous pourrez surmonter ces défis. Je suis convaincu que la Tunisie pourra servir d’exemple à toute la région et à la communauté internationale quant à la façon de construire la démocratie, un État de droit et une économie équitable sur le plan social.

Lorsque la Finlande a pris position sur les événements en Tunisie et dans les pays voisins, nous avons toujours souligné que l’avenir de ces pays était entre les mains de leurs propres citoyens. Notre rôle en tant que partenaire est d’être prêts à vous soutenir si un soutien est nécessaire et souhaité.

En Finlande, le message central du « printemps arabe » est que les citoyens exigent un traitement décent, le respect de leurs droits politiques et l’égalité économique. Cette exigence est très proche des éléments sur lesquels la Finlande et les autres pays nordiques ont construit leurs propres sociétés.

Les spécificités du modèle nordique

On parle du modèle nordique : les pays nordiques – la Finlande, la Suède, la Norvège, le Danemark et l’Islande – sont très similaires en ce qui concerne leur culture, leurs systèmes politiques et leurs orientations en matière de politique étrangère. Nous avons une longue histoire commune et nous sommes aussi unis partiellement par une langue commune et par une circulation exceptionnellement libre des personnes d’un pays à l’autre.

Tous les pays nordiques sont petits par la taille et la population : le plus peuplé est la Suède, qui compte à peu près autant d’habitants que la Tunisie. Comme leurs économies sont de taille modeste, elles doivent être ouvertes et le développement économique repose en grande partie sur le commerce extérieur. Cela nécessite une spécialisation, de bonnes relations avec ses partenaires commerciaux ainsi que la capacité à s’adapter rapidement aux mouvements de l’économie mondiale.

Nous avons de grands voisins – la Russie, l’Allemagne, la Grande-Bretagne – qui ont contribué à notre développement. D’un autre côté, leur proximité a incité les pays nordiques à intensifier leurs relations entre eux. Un des secrets de notre réussite est incontestablement d’être capables de nous adonner à une coopération régionale extensive et très étroite.

La faible population a rendu la main-d’œuvre particulièrement précieuse. Les richesses n’ont pas réussi à se concentrer, car ceux qui exercent le pouvoir n’ont pas pu se permettre de traiter leurs sujets n’importe comment. Cela a maintenu la tradition du pouvoir appartenant au peuple et a renforcé le statut des femmes. Ses principaux éléments sont une démocratie multipartite, une presse libre, une société civile active, un taux de syndicalisation élevé, des différences de revenus et de richesse relativement réduites ainsi qu’une sécurité sociale de grande envergure et des services assurés par la société.

Le modèle social nordique est un concept que l’on rencontre souvent, mais que signifie-t-il ? Ses principaux éléments sont une démocratie multipartite, une presse libre, une société civile active, un taux de syndicalisation élevé et des différences de revenus et de richesse relativement réduites.

Un des concepts de base est la « folkhemmet », la maison du peuple, lancée par le Premier ministre suédois Per Albin Hansson en 1928, qui inclut l’idée que tous les citoyens ont le droit aux services publics. La perspective du droit souligne l’égalité de traitement des citoyens, qui met quant à elle en évidence la nécessité d’assurer une distribution équitable des revenus.

Les services publics doivent être financés et les fonds à cet effet sont obtenus par le biais de l’imposition ; celle-ci constitue aussi un moyen d’égaliser la distribution des revenus.

S’il sait qu’il va bénéficier de services publics de haute qualité, le citoyen sera disposé à payer des impôts et considérera les pouvoirs publics comme son ami et son allié. En Finlande, les sondages d’opinion ont montré avec constance que les citoyens étaient même prêts à accepter des augmentations d’impôts si cela garantissait l’accès à des services publics de qualité.

L’accent mis sur les droits souligne aussi l’importance de l’État de droit : le citoyen doit avoir l’assurance de pouvoir compter sur l’assistance de la police et de la justice lorsque ses droits sont violés. Il faut que justice soit faite, que la partie adverse soit un autre citoyen, une entreprise ou une administration. Dans les pays nordiques, la protection judiciaire de l’individu est également garantie par des médiateurs indépendants, les « ombudsmen », qui supervisent notamment les activités des autorités et s’assurent de leur légalité.

En Finlande, de nombreux sondages indiquent que les institutions jouissant le plus de la confiance des citoyens sont la police et les forces de défense. Je ne peux pas m’empêcher d’ajouter que l’administration des affaires étrangères est également très bien placée.

Les institutions ou la législation ne suffisent pas à elles seules : il faut également que prévale au sein de l’administration publique ainsi que de la société en général une culture mettant l’accent sur le respect des règles et l’égalité de traitement des personnes.

Les pays nordiques se sont également caractérisés par la recherche de solutions raisonnables du point de vue de la société dans son ensemble. Les groupes d’intérêt font naturellement la promotion de leurs propres objectifs, comme dans le reste du monde, mais dans des limites restant raisonnables. Le marché du travail est un bon exemple : en Finlande, on a réglé de nombreuses questions via des négociations tripartites avec les employés, les employeurs et l’État. L’ordre du jour ne portait pas que sur les salaires, mais incluait plus largement les règles de la vie professionnelle et des aspects relevant de la politique sociale.

La démocratie nordique ou finlandaise ne coule pas de source. En Finlande, comme dans les autres pays nordiques, il y a eu aussi des courants politiques qui ont remis en question la démocratie, le multipartisme, le pluralisme et l’égalité économique des citoyens. L’histoire aurait pu emprunter des sentiers autres que ceux qu’elle a suivis.

Au début du XXe siècle, la Finlande était très différente de ce qu’elle est aujourd’hui : les différences de richesse étaient prononcées et la propriété foncière était très concentrée, même si la grande majorité de la population vivait à la campagne et en tirait sa subsistance. La crise économique provoquée par la première guerre mondiale avait entraîné un chômage élevé. La Finlande connaissait tout bonnement la famine et nous avons dû nous en remettre à l’aide alimentaire étrangère.

La Finlande a élu en 1906 le parlement le plus démocratique du monde. Les femmes comme les hommes ont eu le droit de voter et de se porter candidats, indépendamment de leur patrimoine ou de leur classe sociale. Les conditions étaient cependant mouvementées et le Parlement n’a pas été en mesure de satisfaire les attentes des citoyens. Beaucoup s’estimaient exclus du système politique, les attitudes se sont radicalisées et l’on a eu recours à la violence.

La Finlande est devenue indépendante en décembre 1917 et en janvier 1918 une guerre civile a éclaté, qui a laissé des plaies profondes dans la nation. Près de 40 000 personnes ont péri en tout lors des hostilités et dans les camps de prisonniers après la guerre. La Finlande comptait alors de 3,1 millions d’habitants.

Comment la Finlande s’est-elle extirpée de ce marasme pour devenir une démocratie stable et prospère ?

Après la guerre civile, de nombreux dirigeants politiques ont compris que la réunification de la nation n’était possible qu’en s’attaquant aux injustices sous-jacentes aux conflits internes. C’est aussi ce qui s’est produit : on a commencé à aplanir les inégalités sociales et la propriété foncière est devenue plus équitable. On a rectifié le système juridique qui s’était détérioré avant et pendant la guerre civile. Le système démocratique multipartite a été maintenu et on s’est efforcé de construire des ponts au-delà des lignes de démarcation politiques. Quelques années seulement après la guerre, le gouvernement a été formé par la gauche qui avait été dans le camp des perdants.

Les Finlandais avaient à maints égards comme modèle la Suède, avec laquelle on entretenait traditionnellement des relations étroites. La Finlande s’est mise à se développer en direction du modèle nordique. Ce développement ne s’est pas fait sans défis ni revers, mais les expériences de la seconde guerre mondiale ont conforté le désir d’unité nationale et d’égalité sociale. Après la guerre, le développement de la société s’est fait d’une manière planifiée et en recherchant la coopération. Les négociations tripartites ont assis leur position sur le marché du travail et ont contribué à la stabilité du développement économique.


Je souhaite souligner un facteur qui a joué un rôle majeur dans le façonnement de la démocratie finlandaise et dont on discute aussi beaucoup en ce moment en Afrique du Nord et au Moyen-Orient : le statut social des femmes.

L’égalité radicale de la réforme parlementaire de 1906 était en grande partie le résultat des efforts des femmes et des hommes qui avaient œuvré au sein du mouvement féministe. Sur les 200 députés élus au premier Parlement, 19 étaient des femmes.

Les femmes députées, les intellectuelles et les femmes qui œuvraient au sein des organisations non gouvernementales avaient mis en évidence avec une ardeur toute particulière les injustices sociales et proposé les moyens d’y remédier. Sans la contribution des femmes, nombre de ces problèmes auraient pu ne pas avoir été résolus. Les conséquences auraient pu être fatales à l’unité nationale et à l’émergence de l’État-providence.

Un des mécanismes les plus importants ayant favorisé l’égalité des sexes a été l’éducation, qui a une longue tradition en Finlande. Avant le développement du système scolaire étatique, c’était l’Église qui était chargée de l’enseignement fondamental ; elle imposait déjà à un stade précoce l’obligation de savoir lire et écrire pour les hommes et les femmes souhaitant se marier. Cela a constitué une excellente source de motivation et l’analphabétisme a vite disparu en Finlande.

Même si l’égalité des sexes a été réalisée de cette façon dans l’enseignement fondamental il y a déjà longtemps, les femmes ont aussi dû se battre pour accéder dans tous les domaines à l’enseignement universitaire et aux fonctions sociales nécessitant un niveau élevé d’éducation.

Le fait que les femmes ont pu développer et exploiter leur potentiel dans la vie professionnelle hors du foyer et dans toutes sortes de fonctions sociales a constitué un des facteurs fondamentaux de la réussite économique de la Finlande. Cela a nécessité aussi bien des changements dans les attitudes que des solutions sociétales ayant permis de concilier la vie familiale et le travail à l’extérieur du foyer.

Parallèlement à une éducation sans stéréotypes de genre, ces mécanismes de soutien ont inclus le développement des soins de santé et des services favorisant notamment la santé maternelle, les services sociaux soutenant la vie familiale tels que le système public d’accueil de jour des enfants ainsi que le soutien de l’entrepreneuriat féminin.

En Finlande, les femmes ont exercé toutes les grandes fonctions gouvernementales : comme présidente de la République, Premier ministre, présidente du Parlement, ministre des Affaires étrangères, ministre des Finances et ministre de la Défense. Sur les 19 ministres du gouvernement actuel, neuf sont des femmes. Sur les 200 députés du Parlement, 85 sont des femmes.

L’égalité des sexes nécessite encore des efforts et les femmes n’ont pas accédé aussi vite aux postes de décision dans le monde de l’entreprise que dans l’administration publique. Sur le marché du travail, on observe toujours une concentration des femmes et des hommes dans certains secteurs. C’est en partie ce qui explique que le revenu moyen des femmes est environ 15 pour cent inférieur à celui des hommes : l’euro de l’homme équivaut à 85 centimes pour la femme. Il continue d’y avoir encore trop de violence et de discrimination fondée sur le sexe.

L’expérience a montré que l’amélioration du statut des femmes et la participation égalitaire des femmes à la prise de décision dans la société étaient bénéfiques à l’ensemble de la société. C’est en particulier le cas dans un petit pays, où il n’y a pas de ressources humaines à gaspiller. L’égalité des sexes profite aussi aux hommes : les systèmes facilitant la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle en dehors du foyer sont par exemple accessibles aussi bien aux hommes qu’aux femmes.


La politique étrangère des pays nordiques est guidée par les mêmes valeurs que la politique intérieure. Ils insistent tous sur le droit international, le respect des droits de l’homme, les droits des femmes et des minorités, le renforcement de l’État de droit et la solidarité internationale dans la résolution des questions de développement.

Notre attitude à l’égard des événements dans les pays d’Afrique du Nord et du Moyen Orient a été très similaire : nous comptons parmi les partisans des plus fervents de la démocratisation.

Nos ressources financières ne sont naturellement pas du même ordre que celles des grandes puissances, mais nous sommes en mesure de proposer des compétences que d’autres n’ont pas. Nous pouvons tirer parti des atouts découlant de la coopération nordique. En combinant nos ressources et en convenant de la répartition des tâches, nous pourrons réaliser beaucoup plus qu’en agissant seuls.

Les pays nordiques s’adonnent à une coopération très concrète ici en Tunisie. La Finlande est actuellement le seul pays nordique à avoir une ambassade à Tunis, mais les autres pays nordiques ont pu utiliser ses locaux lorsque cela a été nécessaire.

Cela fait déjà des années que les pays nordiques s’efforcent de promouvoir en Tunisie les activités de la société civile, la construction d’un État de droit, un développement économique socialement équitable et le respect des droits de l’homme. Certains d’entre vous collaboraient avec nous avant même la révolution. Vous savez à quel point cela était difficile et le type de dangers auxquels vous étiez exposés.

En ma qualité de ministre des Affaires étrangères de la Finlande, je suis fier que les représentants de notre pays aient fait de leur mieux pour vous soutenir durant ces moments difficiles.


Après la révolution, les possibilités de coopération sont désormais tout autres. La réussite des réformes des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient est un objectif central pour la Finlande. Nous avons répondu à ce défi en doublant les fonds alloués à la coopération avec l’Afrique du Nord.

  Une coopération tous azimuts avec la Tunisie

La Finlande est un des principaux financiers du bureau tunisien du Haut commissaire de l’ONU aux droits de l’homme. Nous avons participé à la mission européenne d’observation des élections, à la fois financièrement et en y dépêchant des experts finlandais. Les fonds à la disposition de l’ambassade de Finlande pour la coopération locale ont déjà été accrus au printemps. Le financement continuera d’augmenter en 2012. Ces fonds seront alloués au soutien des activités des ONG.

De nouveaux projets de coopération sont en préparation, par exemple pour la formation de la police, la promotion de l’égalité des sexes et le développement du secteur agricole et forestier. Lors de la récente visite en Finlande de la ministre des Affaires de la femme Lilia Labidi, de nombreux thèmes pouvant faire l’objet d’une coopération ont été évoqués, par exemple le soutien de l’entrepreneuriat féminin. L’ONG finlandaise DEMO est en train de préparer un projet pour promouvoir la participation politique des jeunes.

La Finlande a apporté son soutien à l’expansion de la coopération entre la Tunisie et l’Union européenne. De même, nous avons soutenu l’instauration d’une coopération entre la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et la Tunisie.

Je souhaite que les réformes des pays d’Afrique du Nord ouvrent de nouvelles possibilités de coopération sur les forums internationaux tels que les Nations Unies : la Tunisie a beaucoup à offrir en ce qui concerne notamment la promotion du statut des femmes et des droits de l’homme dans le monde entier. Les pays nordiques – l’Europe du Nord – et l’Afrique du Nord pourraient joindre leurs forces en la matière.


Extraits de la communication de M. Erkki Tuomioja, Ministre des Affaires Etrangères de Finlande au Collège International de Tunis


 

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