News - 11.12.2025

Mohamed Jaoua: Démocratisons les Mathématiques(1)!

Mohamed Jaoua: Démocratisons les Mathématiques!

Par Mohamed Jaoua(2,3)

Résumé: Les compétences mathématiques sont devenues essentielles à toute société pour affronter les défis de l’économie de la connaissance, notamment le défi de l’IA, et essentielles pour que ses citoyens en cours formation puissent en maîtriser les bases indispensables à l’exercice des nouveaux métiers. Alors que nous étions bien partis, celles-ci connaissent pourtant aujourd’hui une régression préoccupante au sein de notre société. Un aggiornamento de notre pédagogie est à cet égard urgent pour parvenir à une «alphabétisation numérique» sans laquelle nous pourrions manquer la marche du XXIème siècle, comme nous avions manqué celle du XXème. Car la clé pour sauter ce pas est la démocratisation de ce « couteau suisse » que sont devenues les Mathématiques dans l’économie 4.0.

«Savoir mathématique et société». Quel sujet serait plus pertinent, plus actuel, plus critique, pour parler aujourd’hui des mathématiques – et au-delà d’elles de notre avenir – dans cette enceinte du savoir qu’est Beït El Hikma? Alors que l’intelligence artificielle, cette discipline entièrement basée sur les mathématiques, occupe une place grandissante – parfois envahissante – dans nos sociétés, les mathématiques semblent quant à elle déserter progressivement nos lieux de savoir, écoles et universités, et par là-même déserter notre culture. La baisse alarmante des bacheliers de la section «Maths» et celle des étudiants en Masters de Mathématiques, en constituent deux témoignages alarmants, sans parler des classements PISA que nous avons mis sous le tapis en cessant d’y participer après en avoir touché le fond. Tout aussi alarmante est la menace que représenterait désormais l’IA pour les mathématiques elles-mêmes, et pour les mathématiciens: au terme d’un test effectué en octobre dernier, quatre des cinq IA testées se sont révélées aptes à remporter une médaille d’or aux Olympiades Internationales de Mathématiques. Laissant craindre que ces dernières connaissent bientôt la posture de Frankenstein qui, après l’avoir créée de toutes pièces, se retrouva aux prises avec sa créature? Ce thème a été plus précisément exploré il y a plus d’un demi-siècle par Stanley Kubrick dans son allégorie visionnaire du temps présent, «2001, Odyssée de l’espace», où un ordinateur doté d’intelligence artificielle – HAL 9000 – prend le contrôle du vaisseau spatial en route vers Jupiter et de l’équipage humain qui le commande. Autant de signaux qui appellent à une réflexion profonde sur les ressorts de ce fossé qui s’élargit entre les Mathématiques et notre société, une réflexion pour le comprendre et être en mesure de le combler, et pas seulement pour s’en inquiéter.

En fait, le divorce remonte à loin. Une anecdote éclairante à cet égard est la rencontre de Laurent Schwartz avec le jeune Grothendieck venu le rejoindre – ainsi que Jean-Alexandre Dieudonné – à Nancy en 1951. Grothendieck était porteur d’un article de 50 pages généralisant l’intégrale de Lebesgue aux fonctions à valeur dans un groupe topologique. «C’était exact, mais rigoureusement sans aucun intérêt», écrira plus tard Schwartz à ce sujet. Dieudonné passa quant à lui un savon mémorable au jeune prodige en l’invitant à ne plus généraliser pour le seul plaisir de généraliser. «Il faut certes que le problème traité soit difficile», lui dit-il, «mais qu’il soit aussi susceptible d’applications dans le reste des mathématiques ou dans d’autres sciences».

La tour d’ivoire infernale

Biographie de l’auteur 

Docteur ès-sciences Mathématiques de l’Université Pierre et Marie Curie (Sorbonne Université) en 1983, Mohamed Jaoua a été chercheur à l’École Polytechnique et à l’INRIA de 1975 à 1983, puis professeur à l’ENIT (Tunisie) avant de rejoindre l’Université Nice Sophia Antipolis (Université Côte d’Azur). Fondateur en 1991 de l’IPEST et de l’École Polytechnique de Tunisie, qu’il dirige jusqu’en 1995, il fonde en 1997 le LAMSIN-ENIT, premier laboratoire tunisien de recherche en mathématiques appliquées, au sein duquel il abrite la Chaire UNESCO « Mathématiques et développement » dont il est titulaire (2002-2008). Il a aussi co-fondé Esprit en 2003 et fondé en 2016 Esprit School of Business, qu’il dirige jusqu’en 2021. Il est membre du conseil stratégique de Pristini Knowledge Group, dont il a dirigé l’école de l’IA en 2023-2024. 

Mohamed Jaoua a été vice-président puis président du CIMPA (Centre International de Mathématiques Pures et Appliquées) de 1996 à 2004, et vice-président de l’Université française d’Égypte de 2012 à 2015. En 2023, il a publié son autobiographie intitulée «Destin de sta’: un mathématicien entre deux siècles» (Leaders Books).

Applications... c’est précisément là que le bât blesse. Ce mot était en effet devenu au fil du temps une sorte de « gros mot » dans l’univers des mathématiciens.  On connaît la vieille controverse qui opposa Charles Jacobi à Joseph Fourier, le second ayant – aux dires du premier – «l’opinion que le but principal des mathématiques était l’utilité publique et l’explication des phénomènes naturels, alors qu’un philosophe comme lui aurait dû savoir que le but unique de la science, c’est l’honneur de l’esprit humain». Il faut dire que les mathématiques se prêtent naturellement à cet élitisme, à ce superbe isolement vis-à-vis du tout-venant. «La mathématique, c’est l’art de donner le même nom à deux objets différents», écrivait à cet égard Henri Poincaré. Car celle-ci s’intéresse à l’essence des choses, à leurs propriétés communes et souvent cachées plutôt qu’à leur apparence visible. De ce fait, elle est inaccessible à la plupart des non «initiés», ce qui les apparente à une science ésotérique.

Les mathématiciens eux-mêmes ont pu se satisfaire, parfois même se délecter – je dois avouer que ce fut mon cas dans ma prime jeunesse – de ce statut, de cette tour d’ivoire qui les mettait hors de portée de la plèbe. Ce ne fut pas le fait des plus grands d’entre eux, dont c’est la place naturelle, mais plutôt de la masse des «mathématiciens traditionnels», des clercs en quelque sorte, selon la typologie des intellectuels établie par Gramsci. L’illustration la plus sidérante de ce divorce a été la folle généralisation de l’abstraction des mathématiques dites «modernes». Laquelle a sans aucun doute été indispensable à l’unification au plus haut niveau de l’appareil conceptuel des mathématiques, à son dépoussiérage. Celui-ci souffrait en effet – comme il arrive souvent au mouvement d’avancée créatrice de toute science – d’un encombrement de couches successives souvent imparfaites, parfois redondantes sinon contradictoires, qui obérait les avancées qualitatives dont les Mathématiques étaient grosses. Mais ce nettoyage, ce dépouillement de la chair des Mathématiques pour en mettre à nu les os et la structure, cette œuvre gigantesque et refondatrice du groupe Bourbaki fut amenée telle quelle et sans ménagement aux potaches des collèges par des clercs de l’éducation nationale dont la maîtrise des concepts leur procurait l’illusion narcissique d’une proximité avec les plus grands. Alors que leur rôle eût été de les simplifier pour les rendre accessibles au plus grand nombre, de faire œuvre de vulgarisation au sens le plus noble du terme, de rendre intelligible à tous ce qui ne l’est a priori qu’au gotha, de faire acte de pédagogie en somme ...

Ce qui a aussi permis ou aggravé cette dérive, c’est que – comme à la religion pour ce qui est des mœurs – notre société avait décidé d’offrir aux mathématiques un autre rôle que celui de comprendre et d’expliquer le monde. Tournant ainsi le dos à Ibn Khaldoun qui proclamait dans la Muqaddima que «c’est par l’art du calcul qu’il faut commencer l’école, car il forme des têtes bien faites, capables de raisonner juste, au point que la contestation leur devienne une seconde nature». Au lieu de cela, on lui a assigné la mission de définir la frontière entre le bon et le mauvais et – dans le cas d’espèce – entre le bon et le mauvais élève, le bon et le mauvais étudiant et in fine entre le bon et le mauvais citoyen. Sans voir que la tyrannie qui se mettait en place, apparemment à leur profit, pourrait bien finir par avoir raison des mathématiques elles-mêmes.

J’ai toujours été frappé pour ma part par la réaction de la plupart de mes interlocuteurs lorsqu’au cours de la discussion, j’en venais à leur « avouer » ma profession. «Moi, je n’ai jamais rien compris aux Maths», disaient-ils le plus souvent, en ajoutant souvent: «Mais à quoi ça sert?» ... sous-entendu de se casser la tête avec de telles abstractions à l’utilité improbable, y compris aux yeux de ceux qui les enseignent?

«Lakoum dinoukoum wa lana dinouna»(4), semblaient-ils ainsi me dire, consommant la rupture du dialogue tout en révélant la fracture abyssale des mathématiques dans notre société. Car imaginerait-on un seul instant que le dernier des ignorants puisse proclamer sans vergogne qu’il ne comprendrait rien à l’histoire, à la biologie, ou même à la philosophie dont la prégnance est pourtant si anecdotique à l’école?

«On appelle d’ordinaire inutiles les choses que l’on ne comprend pas», écrivait Fontenelle. Les esprits simples pourront s’en consoler, mais comment des esprits rationnels tels que les nôtres pourraient-ils accepter ce divorce entre mathématiques et société?

Mathématiques et société au cours des siècles

Pour ma part, je suis persuadé que celui-ci n’est pas une fatalité, car il n’en a pas été toujours ainsi, loin de là. Ainsi, pour les babyloniens, les mathématiques servaient surtout à calculer, dans un système de numération très complexe – sexagésimal – au vu des nombreux signes qu’il nécessitait et des nombreux diviseurs qu’il offrait: 2, 3, 4, 5, 6, et leurs multiples 10, 12, 15 et 30. Un système dont on a notamment hérité la division de la journée en 24 heures – un multiple de 6 – l’heure en 60 minutes et la minute en 60 secondes. Les bases du calcul binaire de l’ordinateur sont similaires, avec le bit et l’octet. Plus tard, les indiens et dans leur foulée les arabes reprendront un système qui fera recette, celui la numération décimale de position, avec l’adjonction du zéro qui est aujourd’hui devenu la moitié du système numérique. Leonardo Fibonacci – son nom est la contraction de «figlio di Bonacci» – dont le père, consul de la République de Gênes à Bougie, y fit venir son fils, dont il connaissait l’inclination pour les mathématiques, afin qu’il y découvrît ce système magique permettant le calcul grâce à des algorithmes, c’est à dire à la répétition d’une succession d’opérations conduisant à la solution d’un problème. Fibonacci en transmit l’essence dans son Liber Abaci (Livre des Abaques) à une Europe qui était encore prisonnière de chiffres romains qui permettent de représenter les nombres mais en aucun cas de calculer. Les mathématiques égyptiennes se préoccupaient quant à elles de la résolution de problèmes pratiques de répartition de nourriture, de salaires, de calcul de matériaux de construction, de taxation de la distribution de la si précieuse eau du Nil, et pour cela de mesures de surface et de volumes. L'essentiel de leurs documents consiste en techniques sur des exemples de calcul (multiplication, division et calculs avec des fractions). C’est avec les Grecs que la géométrie et l’abstraction sont devenues reines: «Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre» annonçait ainsi le fronton de l’Académie de Platon. Une géométrie utile cependant. Au IIIème siècle avant J.-C., c’est en mesurant l’angle du soleil à Alexandrie et à Assouan qu’Ératosthène calcula, de manière assez précise, à 100 km près – soit 0,24%, la circonférence de la terre. Inférant au passage que celle-ci était ronde. La renaissance pourra ensuite revenir aux sources des civilisations grecque et indienne telles qu’elles auront été recensées, développées et transmises par les Arabes.

Lors de sa campagne d’Égypte, Bonaparte embarqua pour sa part avec lui plus de 150 savants, au nombre desquels les mathématiciens Gaspard Monge et Joseph Fourier, des naturalistes, des chimistes, des botanistes, des médecins, qui serviront les besoins de la campagne, mais qui seront également les auteurs de la «Description de l’Égypte» et les membres fondateurs de l’Institut d’Égypte que présida Gaspard Monge.

Aujourd’hui encore, et sans doute plus que jamais, «loin d’être l’exercice ingrat ou vain que l’on imagine, les mathématiques pourraient bien être le chemin le plus court pour la vraie vie», comme l’écrit Alain Badiou dans son «Éloge des mathématiques»(5). Car nous sommes plongés dans une économie de la connaissance où l’informatique et les modèles numériques sont devenus des clés majeures, dans une industrie 4.0 où le moindre objet est connecté, où des automates décident des actions à mener au vu des signaux qu’ils reçoivent de capteurs en obéissant à des modèles mathématiques préprogrammés. Dans ce monde-là, l’inculture mathématique du plus grand nombre devient un insupportable fardeau et un frein majeur au progrès.   

L’alphabétisation numérique, enjeu du siècle

L’enjeu de la «digitalisation» des populations est en fait aussi essentiel aujourd’hui pour le développement de cette économie, que le fut leur alphabétisation au début du XXème siècle en Europe, et en Tunisie au lendemain de l’indépendance, pour l’industrialisation. Il faut rappeler que, plutôt que par la générosité, notamment à l’égard des populations maghrébines et africaines alors sous domination française, Jules Ferry – grand colonialiste s’il en fut – était mû, en rendant l’instruction publique obligatoire et l’école gratuite, par des impératifs économiques très concrets. Du fait du regroupement de la main d’œuvre dans les villes que l’industrialisation imposait, les ouvriers devenaient redevables de compétences dont les paysans qu’ils étaient n’avaient pas l’utilité : savoir lire la destination ou le numéro du bus à prendre pour aller à l’usine, le nom de l’arrêt où il fallait descendre, le mode d’emploi des machines sur lesquelles ils travaillent; savoir compter et calculer aussi, etc. Émigré à Paris au milieu du XXème siècle, le juif tunisien Jules Ouaki le constata ainsi à ses dépens, devant l’insuccès de sa recherche d’un emploi de gardien de synagogue, similaire à celui qu’il occupait à Tunis. C’est que, analphabète, il n’était capable ni de déchiffrer les consignes de sécurité, ni de composer le numéro d’appel d’urgence des pompiers ou celui de la police en cas de nécessité. Pour gagner sa vie, il se reconvertit donc en vendeur à bas prix de surplus de vêtements sur les marchés populaires, ce qui le conduira à créer plus tard, avec le succès que l’on sait, la marque Tati. À François Mitterrand qui lui demandait – lors de la remise de sa Légion d’honneur – ce qu’il serait devenu s’il avait su lire, Ouaki répondra malicieusement: «Gardien de synagogue, Monsieur le Président».

Aujourd’hui, ce sont des compétences mathématiques plus étendues, des capacités de raisonnement et d’abstraction nécessitées par l’usage de modèles et algorithmes numériques, qui ne peuvent plus rester l’apanage – au sein de la société – d’une petite aristocratie intellectuelle qui les maîtrise. Même si ces compétences ne peuvent être qu’inégalement partagées, au même titre que toutes les autres d’ailleurs, il est urgent qu’elles soient démocratisées et beaucoup mieux répandues. À ceux qui opposeront l’impossibilité de la chose, on rappellera qu’il y a un siècle, personne n’avait exigé des individus à alphabétiser qu’ils devinssent poètes ou écrivains... ou mathématiciens, mais seulement qu’ils sachent lire, écrire et compter. De la même façon, la nouvelle frontière à laquelle nous faisons face aujourd’hui, c’est l’acculturation numérique de l’ensemble de la population et non pas son expertise, c’est-à-dire l’acquisition par tous de la capacité d’utiliser a minima ces formidables outils que sont les mathématiques et l’informatique. Cet objectif, c’est ce que les anglo-saxons appellent la «digital literacy» et qu’on pourrait traduire par «alphabétisation numérique».

Quand on l’interrogeait en 1956 sur le pourquoi du CSP, alors que personne – et surtout pas les femmes qui n’avaient pas de voix au chapitre – ne le demandait, Bourguiba rétorquait: «Parce qu’on ne peut pas construire un pays en tournant le dos à la moitié de sa population». C’est cette vision lumineuse qui nous permet aujourd’hui de compter 60% d’étudiantes parmi nos étudiants, 67% de femmes parmi nos diplômés de notre Université et que 50% de ses enseignants sont des enseignantes.

Mais en dépit de cette formidable avancée, notre école vit aujourd’hui une nouvelle exclusion, celle de la majorité de sa population des compétences désormais exigées par l’économie. La privant par là-même de toute chance de contribuer à l’œuvre d’édification nationale. Plus de 60% de nos lycéens sont en effet orientés, et ce ratio augmente chaque année, vers des filières conçues selon les paradigmes du siècle dernier, des filières totalement orthogonales aux Mathématiques, alors que la maîtrise a minima de ces dernières est devenue indispensable à l’exercice de tous les métiers du XXIème siècle. Ces filières n’ouvrent donc à ceux qui y sont affectés, parqués devrait-on dire, aucune – ou si peu – de perspectives d’insertion dans l’économie et la société. Parce que l’éducation nationale n’a pas pris la peine de réviser ses programmes et encore moins sa pédagogie des Mathématiques pour rendre ces dernières accessibles à tous, alors qu’elles sont la clef de tout. Pourtant, l’IA nous offre aujourd’hui, avec les LMS notamment, la possibilité de personnaliser les parcours et les rythmes d’apprentissage pour n’abandonner personne en chemin. Pourtant, l’honneur d’un système éducatif est de préparer tous ses apprenants aux enjeux du moment, il est d’offrir à chacune et chacun d’entre eux un devenir à la mesure de ses talents et de ses compétences.

Nous avons certes hérité de la France, l’une des plus grandes – sinon la plus grande – nation mathématique(6) du monde, notamment grâce à ses grandes écoles, les prémices de la grande et belle école mathématique que nous avons su développer au sein de notre Université, nous avons hélas aussi hérité de sa fracture mathématique, elle dont la population scolaire reste dans son écrasante majorité hors du champ mathématique à l’issue du collège, comme en témoignent ses performances médiocres année après année au classement PISA. Confronté à ce dilemme, alors que l’IA – dont il a fait un enjeu – repose justement sur des compétences mathématiques, Emmanuel Macron – plutôt que de casser ce thermomètre désobligeant –avait fait appel en 2017 aux lumières du médaillé Fields 2010 Cédric Villani. Conjointement avec l’inspecteur général Charles Torossian, celui-ci avait répondu en préconisant vingt et une mesures susceptibles de sortir le pays de ce bourbier. La mesure essentielle étant l’adoption dès la maternelle de la méthode de Singapour, basée sur le triptyque concret/image/abstrait. Il ne s’agissait donc en aucun cas de tourner le dos à l’abstraction, qui est l’essence même des mathématiques, mais bien plutôt de faire en sorte que celle-ci soit accessible à tous, et dès le plus jeune âge, en l’associant à l’objet et à l’image qui sont – eux – accessibles de prime abord. Avec ma petite-fille en classe de CP, je découvre en ce moment même – et avec quel bonheur ! – la mise en œuvre de cette méthode. Dans les années 80, Singapour était abonné aux dernières places du classement PISA, ce qui contrariait son ambition de prendre place parmi les nations technologiques. Pour donner corps à celle-ci, il lui fallait doter la majorité de sa population scolaire de compétences mathématiques, et pour cela démocratiser celles-ci. Une pédagogie inclusive, rendant accessible à tous ce qui ne l’était jusque-là qu’à une élite, était à cet égard indispensable. En l’inventant et en l’adoptant, Singapour a commencé à progresser dans le classement PISA jusqu’à en atteindre les sommets à partir de 1995. Nous avons quant à nous adopté l’exact contrepied de cette démarche, en sanctuarisant les Mathématiques au sein de places fortes imprenables ayant pour noms lycées pilotes, collèges pilotes, sections Maths, des places fortes de plus en plus réduites et isolées au fil du temps, laissant ce faisant l’analphabétisme numérique gagner la majorité de nos élèves.

Pourtant, ce qu’un petit pays de 500 000 habitants a su faire, la Tunisie – riche de ses 12 millions d’âmes et de sa riche histoire éducative – en eût été tout aussi capable. Seules lui ont manqué la détermination politique et la mobilisation des ressources de son appareil d’État, ainsi que celles de son intelligentsia, pour se saisir à bras-le-corps de cet enjeu du siècle. Si elle décidait de le faire, je ne doute pas que, retrouvant l’élan et l’enthousiasme qui avaient caractérisé ses premières années de son indépendance, elle pourrait accomplir les mêmes miracles.

Alors ... chiche ?

Mohamed Jaoua
Tunis, 11-12 Décembre 2025

1) Communication au workshop « Savoir mathématique et société » tenu à l’Académie Beït El Hikma à Carthage (Tunisie) les 11 et 12 décembre 2025

2) Mathématicien, anciennement titulaire de la Chaire UNESCO « Mathématiques et développement », Université de Tunis El Manar

3) L’auteur remercie chaleureusement son jeune collègue Mohamed Attoini pour la relecture minutieuse de son manuscrit ainsi que pour les précieux éclairages qu’il lui a apportés.

4) À chacun sa religion !

5) Flammarion, 2015

6) Première nation du monde au regard du nombre de médailles Fields par million d’habitants : 0,16 pour la France, contre 0,04 pour les USA, première nation en nombre absolu de médailles remportées. 

 

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