News - 30.06.2023

Ammar Mahjoubi: L'église et les tendances monothéistes des païens

Ammar Mahjoubi: L'église et les tendances monothéistes des païens

C’est entre 161 et 180, sous les règnes conjoints de Marc Aurèle et Lucius Verus, puis de Marc Aurèle et Commode, que commencent à s’accumuler les sujets d’inquiétude annonciateurs de la crise, au IIIe siècle, du monde romain. Graduellement se détruisent les équilibres qui procuraient à l’Empire sa stabilité. Les attaques des Germains en Europe, du Rhin au Danube, et celles des Parthes en Orient ouvrent de nouveau l’ère des grandes guerres arrêtées depuis l’avènement du régime impérial et l’instauration par Auguste de la «pax romana». L’armée, dont le rôle était réduit, retrouve le sentiment de son importance face au péril extérieur.

En Europe, de violents remous agitent les tribus germaniques et engendrent un vaste brassage entre les peuples. Les Germains orientaux quittent les bords de la Baltique et s’enfoncent à l’intérieur de la Germanie, refoulant les tribus antérieurement établies, les déplaçant vers l’ouest et le Sud ; et les peuples germaniques qui étaient installés sur la rive gauche du Danube moyen et supérieur sont alors les premières à donner l’assaut contre le «limes» romain et à révéler la faiblesse de son organisation militaire affectée, notamment, par le transfert en Orient d’une partie des troupes, pour renforcer l’armée dressée contre les Parthes dont la dynastie nouvelle, celle des Sassanides, se dit descendre des Achéménides et en revendique l’héritage. En 260, Sapor Ier (Shahpuhr Ier) fait subir à Rome un désastre inouï en capturant l’Empereur Valerien, et porte ainsi à l’Empire, gravement et pour longtemps, une atteinte cruciale. En Europe comme en Orient, la pression permanente est omniprésente, et toutes les fois qu’un secteur du «limes» est quitté par l’armée pour parer une menace, des Barbares ne tardent pas à s’y engouffrer.

A l’interne également, les difficultés s’accumulent. Les formes de la crise sont multiples, politiques et économiques autant que religieuses et morales. Elles s’ajoutent au malaise social, et créent une ambiance spécifique d’anxiété et de crainte qui accable les contemporains. Avec l’effondrement moral, ces multiples facettes de la grande crise font recourir tous les accablés par les malheurs du siècle, tous les taraudés par l’inquiétude, aux religions de salut, d’origine orientale ainsi qu’aux grandes divinités protectrices traditionnelles. Ainsi naît une religiosité nouvelle, typique de cet «âge de l’anxiété», caractérisé par l’attirance puissante des individus et des communautés pour les divinités salvatrices. Et c’est dans cette ambiance mystique du IIIe siècle gréco-romain que naissent aussi des idées monothéistes, favorisées par le phénomène complexe des syncrétismes, qui rapprochait et rassemblait les cultes propres aux diverses civilisations de l’Empire. Idées monothéistes qui trouvent leur expression philosophique dans le néo-platonisme de Plotin et de son successeur Porphyre, et qui aboutissent à la reconnaissance d’une force suprême, qui domine l’univers, mais garde son mystère et reste à jamais incompréhensible. Plotin ne fait d’ailleurs que continuer une longue tradition du monothéisme païen, qui date de Xénophane de Colophon et de Platon.

Mieux vaudrait cependant préciser qu’il ne s’agit pas tout à fait de monothéisme, mais plutôt d’hénothéisme, de cette forme particulière du polythéisme dans laquelle le dieu suprême, «deus summus» des néo-platoniciens, joue un rôle prédominant par rapport aux autres divinités, sans toutefois exclure ces derniers, divinités inférieures qui lui sont subordonnées; et c’est ce monothéisme des païens qui se pose en concurrent du christianisme, qui interpelle les apologistes chrétiens en ce IIIe siècle inquiet, alors que l’Eglise a renforcé sa position dans la société, après les persécutions des empereurs Dèce et Valérien.

Citons à ce propos ce passage important des «Métamorphoses» d’Apulée, qui fait de la déesse égyptienne Isis, dont il devient le fervent adepte, la «puissance unique que le monde entier vénère sous des formes nombreuses … , illustrant ainsi le syncrétisme qui amalgame les religions païennes, ainsi que la tendance grandissante à l’adoration d’une divinité unique : « Je viens à toi, Lucius, émue par tes prières, moi, mère de la nature entière, maîtresse de tous les éléments et principe des siècles, divinité suprême, reine des Mânes (à la fois divinités infernales et esprits des défunts), première des habitants du ciel, type uniforme des dieux et des déesses. Les sommets lumineux du ciel, les souffles salutaires de la mer, les silences désolés des enfers, c’est moi qui gouverne tout au gré de ma volonté. Puissance unique, le monde entier me vénère sous des formes nombreuses, par des rites divers, sous des noms multiples. Les Phrygiens (région du Nord-Ouest de l’Asie Mineure, célèbre par le culte de Cybèle, déesse de la fécondité et «mère des dieux») premiers nés des hommes m’appellent mère des dieux, déesse de Pessinonte; les Athéniens autochtones, Minerve Cécropienne (Cécrops est un héros pélasgique qui aurait été le premier roi de l’Attique) ; les Cypriotes baignés dans les flots, Vénus Paphienne (Paphos est une ville ancienne de l’île de Chypre, célèbre par son temple d’Aphrodite) ; les Crétois porteurs de flèches, Diane Dictynne…et les Egyptiens puissants par leur antique savoir m’honorent du culte qui m’est propre et m’appellent de mon vrai nom, la reine Isis… (Métamorphoses, XI, 5,1,2,3).

Mais Apulée, dans un autre passage des Métamorphoses, laisse Lucius injurier la femme d’un meunier car «méprisant les dieux et les foulant aux pieds, elle propageait le mensonge sacrilège de professer, au lieu d’une religion véritable, un dieu prétendument unique». Ce qui indique clairement que «l’unus, solus deus» n’était nullement un «deus unicus»  et que l’idée d’un dieu unique était toujours étrangère aux païens de façon générale et, surtout, aux croyances populaires. Le paganisme n’a jamais accédé à un monothéisme total et parfait; il n’a pas dépassé l’étape hénothéiste.

Tertullien, de son côté, avait noté en 197, dans l’«Apologétique», les aspects régionaux de ces tendances monothéistes païennes. La grande divinité féminine Tanit, adorée depuis l’époque punique et assimilée à la déesse romaine Caelestis, serait devenue la patronne de la province africaine et, surtout, de Carthage sa capitale où le temple célèbre de la déesse et son oracle ont persisté jusqu’en 421. Avec la «Dea Caelestis» Tertullien n’oublie pas de mentionner l’importance de son correspondant masculin, le grand dieu des Carthaginois Ba’al Hammon devenu Saturne, un «Afrorum Saturnus» apparu aux débuts du IIIe siècle sous cette désignation dans les sources antiques. Disposant d’un ordre sacerdotal puissant, son culte survécut, lui aussi, jusqu’au Bas-Empire comme le prouvent les innombrables stèles exhumées dans presque tous les sites de la province. Augustin le qualifie même de «dominus deus», lui donnant le titre (dominus) du maître absolu de l’Empire.

A côté de ces divinités régionales figurées dans l’art provincial des stèles africaines, Tertullien présente aussi certains traits du dieu des philosophes, l’être tout-puissant du monothéisme syncrétique, que les penseurs anciens reconnaissent en tant que «princeps mundi», bien au-dessus des divinités mineures qui lui sont adjointes. Et Minucius Felix, l’autre apologiste de cette Eglise africaine du IIIe siècle, passe en revue dans l’Octavius les avis principaux des écoles philosophiques grecques, depuis le VIe siècles avant le Christ, sur la nature et le pouvoir du dieu suprême. Saint Cyprien fait même allusion aux traités hermétiques et à Hermes Trimegiste, à leurs pensées inspirées des conceptions platoniciennes. Plus tard, au IVe siècle et toujours en Afrique, Lactance, Arnobe et Augustin soulignent encore la position éminente du «deus summus», dominant ses adjoints et ses serviteurs.

Face au dieu suprême de la conception sèche et austère des philosophes, l’archéologue polonais T. Kotula assure que «le christianisme a opposé le monothéisme conséquent d’un Dieu de la Sainte Trinité, mais à la fois un Dieu de la miséricorde, Dieu sauveur dans l’incarnation du Christ, Fils de l’homme crucifié… et en cet évangile consistait le succès de la nouvelle foi, dans une humanité meurtrie par les malheurs du temps» (Actes du Ve colloque international sur l’Histoire et l’Archéologie de l’Afrique du Nord, p157). Ce face à face, ajoute Kotula, finit par aboutir à une réconciliation, à des idées conciliantes entre le monothéisme païen et la doctrine chrétienne avancées par Tertullien et réaffirmées par Minucius Félix, Arnobe et Augustin. Les deux monothéismes semblent emprunter le même cheminement vers un monothéisme universel, vers l’adoption de positions communes qui concèdent à la recherche de l’unicité, par les païens, le mérite d’avoir frayé la voie, en adoptant une évolution naturelle immuable vers la prédominance du monothéisme chrétien.  Evolution facilitée par le dialogue entre les deux religions au niveau des milieux lettrés et, surtout, à celui des philosophes païens avec les auteurs chrétiens, comme le montre la dispute savante décrite par Minucius Felix dans son Octavius».

Mais le dialogue, la «dispute» dégénérait parfois en une polémique véhémente, lorsque s’aggravaient les conflits religieux; Cyprien fulminait alors contre l’idolâtrie, Lactance, dans son «Mortibus persecutorium», accablait les tétrarques qui régentaient l’Empire, et Arnobe s’acharnait sur les superstitions païennes, tandis que Porphyre publiait, en quinze livres, son traité antichrétien. Plus grave devient alors la réaction de l’Empire face à la crise, car l’idéologie monothéiste païenne est détournée au profit de son pouvoir absolu. Proclamé «Dominus et dei natus», l’Empereur est le maître ici-bas de même que Dieu est le maître du ciel.

L’idéologie impériale, sous le règne d’Aurélien, s’efforce dès lors de rattacher le corps sacré du prince au culte étatisé de «Sol Invictus», du dieu Soleil érigé par le monothéisme syncrétique. Sur les monnaies de l’époque est alors célébré «Sol, Dominus Imperii Romani» et «Sol Conservator» protecteur de l’Empereur. Mais la réforme politico-religieuse d’Aurelien ne survécut pas longtemps à son auteur, car Constantin, bien qu’adepte de cette religion solaire, finit par se convertir au monothéisme chrétien.

Ammar Mahjoubi

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