News - 16.08.2018

Guy Sitbon: Mohamed Ben Smail, celui qui ne voulait jamais quitter la Tunisie

Guy Sitbon: Mohamed Ben Smail, celui qui ne voulais jamais quitter la Tunisie

Guy Sitbon: «Je ne quitterai jamais la Tunisie»

Comme les autres journalistes, je ne l’ai jamais appelé que Ben Smaïl. Mohamed aurait été trop familier, Si Mohamed un peu pompeux. Mise à part sa carrière professionnelle, on ne savait pas grand-chose de lui. Volontiers causant mais réservé, il ne parlait jamais de lui. Où habitait-il ? Avec qui ? On n’osait pas l’interroger et d’ailleurs pour quelle raison l’aurait-on fait ? Un jour, on apprit qu’il s’était marié. Avec une Française. Non, pas Française, croyaient savoir d’autres. Et puis, le Maghreb Circus s’est progressivement dilué. On s’est perdu de vue. On se croisait de temps à autre. Le jeune Ben Smaïl, toujours badin, persifleur et blagueur, semblait résister au temps. Ah, oui…On fut un jour tout à fait surpris d’apprendre qu’il jouait au tennis, et pas seulement à ses moments perdus. Sa souple silhouette, sa musculature longiligne aurait pu nous mettre la puce à l’oreille mais les Arabes tennismen, ça ne courait pas les rues. Bon, il faisait exception. Pourquoi pas ? D’ailleurs, c’était peut-être un bobard et on ne se voyait pas aller lui demander «C’est vrai que tu joues au tennis ?»

On était à peu près sûr qu’il était Djerbien. De Midoun, murmurait-on, ou d’un trou encore plus perdu. Arabe et en plus Djerbien, il aggravait son cas, auraient pensé les colonialistes. Nous ne l’étions pas, tout le contraire. Nous n’avions que deux seuls ennemis, l’impérialisme et le capitalisme, dans l’ordre. Aussi, quand je suis tombé dans un kiosque de l’Avenue encore Jules-Ferry, sur le premier numéro de L’Action, je l’ai avalé d’une seule gorgée comme un bol de lablabi surharissé. De la couverture à la dernière page, exactement notre attente, précisément nos questions, tout ce que nous pensions ne jamais voir de nos yeux. A le relire aujourd’hui, le journal nous paraît maladroit, amateur. En ce temps-là, nous le recevions comme les premiers croyants accueillirent les Evangiles et le Coran. La vérité toute nue. Et puis surtout, surtout, les signatures: Ben Machin, Ben Truc, El quelque chose, la Tunisie telle qu’elle était, pas comme la vitrine coloniale nous l’exhibait à en tomber d’ennui. Ni une, ni deux, je saute à la dernière page, j’y trouve l’adresse, j’allume une cigarette et j’y vais, j’y cours, j’y vole.

Ce devait être l’été 1954, j’avais vingt ans. Ce devait être Rue El Djazira, ou une autre, je ne sais plus, en tout cas dans les parages. Ce devait être au premier étage, ou au second, les souvenirs se fondent. Je vous parle d’un temps à quelque chose comme soixante ans d’aujourd’hui, si vous voyez ce que je veux dire. Mes contemporains, et même Ben Smaïl, ont tous, paraît-il, pris pas mal de bouteille. Moi, je ne trouve pas. Pour vous la faire courte, j’ai demandé à un quidam qui sortait d’une porte le bureau du patron. C’est ici, m’a t-il introduit. Ils étaient là, deux Messieurs, plutôt noirauds, même chemisette blanche cintrée, assis devant une table, penchés l’un vers l’autre , à s’entretenir en silence. L’un petit, trapu, fermé, l’autre mince, élancé, ouvert. Je sus plus tard qu’ils portaient nom, Béchir Ben Yahmed et Mohammed Ben Smaïl. Le couple inséparable. Deux Djerbiens frais émoulus des universités françaises, fondateurs de L’Action, converti plus tard Afrique-Action, puis en Jeune Afrique. Ils ne prêtèrent pas un brin d’attention à ma présence et continuèrent à marmotter dans une langue ou je crus deviner du djerbien pré-arabique. Ben Smaïl se leva alors comme un ressort échappé de sa boîte.

• Oui ?
• J’ai beaucoup aimé votre journal.
• Nous, non.
• Je voudrais travailler avec vous. J’écris des articles sportifs dans la Presse.
• Nous cherchons un correcteur.
• Je suis votre homme.
• 400 francs (400 millimes) par numéro, lança Béchir, comme on lance un caillou.

Je triplais d’un seul coup mes revenus hebdomadaires d’étudiant. Le business ne s’éternisa pas. Je dus poursuivre mes études à Paris d’où je revins quatre ans plus tard pour assurer la correspondance du Monde. Bourguiba avait mis fin à la liberté de ton de L’Action et je trouvai Ben Smaïl directeur de cabinet au ministère de l’Information. Un matin, je le croisai sur l’Avenue devenue Habib-Bourguiba. Il me prit par le bras et m’engouffra dans sa mini-voiture. «Nous prenons Radio Tunis. Je m’occupe de l’information. Tu me suis. Il est neuf heures. Il faut faire le journal de 13 heures. On a juste le temps.» Les Français venaient d’être virés en bloc. Ils refusaient d’assurer la transition. Ben Smaïl devait prendre le relais au pied levé. Seul, absolument seul. Je l’accompagnais. Nous nous sommes retrouvés tous les deux au micro «Ici Radio Tunis, annonça-t-il fièrement, présenté par Mohammed Ben Smaïl et Guy Sitbon.» J’ai bredouillé quelques dépêches. Ce fut, sans le moindre doute, le journal le plus héroïque et le plus bâclé de tous les temps. Je dus vite interrompre ma participation (qu’il ne m’a pas rétribuée à ce jour, je le rappelle en passant) en raison d’une dénonciation de l’ambassade de France auprès de mon journal à Paris pour «collaboration avec l’ennemi». La guerre d’Algérie battait son plein.

C’est vers ces années-là que se constitua le Maghreb Circus, groupe de journalistes internationaux en charge d’informer le monde sur le FLN algérien qui siégeait à Tunis. Le Californien, Tom Brady pour le New York Times, Jean Daniel pour l’Express, le Turc Arslan Hubaracci pour The Economist, le Polonais Andrei Borowieck, Associated Press, le Britannique Gavin Young, The Observer, le Yougoslave Peçar, Tanyung, ceux que j’oublie me pardonneront, ils sont partis en reportage dans un autre monde depuis un bon bout de temps.  En phallocrate invétéré, j’ai omis de citer les filles que nous désignions en bloc sous l’appellation de Les Vierges Maghrébines. Quel crétin a bien pu imaginer cette expression idiote, si je le tenais il passerait un mauvais quart d’heure. Tout ce beau monde assiégeait Ben Smaïl au ministère et, vers midi trente, prenait la route de Gammarth et des parasols au restaurant des Dunes pour trois, quatre heures de travaux balnéaires. Un essaim d’adorables créatures nous rejoignait. Rarement Ben Smaïl. Quand on l’apercevait dans son slip bleu, il nous observait de loin de son sourire narquois et persifla un jour « La Guerre et la Pépé ». Il ignore probablement que son mot s’est incrusté dans la mémoire du Maghreb Circus. Parmi nous, se glissaient bon nombre d’espions (pas moi, je le jure), quelques fournisseurs d’armes au FLN, comme le Yougoslave Péçar qui l’a reconnu publiquement trente années plus tard, sans parler des chercheurs d’aventures qui trouvaient à Tunis tout pour leur plaire. Ben Smaïl ne se délectait pas de ce pittoresque. La guerre lui tenait trop à cœur.

Avec Bizerte, en juillet 61, la guerre fit intrusion dans notre refuge. Ben Smaïl s’y rendit avec Serge Guetta, Jean Daniel, Ben Yahmed, Kahia. Moi, j’avais pris une autre voiture. Un soldat français les prit en collimateur. La rafale blessa gravement Jean qu’il fallut emporter à l’abri. Tous ont décrit la conduite de Ben Smaïl ce jour-là comme celle d’un habitué des champs de bataille. D’où lui est venu ce sang-froid de soldat ? Je me le demande à ce jour, mais en tout cas Jean Daniel lui doit bel et bien la vie. Après avoir fondé Afrique-Action, le conflit avec Bourguiba prit un tour tel que le journal dut s’exiler à Rome où je l’ai rejoint. Je n’y ai vu Ben Smaïl qu’un court instant pour lui demander dans quel bureau je devais m’installer. Il me désigna une table. Et toi, quel sera ton bureau ? lui ai-je demandé. Moi, je n’en aurai pas. Je rentre à Tunis. Je le fixais effaré : mais, il y a le journal à sortir. Et pour la première fois, il me fit une confidence : Je ne quitterai jamais la Tunisie. J’insistais : Et le journal ? Il retourna la tête comme pour cacher quelque chose: Je ne quitterai jamais la Tunisie. Voilà cinquante années de cela. Il n’a jamais quitté la Tunisie. Moi, oui. Bien d’autres, oui. Lui, non.

En passant à Paris, il ne téléphonait jamais à personne. On le rencontrait par hasard. Sauf un soir, tard. Guy, il faut que je te voie. Il a débarqué chez moi dans la nuit. Il ne ressemblait plus du tout à Ben Smaïl. Désemparé. Affolé. Mon fils est malade. Je dois absolument trouver des grands médecins. Tout de suite. Ce soir. Mais, à part mon dentiste je ne connais aucun docteur. Je ne rigole pas, Guy. Mon fils est malade. Je l’ai revu souvent durant cette crise. Contre toute attente, son fils a survécu. C’est aussi ça Ben Smaïl. Personne ne le savait.

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