News - 19.03.2018

Tunisie : L’institution du waqf au temps des beys et du protectorat français

Entre l’idéal et la réalité: L’institution du waqf au temps des beys et du protectorat français Habib Bourguiba, Premier ministre et président du Conseil, et Lamine Pacha Bey, Possesseur du Royaume de Tunisie (10 avril 1956 - 25 juillet 1957)

Antique institution, le waqf ou hubus (habous) est intimement lié à l’islam et au droit musulman. Il a occupé et continue —à l’exception de la Tunisie contemporaine— d’occuper dans la vie économique, sociale, législative et juridique  des pays musulmans une place importante. Si le but initial et constant de la constitution en habous au bénéfice d’une œuvre de charité ou d’intérêt général  de tout ou partie d’un patrimoine privé est d’être agréable à Dieu, l’usage  y a introduit des formes de dévolution  intermédiaire sanctionnée par le droit qui ont permis au constituant lui-même ou à des ayants droit par lui désignés de bénéficier de l’usufruit du bien constitué habous sans porter préjudice au principe même de l’institution qui est d’être une œuvre pieuse. Il y eut ainsi deux formes de habous ou waqf : le waqf ‘âm à dévolution pieuse ou d’intérêt général immédiate (au bénéfice, par exemple, des mosquées des zaouias, de l’université Zitouna, du collège Sadiki, des médersas d’étudiants, des indigents, des fontaines, des hospices et du mâristân, des Lieux saintsde La Mecque et Médine, et même des casernes) ; et le waqf khâs avec dévolution intermédiaire.

Nous reprendrons ici à notre compte  la définition donnée  par un jugement  de principe  du tribunal civil de Tunis en mai 1897 : «Le habous  est une institution du droit musulman d’après laquelle le propriétaire  d’un bien le rend inaliénable pour en affecter la jouissance au profit d’une œuvre pieuse ou d’utilité générale immédiatement ou à l’extinction de dévolutaires intermédiaires qu’il désigne».  Il existait aussi un troisième type de habous dit mushtarak ou mixte lorsque l’excédent des revenus d’un  waqf  constitué au profit d’une zaouia et son entretien est accordé à la descendance du saint fondateur du sanctuaire. D’ailleurs, la gestion des waqf-s de la zaouia était souvent confiée à la descendance en question. Ainsi, lorsque sidi Ahmed El Béhi fonda sa zaouia à Tunis au XVIIIe siècle, il décida que la gestion de l’établissement serait assurée par le doyen d’âge de la famille patrilinéaire.


Décret beylical (sceau de Ali Pacha Bey) nommant les frères Mohamed et Laroussi Ben Achour gérants de la zaouia de Sidi Mostari à Bizerte (1301/1884)

D’une manière générale, la constitution d’un habous, en intéressant la famille et la descendance tout en leur ôtant définitivement la possibilité de démembrer le patrimoine, fut, outre son caractère charitable et pieux, un légitime et efficace moyen d’échapper aux «rigueurs partageuses» des règles successorales fixées par la charia. C’était aussi une manière d’échapper  au despotisme  d’un  pouvoir politique dont la rapacité toujours en éveil pouvait  se traduire par la confiscation pure et simple d’un patrimoine privé.

Décrié par l’intelligentsia arabe, le habous était, entre autres griefs, accusé d’être une manifestation de la farouche misogynie ambiante. Certes, la plupart des constitutions waqf excluaient les filles mariées de la jouissance du bien (les veuves et les célibataires bénéficiaient systématiquement de la fondation). Il semble, toutefois, qu’il s’agissait prioritairement de protéger le patrimoine familial des «intrusions» des personnes entrées dans la famille par alliance. D’ailleurs, tous les actes de  fondation habous n’excluaient pas les femmes même mariées, qu’on plaçait parfois sur un pied d’égalité avec les bénéficiaires de sexe masculin. D’autres, enfin, quoique plus rares, stipulaient que le waqf était constitué au profit des seules femmes de la famille. Dans sa chronique Ithâf, l’historien Ahmed Ben Dhiaf rapporte que les sœurs du futur bey Othman (1814) avaient plus de fortune que lui car leur père, le pacha Ali, avait constitué  en habous des biens à leur profit exclusif.


Formule type des actes de fondation rappelant l’inaliénabilité sacrée du habous

Jusqu’ en 1874, la constitution des actes de fondation waqf (tahbîss ou waqfiyya) se faisait sous le contrôle du cadi hanéfite dont les auxiliaires étaient les notaires (‘adl-s ou shuhûd) qui, instrumentant à deux, étaient chargés d’établir la possession du bien et d’enregistrer les volontés du constituant. Leur signature légalement déposée (appelée khanfoussa en Tunisie) et le sceau du cadi figuraient sur l’acte de constitution et en faisaient foi. Sous le ministère du général Khérédine, l’Etat beylical procéda à une réorganisation de l’institution. Ainsi fut créée le 30 Mouharram 1291(19 mars 1874) une administration présidée par un haut fonctionnaire relevant directement du Premier ministre à laquelle on donna le nom de  Jam’iyat alawqâf. Elle avait pleine autorité sur les fondations et  mission de remettre de l’ordre dans un secteur particulièrement éprouvé par une gestion souvent désastreuse et des abus de toutes sortes, notamment de la part des détenteurs de l’autorité. Le premier président de cette nouvelle administration fut un réformiste, fidèle lieutenant de Khérédine, Mohamed Bayram V. Ce pur produit de la Grande mosquée Zitouna, appartenant à une illustre lignée d’oulémas eut fort à faire durant ses années d’exercice (1874-1878) pour combattre la  gabegie, le favoritisme et la corruption qui gangrénaient les waqfs d’intérêt général. En effet, à partir des années 1840, les vieilles habitudes orientales d’incurie et de passe-droits s’étaient aggravées du fait de l’impécuniosité d’un pouvoir beylical engagé dans des réformes ruineuses. Avant l’initiative de Khérédine, on avait, certes, essayé de remédier à cet état de choses en confiant dès 1858 la gestion des waqfs d’intérêt général au Conseil municipal de Tunis puis, de manière encore plus curieuse, au commandement de l’armée en 1863. Sans grand succès, dans l’un et l’autre cas.


La mosquée-université Zitouna bénéficiait de nombreux habous fondés à l’intention du monument, des imams, des lecteurs du Coran, du personnel, des enseignants et des étudiants ainsi que des bibliothèques

La correspondance de Bayram V avec le Premier ministre, conservée aux Archives nationales, regorge d’exemples de biens accaparés indûment, de terres fertiles louées à des prix de complaisance ou encore d’opérations d’échange (mu’awadha)fictives au détriment de la fondation que l’on spoliait allègrement au préjudice des bénéficiaires sans défense ou d’œuvres de charité. Le Bey, constamment sollicité par une nuée de quémandeurs, n’hésitait pas à intimer, par décret, l’ordre aux oukils (gérants) des waqfs les plus prospères de servir une rente à tel ou tel personnage bien en cours ou jouissant de la protection d’un vizir. «De sorte, écrit Bayram V, que beaucoup de biens waqf finirent par tomber en ruine  du fait de ce détournement des ressources de la fondation».  Assisté de ses collaborateurs à Tunis et de ses représentants dans les régions, il pilota un remarquable travail de redressement.  En cinq ans, plus de 3 000 constructions  furent restaurées et les revenus des waqfs passèrent  de 1874 à 1878 de 1 200 000 piastres à 2 154 074. Malheureusement, par la régression qui, sous nos cieux, frappe de manière cyclique toute entreprise de redressement, les waqfs furent, à la chute du ministère Khérédine, de nouveau la proie des puissants et des aigrefins. L’équipe qui entourait Bayram continua, à protéger, dans la mesure du possible, le patrimoine habous. Au désordre consécutif à la déliquescence de l’Etat, s’ajouta peu de temps après, en 1881, l’occupation française. Les terres habous furent très vite convoitées par la colonisation.


Khanfousa-s des notaires

Inaliénables par définition, les habous n’étaient à l’origine susceptibles que de location. Cependant, au cours des ans,  sous la pression des exigences  de la vie sociale, la charia a fini par admettre des formes d’exploitation, voire de quasi-aliénation telles que le bail à complant (mughârasa) ou encore l’échange (mu’awadha) qui permettait d’entrer en possession d’un bien waqf à charge de le remplacer dans la fondation par un bien de valeur supérieure auquel le cadi conférait immédiatement le statut de habous. Mais la forme la plus marquée de quasi-cession d’un waqf était l’enzel.

Ce procédé reconnu par les juristes musulmans  autorisait la possession d’une terre ou d’un immeuble waqf contre le  versement à la fondation d’une rente perpétuelle dont le  montant était fixé une fois pour toutes. Ce fut  essentiellement par le moyen de l’enzel que la colonisation put rapidement jouir de très bonnes terres agricoles appartenant au patrimoine habous. De belles propriétés rurales  furent ainsi ‘’enzelisées’’ et exploitées par des moyens modernes par les colons qui, grâce à une mise en valeur rationnelle, en tirèrent souvent de substantiels revenus, cependant que la Jam’iya ou les dévolutaires particuliers  se contentaient de la rente fixe d’enzel. Dès mars 1889, sur 6 068 ha  de terres habous mises aux enchères, 3430, soit 56%, étaient passées aux mains des Français, 800 à des Français associés à des musulmans, 1 533 à des musulmans et enfin 600 ha à des preneurs d’autres nationalités (Jean Poncet).


De gauche à droite : Mohamed Bayram V, premier président de l’Administration des waqfs; et les deux seuls ministres des habous: Md. El Aziz Djellouli et Md. Salah Mzali

Quant aux terrains waqf situés dans ce qui allaient devenir les quartiers européens des villes tunisiennes sous le protectorat, ils  firent les beaux jours de la spéculation immobilière. A Tunis, en 1891, une vaste maison ‘’enzelisée’’, composée de deux corps de bâtiment, d’un café maure, ne rapportait à la fondation qu’une rente de 76 frs. En 1888, des terrains d’une superficie totale de 5 000m²  et situés en face de la «gare française» en pleine ville européenne sont mis en vente sur une mise à prix de 154 000frs. Le habous auquel elles appartenaient n’en tirait plus qu’une rente d’enzel de 3 369 frs par an… 
Soucieuse d’entourer la possession des terres exploitées par les colons du maximum de garanties, l’administration du protectorat fit introduire par le législateur diverses modifications. La plus radicale fut celle promulguée par le décret du 22 janvier 1905. En rupture totale avec le principe de l’enzel tel qu’il était appliqué par la loi musulmane, il autorisait désormais le rachat des enzels.  Le juriste Henri de Montéty écrit à ce propos: «On a voulu faire cesser ce qu’avait de gênant pour la colonisation une propriété partagée et placée sous une menace incessante d’éviction pour non-paiement des arrérages.»

Plus grave encore que l’invariabilité de la rente et plus lourd de conséquence sur la pérennité de la fondation était la soumission de cette rente aux lois des transactions et, donc, au risque de l’hypothèque et de la saisie. En ces temps-là, la société musulmane était, depuis le milieu du XIXe siècle, la proie d’un  endettement à caractère usuraire. Aussi arrivait-il  souvent que les Tunisiens  hypothèquent non seulement leurs biens privés mais aussi leurs rentes d’enzel. Les grosses rentes passèrent dans des mains étrangères, les dévolutaires ne restant en possession que des plus faibles.


Décret beylical (sceau de Ali Pacha Bey) nommant les frères Mohamed et Laroussi Ben Achour gérants de la zaouia de Sidi Mostari à Bizerte (1301/1884)

Parallèlement à l’exploitation du patrimoine habous par la colonisation, les fondations continuaient de souffrir des habitudes anciennes. Mohamed-Salah Mzali,  docteur en droit, grand commis et érudit, devenu en 1941  le deuxième titulaire de l’éphémère ministère des habous (1943-1947), nous relate dans ses mémoires les efforts qu’il eut à faire pour combattre les vieux usages de l’incurie et du favoritisme. «Il fallait tout d’abord, écrit-il, sauvegarder les derniers lambeaux du domaine rural des habous en éconduisant poliment les démarcheurs avides de cessions à enzel, derrière lesquels se profilaient souvent de puissants appuis (…) Certes, poursuit-il, il était trop tard pour beaucoup de choses. Les cessions à enzel, légalement accordées dans le passé, étaient irréversibles. Le Cercle militaire continuerait d’être loué symboliquement pour un franc par an. On sauverait du moins ce qui avait échappé au désastre. Et on inspirerait un peu plus de retenue aux quémandeurs. On ne verrait plus, par exemple, un jeune chirurgien, introduit dans les hautes sphères, demander sans façon que la Djemaïa des Habous supporte les frais de son installation privée.» (Au fil de ma vie)

En dépit de toutes les atteintes à leur intégrité, les fondations habous (notamment celles des familles) ont constitué, par leur caractère d’inaliénabilité un barrage à la dépossession totale des milieux tunisiens musulmans. Toutefois, en raison de leur exploitation traditionnellement médiocre, de la mauvaise gestion dont elles pâtissaient, en raison aussi de l’individualisme attisé par les nouvelles conditions économiques et les difficultés financières de nombreux dévolutaires, ce rôle de refuge de l’institution du  habous ou waqf eut des effets limités. Dans le nouvel ordre économique qui  privilégiait les transactions de type moderne et la libre mutation de la propriété, l’institution du Habous  a été, dès les années 1930 en Egypte et en Tunisie,  critiquée par quelques intellectuels pour son caractère anachronique. Dans ce contexte de domination coloniale, il se trouva cependant des érudits pour défendre le Waqf parce que, comme l’enseignement traditionnel, comme la religion elle-même, il constituait un repère pour l’identité nationale menacée. A l’indépendance, ayant rempli son rôle «culturel», l’institution, jugée désuète et incompatible avec l’ambitieux programme de lutte contre le sous-développement engagé par le nouvel Etat, fut abolie à l’extrême fin du règne de Lamine 1er par son puissant Premier ministre Habib Bourguiba. Le 31 mai 1956, un décret beylical supprimait la Jam’iya des Waqf-s  et ordonnait le transfert des habous publics au Domaine de l’Etat.


Le Collège Sadiki et la médersa Saheb Ettabaâ. Les lieux d’enseignement et d’hébergement des étudiants tiraient leurs ressources des importants habous fondés à leur intention

Le 18 juillet 1957, c’était au tour des habous «khâs» ou de famille de voir leur statut aboli. Les biens furent considérés par le législateur comme des patrimoines privés à répartir entre les bénéficiaires  selon leur quote-part dans la dévolution. La liquidation de ces habous de famille placée sous l’autorité de commissions, présidées d’abord par un magistrat puis par les gouverneurs en vertu de la loi du 12 mai 1958 modifiant le décret beylical de 1957, fut souvent une entreprise de longue haleine.

Rares furent ceux parmi les bénéficiaires qui eurent les moyens de racheter les nombreuses parts familiales, de sorte que la liquidation de ces habous aboutit à un démembrement du patrimoine et un vaste transfert de propriété dont il serait intéressant d’étudier les conséquences économiques et sociales.

Mohamed-El Aziz Ben Achour



 

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