News - 19.08.2016

Chawki Tabib: La corruption, c’est pire qu’avant! (Vidéo)

Chawki Tabib: La corruption, c’est pire qu’avant!

Corruption à grande échelle, favoritisme élevé au rang de normalité, népotisme impuni… Le constat dressé par Chawki Tabib, président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption, sur la profondeur et l’ancrage de la pratique de la corruption au sein des institutions tunisiennes a de quoi préoccuper. Les détournements quasi-généralisés de la loi, souvent fondés sur une volonté d’enrichissement personnel sur le dos des contribuables, se seraient littéralement démocratisés. Pire, alors que l’ancien régime s’était tristement illustré par ses multiples faits de corruption, ces derniers seraient bien plus nombreux et normalisés depuis la révolution. Le renouvellement de la classe politique n’a-t-il donc rien renouvelé ? L’appel de la société civile à l’établissement des fondements institutionnels de la transparence dans la vie publique est en tout cas aussi vif, et peut-être plus désespéré, qu’avant.

Mais dispose-t-on des outils juridiques et politiques pour peser sur les débats et subvertir cet héritage sociopolitique, devenu partie intégrante du «patrimoine culturel» tunisien? Pour tenter d’y voir plus clair, nous nous sommes entretenus avec le président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption, Chawki Tabib, afin qu’il nous fasse le point de la situation.

Qui est Chawki Tabib, président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption?

Homme de droit de formation, Chawki Tabib a également été journaliste pour La Presse Soir et Essahafa, une occupation éphémère qui a surtout accompagné son cursus à la faculté de Droit et de Sciences politiques de Tunis. Après avoir obtenu son Capa en 1991, Chawki Tabib accède au Barreau puis constitue avec un cercle de connaissances, dont Faouzi Ben Mrad, un comité d’avocats stagiaires, dans le but de faire du lobbying au sein du Barreau. En 1997, il devient président de l’Association tunisienne des jeunes avocats, quelques années après l’avoir intégrée, «pour y insuffler un courant professionnel indépendant, devenu majoritaire depuis lors», dit-il.

Président fondateur puis président d’honneur de l’Organisation arabe des jeunes avocats à partir des années 2000, Tabib est également actif sur le plan associatif. Membre du conseil scientifique de l’Institut arabe des droits de l’Homme, il préside également la Ligue tunisienne pour la citoyenneté.

Il fait son entrée au Conseil de l’ordre national des avocats de Tunisie en 2004, et en devient le bâtonnier en 2012 (une charge qu’il occupera jusqu’à juin 2013). Il fait partie de ceux qui ont engagé le dialogue national avec les partis politiques durant la transition, une démarche qui fut consacrée par l’obtention du Nobel de la paix en 2015. En janvier 2016, Habib Essid lui propose de présider l’Instance nationale de lutte contre la corruption.

Un travail de justicier

Créée par le décret-loi 2011-120 du 14 novembre 2011, l’Instance a pris le relais de la Commission d’investigation sur les affaires de corruption et de malversation, qui s’était constituée en février 2011 pour enquêter sur les affaires de corruption de l’ancien régime. «Notre principale différence avec la Commission réside dans la temporalité de l’objet de l’enquête. Nous nous intéressons au temps présent et avons pour objectif de peser sur l’avenir de la régulation juridique de la corruption», explique Chawki Tabib.

Concrètement, l’action de l’Instance s’article autour d’enquêtes menées par une équipe d’investigateurs au sein des différents organismes suspectés d’abriter des corrupteurs et/ou des corrompus, d’en dénoncer les faits de corruption à la justice et d’accompagner juridiquement, et «dans la mesure du possible», les victimes. «Lorsqu’ils se saisissent d’un dossier, les enquêteurs, en qualité de membres d’une association légalisée, peuvent auditionner les intéressés et établir les responsabilités», précise l’ancien bâtonnier. Si la plupart des enquêteurs appartiennent à la profession juridique, l’Instance se fait également prêter main-forte par des spécialistes, en fonction du secteur d’activité visé par l’enquête. Mais si l’Instance a diligenté jusqu’à présent 500 investigations (dont 80 cas de corruption référés à la justice), son rôle n’est pas circonscrit à la pratique de l’enquête. Elle poursuit aussi l’objectif de coordonner les efforts des différents acteurs afin d’insuffler une culture de la transparence. Un travail qui ne peut être mené qu’en partenariat avec les institutions tunisiennes, politiques et judiciaires, les médias et la société civile.

Le rôle des partenaires

Ainsi en est-il de l’affaire des stents médicaux (sorte d’implants cardiaques) périmés, administrés par un certain nombre de cardiologues —heureusement peu nombreux—dans des cliniques privées de la capitale. «L’affaire nous a été révélée par des acteurs de la Cnam et des syndicalistes connaissant de l’intérieur le fonctionnement du système médical», indique le président. L’affaire est d’une gravité alarmante. Car si la défaillance du contrôle de la filière de l’approvisionnement est criante, le fait que des médecins «pourtant réputés pour leur compétence» aient pu sciemment mettre la vie de dizaines de patients en danger risque, si ce n’est pas déjà fait, d’entamer la réputation et la crédibilité d’un des fleurons de l’économie tunisienne, pourtant prisé de par le monde. Si actuellement, l’affaire est en cours d’instruction et que la présomption d’innocence empêche de dévoiler l’identité des principaux accusés, nous savons d’ores et déjà que tout un circuit mafieux s’est articulé autour du service de contrôle de la Cnam, dont l’implication est avérée, le ministère de la Santé, autorité de tutelle sans laquelle la mise en circulation des stents n’aurait pas été possible, de sociétés de distribution de matériel médical, de certains cardiologues réputés, des services de la douane, etc. «Tous ont été arrosés en contrepartie de leur silence, dans le mépris de la santé des patients», regrette M. Tabib. 

Tous les secteurs sont touchés

Un secteur médical gangrené par la contrebande, donc. Mais bien qu’il constitue désormais un cas d’école, illustrant les connivences entre plusieurs acteurs, jusqu’au plus haut sommet de l’Etat, il est loin d’être le seul. Toutes les institutions d’intérêt public, ou presque, sont touchées par la corruption. «L’armée, le système éducatif, l’appareil judiciaire et sécuritaire sont autant de secteurs qui n’ont pas été réformés et qui continuent d’être endémiquement souillés par une nminorité corrompue», alerte le président. La Steg, la Sonede ou encore Tunisair sont ainsi impliquées dans des affaires de trafic d’influence dans l’octroi de marchés publics. L’économie parallèle, pendant ce temps, rivalise avec la richesse nationale (près de la moitié du PIB). La liste est longue et le chantier colossal. «Le code pénal doit être remis sur le métier. Certaines formes de corruption dans le secteur privé ne sont pas punissables par la loi. Les conflits d’intérêts, la déclaration de patrimoine, la protection juridique des donneurs d’alerte sont autant d’éléments qui ne sont pas suffisamment codifiés», fait-il observer.

Le paradoxe entourant le rôle de la justice dans la lutte contre la corruption, cependant qu’elle fait elle-même partie des organes les plus affectés par le phénomène, est particulièrement inquiétant. «Si nous disposions d’une justice indépendante détentrice de la confiance des justiciables, nous n’en serions sans doute pas là. Et notre Instance n’aurait pas lieu d’être», explique-t-il encore. C’est la raison pour laquelle, estime Chawki Tabib, l’approche de la lutte doit adopter une démarche pluridisciplinaire faisant intervenir des acteurs indépendants qui assumeraient un rôle de justicier. Car si l’on a eu longtemps tendance à se réfugier dans une lecture simpliste, faisant des figures connues de l’ancien régime une personnification sommaire de la corruption, il faut aujourd’hui adopter une grille systématique. Car bien plus qu’une pratique individuelle, la corruption est, en Tunisie, un véritable système enraciné.

«Il ne faut toutefois pas oublier que la responsabilité en matière de corruption, parce qu’elle est d’ordre pénal, s’applique à une échelle individuelle. On ne peut donc pas proprement parler de justice corrompue, mais d’individus corrompus associés au pouvoir judiciaire. Ce sont ces gens dont il faut lever l’immunité pour les mettre devant leurs responsabilités», explique-t-il dans un élan d’optimisme. Une chose est sûre, la lutte contre la corruption ne peut s’établir que sur une dynamique de fond impliquant la responsabilité de l’exécutif, la coopération de l’appareil judiciaire, la participation des médias et l’activisme de la société civile. Car s’il est important de peser sur les débats parlementaires et d’impulser l’adoption de lois adéquates, la lutte contre la corruption ne peut être réduite à un juridisme. «N’avons-nous pas ratifié la Convention des Nations unies contre la corruption, en 2008 ? Les lois, dans un Etat de non-droit, peuvent être violées par quiconque, et à tout moment.» La responsabilisation des acteurs et le travail de sensibilisation ne font que commencer. Mais l’un des éléments majeurs du processus consiste dans l’impulsion d’un volontarisme politique qui, à l’heure actuelle, brille par son absence. «C’est l’exécutif qui met à la disposition du judiciaire les moyens matériels de lutte contre la corruption. Or, les tribunaux manquent de moyens, les magistrats profitent du relâchement des services de contrôle pour s’engraisser et, en attendant, le manque à gagner pour l’Etat se creuse irrémédiablement...».

Néjiba  Belkhdi

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