News - 04.05.2016

Noureddine Hajji: Nouvelle loi bancaire ou l’art d’étrangler la profession bancaire de toutes sortes de restrictions

Noureddine Hajji: Nouvelle loi bancaire ou l’art d’étrangler la profession bancaire de toutes sortes de restrictions

Un chef de patronat européen disait, en comparant l’Europe aux Etats Unis : Quand il y a une innovation, les américains en font un business, les chinois la copient et les européens la réglementent. En pensant à notre pays sous le coup de l’inspiration du nouveau projet de loi bancaire en discussion à l’ARP, j’ai envie de dire : Nous les tunisiens, on l’étrangle de toutes sortes de restrictions pour que l’innovation ne voit jamais le jour.

Cinq années après la révolution et après avoir réussi la transition politique et relativement stabilisé les institutions de l’Etat, il était légitime que l’on s’attende à une réforme qui, même si elle ne s’attaque pas d’un seul trait à l’ensemble des problèmes structurels du système bancaire, apporte au moins des solutions partielles dans le cadre d’une vision plus globale qui soit au préalable arrêtée et dont le calendrier de réalisation des différentes étapes précisé. Or, visiblement, il n’en est rien. Le projet de loi a été préparé avec un angle de vue purement technique, avec la seule empreinte du superviseur bancaire (ie- la Banque Centrale) et ne laisse transparaitre aucune trace sur la vision de la place du secteur bancaire dans l’économie, d’abord, et dans la sphère financière globale, ensuite, sur les objectifs de convergence avec les standards internationaux et sur les objectifs de compétitivité de nos banques à l’échelle régionale et internationale. Et cela, bien entendu, est plus une affaire de politique du Gouvernement que de Banque Centrale.

Quatre problèmes structurels majeurs 

Selon moi, le secteur bancaire tunisien soufre de quatre problèmes structurels majeurs :
  1. La qualité des services bancaires, le niveau de sophistication et le rythme d’innovation des produits proposés sont très en deçà des standards des pays matures et des pays à niveau de développement et à ambitions équivalentes. Le secteur bancaire est en retard même par rapport aux autres secteurs de notre économie, alors qu’il sert, sous d’autres cieux, de locomotive ;
  2. Le secteur bancaire est très fragmenté. Sur les 22 banques que compte le paysage, plus de 10 détiennent chacune moins de 1% de part de marché. Quasiment toutes les banques semblent adopter le modèle de la banque généraliste se copiant les unes des autres aboutissant à une concurrence non productive pour le marché et les clients et laissant de côté des segments entiers du marché insuffisamment couverts. (ie- financements de moins de 500 KDT au profit des entreprises et entrepreneurs individuels).
  3. Les niveaux de fonds propres des banques traduisent une fragilité inquiétante au regard des aléas du marché et réduisent la capacité des banques à répondre aux besoins des grands groupes en matière de financement. Les fonds propres des principales banques privées s’élèvent pour chacune entre 600 et 800 millions de dinars ou pour être juste entre 300 et 400 millions de dollars (parce que c’est en $ ou en € qu’il faudrait les lire si on s’inscrit dans la logique de comparaison à l’échelle régionale et internationale). Ajouté à leur quasi-inexistence sur les marchés étrangers, nos banques ont du mal à accompagner leurs clients dans leurs stratégies de développement à l’international ;
  4. La taille des banques fait que les projets de réformes internes d’envergure (Transformation organisationnelle, Recrutement de compétences pointues, systèmes d’informations, etc…) pour la sophistication et l’amélioration de la qualité des services ainsi que les réformes nécessaires à la bonne gouvernance (Règles de Bâle)  ne se font pas (notamment en raison des couts induits qui sont disproportionnés par rapport aux capacités de la plupart des banques) ou se font avec beaucoup de retard mettant les banques dans une situation de décalage chronique avec leurs semblables.

Quelles conséquences alors sur le projet de loi bancaire ? 

D’abord, si on a été enclin de sortir une loi de réforme bancaire (engagements des pouvoirs publics obligent) avant qu’une démarche structurée et approfondie sur la vision du secteur bancaire ne soit mise en œuvre, faisons de sorte qu’elle stimule l’enrichissement de l’offre bancaire et l’innovation et élargit les perspectives de croissance de nos banques. Au minimum, si le projet de loi ne lève pas les obstacles et les complications à l’amélioration de la compétitivité, de grâce qu’elle n’en rajoute pas, au moins.
 
Pourquoi réduire le spectre des activités de services financiers aux banques alors que les marges d’intermédiation sont de plus en plus en voie de compression et qu’il est nécessaire de libérer les énergies pour stimuler les relais de croissance sur les services. Jusqu’à quand doit trainer dans notre pays cet esprit d’atomisation voire de «compartimentalisation» des activités économiques pour en faire des chasses gardées alors que le monde évolue vers le décloisonnement des activités et la libération des énergies ?
 
Pourquoi imposer que les produits de finance « islamique » ne peut être commercialisé que par les banques dites islamiques alors que plusieurs pays consacrent la liberté à toutes banques de le faire ?
 
Pourquoi une banque dit-elle avoir une autorisation de la Banque Centrale pour le lancement de nouveaux produits, l’adoption d’une nouvelle tarification, l’ouverture d’agence et le développement de canaux digitaux ?
 
Pourquoi autant de restrictions en cascades en matière de détention de participations par les Banques dans les entreprises en dehors du secteur financier alors qu’une limite unique par rapport aux fonds propres consolidés suffit, ainsi qu’il est appliqué dans plusieurs pays comparables ? 
 
Pourquoi réduire la possibilité des banques d’adopter un modèle d’affaires qui s’appuient sur l’externalisation de certaines activités alors que les réglementations des autres pays comparables offrent la flexibilité nécessaire ?
 
Pourquoi adopter dans la nouvelle loi des activités de leasing et de factoring des définitions si restrictives (non financement des particuliers, pas de leasing opérationnel, pas de cession de créances pour le factoring, etc…) alors que les autres pays comparables le permettent ? 
 
Ensuite, et matière de gouvernance, la nouvelle loi aurait dû être empreinte de plus de réalisme. Le projet contient un ensemble d’exigences réglementaires et un arsenal de dispositions concernant la gouvernance et la supervision bancaire. Dans l’absolu, c’est une bonne chose, mais ça l’est moins lorsqu’on sait qu’une bonne partie est difficilement applicable sinon inapplicable.

Des règles disproportionnées

Mon expérience dans le secteur bancaire m’enseigne que bonnes nombre de règles de gouvernance et de supervision adoptées par le passé sont restées inappliquées pendant plusieurs années (circulaire relative à la gouvernance adoptée en 2006, circulaire relative au dispositif anti blanchiment adopté en 2003 et actualisé en 2013, etc…). Et ce n’est ni par mauvaise volonté de la part des banques ni par manque de rigueur du superviseur bancaire. Elles sont tout simplement disproportionnées par rapport à la taille et aux capacités de bon nombre d’établissements et dans la plupart des cas par rapport aux enjeux de risque aussi.
 
Avec ce nouveau projet, on tombe dans les mêmes travers. On en enfonce même le clou. Pourtant, le nouveau projet consacre un régime particulier aux banques systémiques. Il aurait fallu prolonger ce raisonnement en adoptant des règles différenciées selon la typologie et la taille de l’institution financière. Autrement, ces exigences, si elles auront à être scrupuleusement appliquées, vont affecter inutilement l’efficacité opérationnelle et le rendement de bon nombre d’établissements.

Un système improductif

En matière de gouvernance, nous avons eu aussi droit à une trouvaille « à la tunisienne » dans ce projet de loi (« Bidaa » diraient certains) qui concerne le commissariat aux comptes. Déjà, l’audit des banques est effectué par deux co-commissaires aux comptes séparés, ce qui permet d’avoir une double assurance professionnelle sur la qualité des rapports financiers de ces institutions. Mais de là à exiger une rotation obligatoire de chacun après une période de 6 ans et interdire pour un cabinet de commissaire aux comptes, personne physique ou personne morale, d’auditer plus de deux banques ou deux établissements financiers est inappropriée, contreproductif voire complètement aberrant.
Nous expérimentons depuis plusieurs années le modèle de la rotation obligatoire de cabinets au bout de deux (2) mandats. Je ressens sur le terrain que ce système est improductif. Le bon niveau de maitrise de la banque et de ses zones de risques est généralement atteint au bout de la 4ème année et cette maitrise n’est malheureusement pas mise à profit puisque son mandat est légalement interrompu au bout de la 6ème année.
 
D’une façon générale, des règles de rotation existent un peu partout dans le monde mais ces règles s’appliquent à toutes les Entreprises d’Intérêt Public (incluant les institutions financières). Nous avons des règles de rotation prévues dans le droit commun, qui sont déjà plus restrictives que dans bon nombre de pays (15 ans avec rotation obligatoire de l’associé en charge au bout de la 9ème année) et il n y’a pas fondamentalement de raisons valables pour en faire plus pour les institutions financières ou pour d’autres, d’ailleurs.
 
Par ailleurs, la limitation de nombre d’institutions à auditer par cabinet professionnel n’existe dans aucune des réglementations, en dehors bien entendu des règles anti-trust similaires à notre réglementation et qui s’applique à tous les activités économiques. Une telle disposition ne renforce ni l’indépendance et encore moins la qualité. Elle est tout simplement à la loi de concurrence sur le marché et limite drastiquement le choix des banques pour la sélection de leurs commissaires aux comptes.
 
A bon entendeur, s’il est encore tôt !, ...
 
Noureddine Hajji
Associé Directeur Général
AMC Ernst & Young
 

 

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