Opinions - 12.03.2012

Quel 8 mars pour les Tunisiennes ?

C’est hélas une odeur de jasmin assez âcre qui flotte sur cette deuxième Journée de la femme dans la Tunisie nouvelle.

Lorsqu’on y est, on réalise à quel point la révolution tunisienne a désorienté ses propres protagonistes et fait voler en éclats les repères habituels, car tout ce qui l’avait motivée paraît maintenant dissonant avec l’atmosphère actuelle. Une confusion s’installe, les messages inquiétants se réitèrent, ils mettent les voyants au rouge et attirent l’attention de tous, des plus conciliants jusqu’aux indifférents.

La quête de dignité avait été à l’origine de ce moment historique, elle semble aujourd’hui reléguée aux derniers plans des préoccupations des nouveaux dirigeants. Le chômage s’exacerbe et les libertés individuelles sont menacées à commencer par celles de la femme jusque-là étendard de l’identité tunisienne car unique dans le monde musulman. Les responsables islamistes semblent masquer leur inaptitude à répondre aux urgences économiques et sociales, derrière des contorsions et des tergiversations exégétiques ultra- médiatisées de l’islam et ils égratignent au passage la dignité de la femme à travers de sérieuses menaces sur le code du statut personnel. Tant et si bien que même la ministre de la Femme s’est récemment laissé emporter par le courant ambiant et elle a banalisé le mariage coutumier, une forme privée et révocable à merci, défendue aujourd’hui par les salafistes, en oubliant que seul le mariage civil est reconnu par la loi. C’est évidemment une stratégie de diversion, et les Tunisiens en sont bien conscients. Certains ont choisi de ne pas répondre aux provocations, refusant ainsi de se faire dicter les thématiques des débats nationaux. D’autres ont manifesté leur désapprobation tandis que d’autres encore ont choisi de se rassurer en faisant de ces régressions annoncées, une sorte de passage obligé postrévolutionnaire sous la forme d’une crispation identitaire transitoire. Comme si la dictature islamiste était une fatalité qu’il fallait accepter avant d’accéder à la démocratie.

Or, il se trouve que, depuis quelques semaines, des actes liberticides et terroristes se multiplient, convoquant la femme, son corps, sa vie, son statut et son avenir. Ce sont des agressions d’universitaires à propos du port du niqab, ou de journalistes et d’intellectuels qui sont allées jusqu’à l’incarcération de l’un d’eux à propos de la publication de la photo d’une femme, jugée contraire aux mœurs. Ce sont les prestations d’un prédicateur anachronique et dangereux qui parcourt le pays en prônant l’excision dans une Tunisie où cette pratique criminelle est interdite. Ces faits ont alerté et mis en ébullition la société civile tunisienne. Les progressistes, jusque-là abasourdis par les résultats électoraux, s’inquiètent maintenant du réel péril qui guette leur avenir démocratique. S’agirait-il de ballons d’essais lancés pour tester l’opinion ? Les rumeurs se succèdent en saccades accélérées, secouant au même rythme l’opinion publique. Les dernières en date parlent d’un projet de nouvelle constitution basée sur la charia, puis de la création d’une police des mœurs, ainsi que la mise en place de nouveaux établissements régionaux chargés de prononcer des fatwas dans le pays. Or, qui dit extraction d’une tradition civile pour verser dans une législation religieuse, dit perte de l’âme identitaire tunisienne, régression colossale du statut de la femme et enfin avenir démocratique incertain.

Dans une Tunisie où la parité est inscrite dans les lois et les mentalités, tous sont acteurs du développement du pays et aussi de la révolution du 14 janvier. Pourtant, la Tunisienne se voit aujourd’hui convoquée sur tous les sujets qui préoccupent la nation, pas pour participer à leurs résolutions, non. Mais plutôt pour la dresser en bouclier contre lequel s’écrasent violemment les grotesques limites des capacités des dirigeants actuels. Ces bravades sur son sort ouvrent une voie «émiratesque» à une nouvelle forme sordide d’impérialisme culturel obscurantiste, balayant d’un revers de main les fondamentaux traditionnels méditerranéens épicuriens ainsi qu’une histoire marquée par de multiples civilisations et enfin une actualité moderne et ouverte sur le monde.

C’est précisément sur ce terreau que les Tunisiennes ont prospéré. Elles qui contribuent au rayonnement de leur pays, qui sont reconnues et célébrées dans le monde entier pour leurs compétences et leur intelligence, elles sont accusées par leurs compatriotes conservateurs d’entraver un projet de société, pourtant réactionnaire et incompatible avec la «tunisianité». Preuve que l’inféodation de la femme n’est pas une coutume et ne le sera pas, c’est que les Tunisiens sont aujourd’hui debout et mobilisés, parfois au péril de leur vie, pour résister à cette houle étonnamment destructrice venue d’ailleurs et prête à engloutir tous leurs progrès. C’est pourquoi une attention internationale aiguisée peut les soutenir et inscrire une fois pour toutes et aux yeux du monde entier que les femmes ne sont ni un jouet ni un joker que l’on brandit comme la réponse à un échec politique dont elles ne sont pas responsables.

fatma Bouvet de la Maisonneuve
(*)Psychiatre franco-tunisienne. Dernier ouvrage paru : «le Choix des femmes» aux éditions Odile Jacob.

Tribune parue dans Libération
 

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