Opinions - 16.11.2011

Montée de l'islamisme, dites-vous?

Rien n’est plus angoissant pour une personne qui suit une cure psychanalytique que le moment où elle décide de se libérer de ses défenses psychiques pour se voir non comme s’elle s’imagine être mais comme elle est réellement.

Les Tunisiens ont enfin décidé ce 23 octobre d’aller au-devant du miroir, pour s’interroger sur ce qu’ils sont et à quoi ils ressemblent. Ils l’ont fait en toute maturité et en parfaite discipline. Ils voulaient savoir, se connaître, s’examiner, se tester. Une expérience unique dans l’histoire de ce peuple ancestral et tolérant qui n’a jamais connu que les guerres, les occupations et les dictatures, depuis trente siècles.

Le verdict ne lui a pas été tendre. Une Tunisie coupée entre deux tendances qui s’affrontent sur des questions aussi basiques que l’identité, la place de la religion, les libertés individuelles et le modèle sociétal. Du moins, c’est comme cela que la plupart des chroniqueurs ont analysé ce vote et interprété les résultats de ces élections. Pour ma part, loin de verser dans la facilité que procure ce point de vue, j’estime que le résultat de cette consultation populaire a été dans une large partie la conséquence d’une campagne électorale anarchique, menée par des partis inexpérimentés, face à un bulldozer nommé Ennahdha.

La bipolarisation de la société tunisienne n’est pas une constatation attendue, elle n’a même pas été prévue par les sondages qui tablaient au mois de septembre dernier sur un score de l’ordre de 20% pour Ennahdha. Le Tunisien est, de nature, tolérant, ouvert, bon vivant et juste une minorité vit sur un mode religieux très strict. Mais, à l’inverse derrière cette tolérance méditerranéenne, l’écrasante majorité des citoyens se déclarent croyants et plus ou moins bons pratiquants. Comment expliquer, alors, cette poussée soudaine du parti Ennahdha?

Alors que la croissance est en berne, que le chômage atteint des proportions de plus en plus alarmantes, que la pauvreté mine la vie de milliers de familles, que l’école perd chaque jour davantage de son aura, que la culture cesse de titiller l’âme du citoyen, que la lecture décline, que la création se tarit, que l’incivisme flirte avec l’intolérable, que la délinquance rend la vie urbaine impossible dans les cités, que la saleté des rues et des corps se banalise, que la santé est de plus en plus inaccessible dans le secteur privé alors que les hôpitaux publics se délabrent, les partis politiques ont choisi de parler de deux sujets principaux pendant la campagne. D’abord, le gouvernement intérimaire sortant de Béji Caïd Essebsi qui se démenait pour assurer un tant soit peu de stabilité et de croissance à la Tunisie contre qui ils se déchaînaient et qui est très populaire. Et, ensuite, Ennahdha avec le modèle de société qu’elle est accusée de vouloir édifier en Tunisie.

Tantôt diabolisé, tantôt caricaturé, tantôt méprisé par ceux-là mêmes qui furent ses compagnons d’infortune lors des années noires de la dictature, le mouvement Ennahdha a tiré profit de cette focalisation médiatique, tournant le dos aux polémiques et se mobilisant pour convaincre, en priorité dans les quartiers populaires et à l’intérieur du pays. Là où justement réside le gisement le plus important d’électeurs. Le slogan est simple: «Nous, qui avons tant lutté et tant subi, nous ne permettrons pas le retour de la dictature, nous respecterons le Code du statut personnel, nous sommes capables de vous assurer rapidement demain de meilleures conditions de vie en luttant contre le chômage, la délinquance, la pauvreté. Notre conviction religieuse nous empêche de mentir, de voler, de manipuler, faites-nous confiance!»

Et ils furent des millions à lui faire confiance, surtout au sein d’une bonne centaine de candidats plus ou moins loufoques, c’est le seul parti que tous les Tunisiens connaissent et même s’ils ne partagent pas ses valeurs, ils ont de la sympathie pour son combat et estiment qu’il a été l’objet d’une injustice effroyable et d’une cruauté sans limites du temps des présidents Bourguiba et Ben Ali. Il semble même, selon certaines rumeurs, que conscients du raz de marée électoral en leur faveur, les dirigeants d’Ennahdha aient plus ou moins aidé leur allié, le Congrès pour la République, de manière à réaliser un bon second score.

Le rôle des médias n’est pas moins critiquable, les deux chaînes privées ont joué un rôle pas toujours le meilleur. Nessma n’a pas mieux trouvé que programmer Persepolis à un moment où le débat sur la question de l’identité faisait rage et s’en est très mal défendue par la suite, pour finir par les excuses de son directeur. Ces excuses n’avaient pas lieu d’être, car un Tunisien a le droit de tout voir et aussi de tout critiquer comme créations artistiques. Quant à Hannibal TV, elle a versé parfois dans le médiocre et le sensationnel. On a vu un présentateur de grande légèreté poser à ses invités politiques des questions qui frisent le ridicule. C’est ainsi que cheikh Rached Ghannouchi a été invité à répondre s’il avait une seconde femme syrienne, Hammami Hamma s’il était athée et Mustapha Ben Jaafar à s’expliquer sur le lieu où il a dîné le soir du 27 Ramadhan.

La même explication vaut pour le score relatif réalisé par la formation populiste jusqu’ici inconnue, promue à partir de Londres, par le fondateur controversé de la chaîne El Mustakella. A la manière d’un Robin des bois, il a attiré depuis les bords de la Tamise des milliers de crédules, dans sa région natale, même dans d’autres régions, avec un déluge de promesses les plus déraisonnables sur le plan économique.

Aujourd’hui, la Tunisie laïque se réveille anxieuse, face à une autre Tunisie religieuse et aiguise l’anxiété du monde occidental qui crie au loup face à la montée de l’islamisme. Il n’en est rien! Le parti Ennahdha, en acceptant le jeu démocratique, l’alternance et aujourd’hui le partage du pouvoir, en acceptant le principe des libertés individuelles, le principe de la séparation des pouvoirs, est devenu un parti laïque et n’est pas, en tout cas, plus religieux que la Démocratie chrétienne en Allemagne par exemple, toutes proportions gardées bien sûr.

D’ un autre côté, la Tunisie n’a pas voté pour celui qui est le plus ou moins religieux mais en faveur de celui qui a une légitimité dans le combat contre la dictature et pour le parti qui a su s’adresser et proposer des solutions aux vraies questions que le peuple se pose, à savoir celles de la pauvreté, de l’emploi et de l’avenir bouché d’une jeunesse errante et désespérée.

Reste que le plus grand défi pour Ennahdha est aussi ce même peuple qui la glorifie aujourd’hui. Il a voté pour elle, le ventre creux. Il risque fort de se retourner contre elle l’année prochaine si par malheur ses attentes ne sont pas satisfaites. Et une année, c’est tellement court.

S. Z .

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10 Commentaires
Les Commentaires
Mouelhi - 16-11-2011 21:22

C'est là ,une lecture de l'étape qui ne fait que commencer,pour un peuple avide de libertés de tous genres !Le patient nee s'est ,donc pas ,encore levé pour se voir sentir ce qu'il en est devenu..le traitement n'est même pas administré..nous sommes encore sur les lieux cliniques !Mon vrai problème est que je ne vois qu'analysateurs ..les vrais TOUBIBS ,nos GRANDS intellectuels ne le montrent pas ! sur les chaines on soigne plus leurs images de marques que le corps de leur pays !Sur les journaux ,de même ,Letout est en fin de compte ,comme ce qui est vu dans les cafés et les rues de Bizerte à ben guerdane...du kif kif !ma ya3milch ilkif! Je me suis abstenu d'écrire depuis quelques temps ,mais cela me fourmille ,à présent...pour ne faire que comme font mes smblables férus des lettres ! Pourtant nous aimons ,de la même manière cette belle TUNISIE qui souffre et qui est étendue devant nous !

zribi zouhir - 17-11-2011 13:44

Bravo Soufiane, bonne analyse

BEN HASSINE -- ( Paris ) - 17-11-2011 14:13

A son arrivée à Téheran lors de son premier meeting,l'ayatollah Khomeini affirmait que le pouvoir est entre les mains du peuple et c'était au peuple de décider .On connait la suite , aujourd'hui à Ennahda , Mr Ghannouchi trouve que la Tunisie est polluée par la langue Française , Mme Abderrahim montre du doigt les mères célibataires , et Mr Djébali évoque le 6° Kalif ,sans compter les exactions dans les universités ......ceci n'est que le début On a perdu de vue qu'en 2010 la Tunisie était 1° économie d'Afrique et 1 an après l'économie est dans un marasme dont elle ne se relèvera pas de sitôt La Tunisie aujourd'hui a besoin d'hommes d'expérience , de techniciens pour redémarrer l'économie et donner confiance à l'étranger Car vu des berges nord de la Méditerranée , le capital sympathie dont jouissait notre pays a fondu comme beurre au soleil et les touristes vont vers des destinations plus propices

al07 - 17-11-2011 17:13

Et Dieu va les aider ? Mort de rire !!

Dr lotfi bessrour - 17-11-2011 19:42

Article équilibré et bon .Merci ya sofiane

salem - 17-11-2011 23:51

Mon cher Soufiane, La Tunisie n'est pas coupée en deux, elle est morcelée ! Vue les résultats, la cure par la parole n'était pas une bonne indication. Nous avons brisé le miroir, pour nous retrouver au stade schizo-paranoîde ! Il aurait fallut renforcer les défenses plutôt que « se libérer de ses défenses ». Je dis bien morcelée car je ne vois pas de bipolarisation. Il y a une bonne majorité (non votante et non inscrite) qui a subit les événements tantôt accompagnant tantôt spectateur. Il y a une bonne majorité – que j’appellerais primaire et sincère – qui imagine qu'une société gérée au nom de Dieu ne peut être que bonne voire parfaite ! Il y a une bonne minorité qui milite pour répandre la parole de Dieu sur terre, obéissant à je ne sais quel idéal, féroce, cruel et archaïque. Il y a une autre minorité qui croit qu'un être humain libéré de ses chaînes serait plus civilisé – c'est les modernistes- ils oublient que l'homme est par essence un ennemie de la civilisation et qu'il faut un smig de prérequis pour pouvoir assumer le poids de cette liberté. Enfin, il y a une autre partie des tunisiens, bien perfide, bien opportuniste. Dans cette frange j'inclus les médias, les militants Ennahdha, les militants Populaires, les indépendants régionalistes...Une mosaïque hétéroclite qui joue à l'apprentie sorcier. Le diable est sortie de sa boite, comment faire pour qu'il rentre ? En outre, je ne mettrais pas Ben Ali et Bourguiba sur le même plan. Nous deux qui sommes de l'époque de l'école bourguibienne savons que Bourguiba a commencé à mettre en place ce prérequis ,-certes une couche bien mince, une greffe qui n'a pas bien pris, 30 ans c'est peu dans le chemin d'un peuple-, qui n'a pas résisté aux sirènes de Ben Ali and Co. C'est en cela que la période de Ben Ali était une catastrophe pour la Tunisie. L'histoire dira qui a « trahis » Bourguiba pour amener Ben Ali au pouvoir. Tu sais autant que moi qu'il n'y a pas de hasard ! L'histoire a aussi montré que le mélange du sacré au profane est explosif, ils ne peuvent coexister que par la présence d'un tiers : le principe de réalité ou appelé autrement l'instance paternelle régulatrice. C'est un véritable cauchemar que vit notre pays ! C'est mes pensées actuelles.

Tounsi - 18-11-2011 03:29

Finalement, finalement, quelqu'un de logique et d'assez objectif qui nous éloigne des disputes partisanes basées beaucoup plus sur l'émotionnel plutôt que le rationnel. Bravo!

Taieb Charfeddine - 18-11-2011 11:10

une bonne analyse du Dr Sofiane Zeribi

Taoufik - 18-11-2011 18:09

Les Tunisiens n'ont pas voté pour le ou les partis islamistes, mais ils ont voté pour les personnes qui leurs promettent une vie meilleure, c'est à dire une amélioration du niveau de vie, à savoir le travail, la Santé, l'éducation, pour tous, de toute façon vous verrez le prochain vote sera différent, ce premier vote est un ballon essai tout simplement.

KAOUACHE Tarek - 18-11-2011 19:52

Très belle analyse à la fois objective et rassurante. Merci Doc.

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