News - 15.12.2022

Afif Chelbi: Ancrage plus ambitieux à l’UE percées ciblées sur l’Afrique et le reste du monde

Afif Chelbi: Ancrage plus ambitieux à l’UE percées ciblées sur l’Afrique et le reste du monde

Le positionnement stratégique de l’économie tunisienne peut être vu selon trois principaux volets : positionnement sur les marchés, positionnement en matière d’investissements et de financements, positionnement technique et scientifique.

Si pour les deuxième et troisième volets, les possibilités de positionnement seront relativement plus ouvertes géographiquement, par contre, pour le premier volet et notamment pour l’exportation, indicateur clé pour la Tunisie, et sur lequel j’axerai mon intervention, notre positionnement stratégique est une question qui, à mon avis, ne se pose pas, la réponse s’impose en effet par la géographie, par l’histoire et par la prospective.

Ainsi, nous sommes à une heure d’avion du plus grand marché du monde - le marché européen - qui représente depuis des décennies plus de 70 % de nos exportations de biens (77 % en 2021, 70 % pour les biens et services, suivi du marché africain, Maghreb inclus avec 11 %).

Notre part du marché de l’UE était de 0,5 % en 2021 contre 0,6 % en 2010. Cette perte de 0,1 % est une des illustrations majeures du tsunami qui a frappé l’économie tunisienne depuis 12 ans et du véritable processus de désindustrialisation observé depuis.

Elle explique la cassure de la dynamique historique de croissance de nos exportations enregistrée durant les cinq premières décennies 1960-2010. Au cours de chacune de ces cinq décennies, nos exportations vers l’UE doublaient, voire triplaient et plus, tandis qu’elles stagnaient entre 2011 et 2021.

Evolution des exportations tunisiennes de biens vers l’UE

Alors que nos exportations étaient, en 2010, supérieures à celles du Maroc (9,6 Milliards d’euros contre 7,8). Par contre, le Maroc a plus que doublé ses exportations sur l’UE au cours de la dernière décennie (de 7,8 à 17,9 Milliards d’euros) et sa part de marché qui était de 0,5 % en 2010 (0,6% pour la Tunisie) est passée à 0,8.

J’indique ces chiffres car si l’on se projette à l’horizon 2030, une des conditions clés pour atteindre les timides taux de croissance du PIB escomptés (3%) est que nos exportations de biens et services soient au moins doublées pour atteindre 120 milliards de dinars (à taux de change constant) contre 55 milliards de dinars en 2021 (passer de 15 à 35 milliards d’euros).

Augmenter notre part du marché européen de 0,5% à 0,8 % permettrait d’atteindre cet objectif. «La preuve par le Maroc ». Sachant que, pour le moment, 3 pays européens sur 27 (France, Italie, Allemagne) absorbent l’essentiel de nos exportations, la marge de progression est donc grande tant sur ces 3 marchés que sur les 24 autres.

Dans ce cadre, nos atouts sont très importants. Nous disposons de milliers de chefs d’entreprise qui ont une connaissance approfondie de ce marché et de centaines de milliers de cadres et d’employés qui ont une compétence reconnue en matière de maîtrise des normes européennes et des technologies y afférentes. C’est notre principale richesse.

Cette analyse concerne évidemment les grandes masses de nos exportations. Il est certain que pour des niches sectorielles à l’export telles que l’ingénierie, le BTP, l’enseignement… le marché africain est essentiel, de même pour l’huile d’olive et les dattes pour lesquelles les marchés nord- américains et asiatiques sont importants...

Cela dit, voyons maintenant quels sont les secteurs qui pourraient permettre d’atteindre l’objectif global d’exportation ?

Les 55 milliards de dinars d’exportations de biens et services de 2021 ont été réalisés par 5 secteurs traditionnels et 5 secteurs émergents comme suit :

Les 5 secteurs traditionnels ont réalisé plus de 90 % de nos exportations

IME, représentent 40 % de nos exportations et 22 milliards de dinars

Textile, cuir… 18 % et 10 milliards de dinars

Energie, mines 16 %

Agroalimentaire 10 %

Tourisme 5 %

Et les 5 secteurs émergents réalisent pour le moment moins de 10 % de nos exportations mais où nous disposons déjà de quelques pépites.

TIC,

Industries 4.0, mécatronique…

Ingénierie,

Biotechnologies, pharma-santé,

Enseignement / recherche

L’objectif à cet horizon 2030 serait de faire passer la part des secteurs émergents de 10 à 30 % de nos exportations, celles des secteurs traditionnels passant de 90 à 70 %. Sachant, en outre, que le contenu de tous ces secteurs, traditionnels comme émergents, changera profondément (voiture électrique, intelligence artificielle …).

Faire accroître la part des secteurs émergents (technologiques) de 10 à 30 % à l’horizon 2030

Pour cela, il s’agit, tout d’abord, de reconquérir puis d’accroître nos parts de marché sur l’UE qui restera dominant, et de diversifier nos marchés vers les autres continents pour les niches à l’export relatives à certains créneaux traditionnels ou émergents.

Pour illustrer l’enjeu de la reconquête de nos parts de marché sur l’UE, ces quelques chiffres relatifs aux deux premiers secteurs exportateurs sont édifiants:

De nouvelles opportunités de relocalisation et de «Friend Shoring»

Cette reconquête du marché européen est d’autant plus opportune que la crise du Covid puis la guerre en Ukraine ont entraîné une transformation profonde des chaînes de valeur mondiales conduisant les pays européens à chercher à renforcer leur souveraineté, notamment par la relocalisation d’une partie de leur production industrielle, relocalisation qui concernera bien sûr d’abord l’Europe elle-même, mais également son aire de proximité.

Au dernier Davos, on parlait de «Friend shoring» ou «Localisation en territoires amis» pour sécuriser les approvisionnements. Cela ouvre évidemment de nouvelles opportunités pour les pays de proximité dont la Tunisie.

Et là, il faut noter que c’est la pérennité de l’ensemble du système de production Euro-Med qui est en cause. Les exemples concrets sont très nombreux d’entreprises des deux rives qui ont construit une péréquation de coût permettant une compétitivité globale entre sites du Nord et du Sud de la Méditerranée.

Nous devons donc saisir ces opportunités, car avec le renchérissement des pays de l’Est, qui ont joué ce rôle au cours des 30 dernières années, c’est aujourd’hui notre tour, pays du Sud de la Méditerranée, d’accélérer un mouvement amorcé en fait depuis longtemps.

Et les enjeux sont colossaux : si 10 % des exportations chinoises vers l’UE étaient relocalisées, cela représenterait 55 milliards d’euros par an, soit près du double des exportations industrielles du Maghreb vers l’UE.

Dans ce cadre, il sera vital que la Tunisie soit incluse dans l’espace européen en matière de taxation carbone et qu’elle mette effectivement en œuvre son Plan solaire.

Pour un ancrage plus ambitieux à l’UE

Toutes ces considérations imposent à mon avis d’œuvrer pour un ancrage plus ambitieux à l’UE car le statut de «partenaire privilégié» dont bénéficie la Tunisie depuis 2012 n’apporte pas d’avancée concrète par rapport au statut antérieur.

Il s’agit d’envisager une nouvelle étape qui doit situer notre ambition à l’horizon 2030 vers une quasi-adhésion de la Tunisie à l’UE (tout sauf les institutions) qui serait un accord d’intégration approfondie et globale qui se traduirait par tous les droits et obligations d’un pays membre sauf la représentation dans les institutions.

C’est-à-dire en particulier l’accès aux fonds structurels, aux fonds régionaux, aux fonds d’appui à l’innovation et à la R&D, la reconnaissance des diplômes, le plein accès au programme Erasmus, la libre circulation...

Cette ambition est, en outre, confortée par la réussite indéniable de l’expérience de la zone de libre-échange Tunisie-UE contrairement aux contre-vérités avancées à ce sujet.

En fait, la meilleure évaluation de l’accord de libre-échange est donnée par Eurostat. Ainsi, la Tunisie a quadruplé ses exportations vers l’UE en 15 ans (passant de 2,5 à 10 milliards d’euros d’export), tandis que le nombre d‘entreprises en partenariat passait de 1 300 à plus de 3 000.

Mais plus que ces chiffres, c’est la transformation profonde opérée au sein de nos entreprises qui a été remarquable, notamment au niveau de la digitalisation et de l’encadrement : moins de 10 équipements CAO / DAO en 1996, plus d’un millier quinze ans plus tard, tandis que le taux d’encadrement passait de 9 % à 14 %... pour les entreprises ciblées.

Alors que certains prédisaient la perte d’un tiers du tissu industriel, le choc de l’ouverture a été plutôt un catalyseur pour la modernisation des entreprises. Car cette ouverture a été graduée sur 12 ans (1996-2008), modulée par filière et accompagnée de programmes de mise à niveau…

Ce bilan positif aurait pu être bien meilleur si la remontée des filières technologiques avait été plus rapide. Mais cela n’a rien à voir avec la Zone de libre-échange. Cela est dû à une grave erreur de notre politique économique de 1995 à 2010 : la relative aisance financière dont a bénéficié le pays n’a pas été mise à profit pour impulser davantage les infrastructures logistiques, technologiques et la remontée des filières.

Revenons maintenant, si vous le permettez, à nos objectifs à l’horizon 2030. Toutes les simulations relatives aux marchés cibles des 10 secteurs traditionnels et émergents montrent que pour que les exportations globales doublent, même si les exportations vers l’Afrique, Maghreb inclus, triplaient et celles vers les autres destinations doublaient, il faudrait que celles vers l’UE augmentent au moins de 90 %, le marché européen restant dominant.

La part de l’UE dans nos exportations se maintiendrait à un taux élevé en 2030

Ce potentiel sur l’UE n’exclut évidemment pas les autres initiatives, notamment une insertion de la Tunisie dans le projet chinois des routes de la Soie. De même, il est indispensable d’œuvrer pour un véritable accord commercial avec les Etats-Unis qui aurait pu suivre notre statut d’allié majeur non membre de l’Otan obtenu en 2015, d’assurer une réelle concrétisation des potentialités de coopération avec le Japon identifiées lors de Ticad 8…

Conclusion : saisir les grandes opportunités et éviter les fausses pistes

Avec un taux d’ouverture élevé, le positionnement stratégique de notre économie revêt une importance vitale.

Il est donc primordial de ne pas se tromper de cible, de saisir les grandes opportunités qui s’offrent à nous et d’éviter les fausses pistes qui prolifèrent, pour «distinguer l’essentiel de l’important», comme disait Bourguiba.

L’essentiel, c’est le marché européen, l’important c’est la diversification vers les autres marchés.

Mais il faudra faire vite et fort car les pays concurrents se déploient activement.

Ainsi nous avons de nombreux défis à relever. Mais la cause est connue. Et comme disait Churchill, «quand il y a une volonté, il y a un chemin».

Afif Chelbi
Ancien ministre de l’Industrie, de l’Énergie et des Mines

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