News - 14.12.2022

Mondher Gargouri: Trois grands problèmes de la Tunisie

Mondher Gargouri: Trois grands problèmes de la Tunisie

Je voudrais élargir le champ de notre réflexion sur le repositionnement stratégique de la Tunisie et proposer au débat quelques questions qui me paraissent conditionner toute tentative de réforme dans le pays. Il est proposé de focaliser notre attention autour des problèmes de géoéconomie qui comprennent, si je comprends correctement, les relations du pays avec le reste du monde d’une part, et le développent régional d’autre part.

Nous voyons tous notre pays bloqué dans une situation de crise grave et multiforme. Le monde entier aussi nous voit ainsi. Pour comprendre la situation, concevoir une voie de sortie, et proposer des actions de reprise, de relance et de restructuration, trois problèmes devraient être posés : ceux du rôle de l’Etat, du contrat social et du développement régional.

L’Etat et l’économie

La Tunisie est en crise. Elle est bloquée et son système ne permet plus le changement et le progrès. Sortir de cette crise et de ce blocage est un préalable à toute tentative de restructuration stratégique. Notre système économique et social ne répond plus aux attentes des citoyens en emplois, en biens de consommation, en services d’éducation, de santé, de transport, ni même en sécurité et justice. Le système n’investit plus suffisamment et ne garantit plus la croissance et l’amélioration des revenus et des conditions de vie.

Pourtant, l’Etat est toujours là, avec sa bureaucratie, ses entreprises publiques et ses règlements et procédures. Il est omniprésent et omnipotent et se croit omniscient. Il est producteur, employeur, investisseur, commerçant, monopoleur. Il contrôle toutes les activités : le change, l’investissement, les importations et les exportations. Il ne voit pourtant pas que le monde, les peuples, les relations entre les individus et les nations, la technologie et les techniques de communication ont complètement changé durant les six dernières décennies. Notre système économique et social est en fait périmé et révolu depuis longtemps déjà. C’est, à mon avis, la cause réelle de nos crises à répétition.

Ce système a été conçu et adopté par le pays durant la période 1956-1961. Il répondait aux besoins de l’époque. Le pays, alors nouvellement indépendant, était en effet sans cadres valablement formés en nombre suffisant. Il était sans ressources et sans capital. Ses relations extérieures étaient déséquilibrées en faveur de l’ex-colonisateur.

Il fallait donc que l’Etat intervienne pour assurer d’abord ses fonctions régaliennes naturelles, mais aussi employer, investir, créer des revenus, éduquer et soigner. Conseillée par des syndicalistes proches des socialistes chrétiens démocrates français (tels que Gérard de Bernis), la Tunisie a alors mis en place un Etat hyperpuissant, producteur, commerçant, contrôleur et seul responsable de toutes les activités économiques et sociales. Les citoyens et les institutions du pays ont été dépouillés de l’essentiel de leurs libertés et pouvoirs.

Ce système d’Etat dominateur et de citoyens considérés mineurs et irresponsables a quand même permis à la Tunisie de progresser considérablement : développement de l’infrastructure, croissance de l’économie, augmentation des revenus, généralisation de l’éducation et amélioration des services de santé. Mais il a aussi créé des monstres destructeurs : une bureaucratie hypertrophiée, pléthorique, conservatrice, inefficace et castratrice ; des lobbies hyperpuissants dans les entreprises publiques ; l’extension de la corruption, le développement du commerce parallèle, le bénéfice des services publics sans payer leurs coûts (on désigne en économie les bénéficiaires de ces services par «passagers clandestins»).

Malgré ses réalisations remarquables, son histoire multimillénaire, et sa modernisation réelle, la Tunisie est restée un pays fermé au reste du monde. Dominée par une petite bourgeoisie frileuse, elle craint toujours de perdre son autonomie, d’être exploitée et de perdre ses richesses nonobstant sa petitesse (1,6% de la superficie du Texas), sa pauvreté (2% du PIB de la Californie) et la faiblesse de sa population (la moitié de celle de Mexico City). Elle continue de contrôler le change de manière tatillonne et inquisitrice, ainsi que les mouvements de capitaux, les investissements des étrangers en Tunisie, et l’activité des Tunisiens dans le reste du monde. Elle met des obstacles en tous genres à la liberté de travail des étrangers, aux grands projets d’investissements (port d’Enfidha), à toute association avec les grands ensembles internationaux (Aleca).

La Tunisie gagnerait beaucoup à réduire les prérogatives et les fonctions de l’Etat. Il lui suffirait d’exercer ses fonctions régaliennes de sécurité, de défense et de justice, d’assurer un rôle de promoteur d’activités nouvelles et de prospecteur de marchés internationaux, de veiller à l’application des lois et des contrats, et de développer l’infrastructure économique et sociale. La Tunisie a aussi intérêt à s’ouvrir véritablement sur le monde entier, et à travailler, coopérer, produire et commercer avec la totalité des 8 milliards d’humains, plutôt que les 12 millions de Tunisiens seulement. La Tunisie a enfin besoin de voir grand, de réaliser de grands projets comme les ports en eaux profondes, les aéroports ultramodernes et la finance internationale. Contrôlant avec l’Italie le détroit de Sicile, lieu de passage de plus de 40% du commerce mondial, étant à 2 heures de vol de toutes les capitales européennes, la Tunisie a l’aptitude de devenir un partenaire véritable, important et vigoureux dans l’activité économique mondiale.

Le contrat social

Le contrat social tunisien est absurde et incohérent. Il est exclusivement basé sur la primauté de l’équité, de la justice sociale, et de la protection des faibles. Les systèmes de rémunération, de protection sociale et les rapports sociaux (agriculture/villes, etc.) sacrifient de larges groupes de la population (les ruraux, les chômeurs, les jeunes, etc.) pour obéir à quelques principes généreux mais théoriques et abstraits. L’entrepreneuriat, l’innovation, l’effort, le travail, la discipline et la compétitivité sont pourtant un préalable à la croissance, l’augmentation des revenus sans lesquels l’équité et la solidarité n’auraient aucun contenu.

L’équité et la justice sociale constituent un fondement majeur de la solidarité et la cohésion nationale. Cela est vrai. Mais il faut s’accorder sur ce que l’on entend par équité et justice. Est-il en effet juste et équitable que le salaire moyen soit de 5 944 dinars à Tunisair, 3 984 dinars à la Steg, 4 208 dinars au Groupe chimique tunisien, alors que le Smig est de 460 dinars, qu’un contrebandier puisse gagner 1 million de dinars par mois, et que la moitié des activités économiques soit hors-la loi (appelé commerce parallèle plutôt qu’illégal) ?

La mission des syndicats est aussi devenue étrange. Elle se limite en principe à protéger et défendre les intérêts de ses adhérents. Mais elle est devenue essentiellement politique comme si le syndicat était devenu un parti politique. Elle se fonde sur la vérité historique que le syndicat a participé à la lutte pour l’indépendance et à la révolution. Mais a-t-il participé plus que le Néo-destour à la lutte pour l’indépendance ? A-t-il fait plus que protéger seulement les révolutionnaires de 2010-11 ? Pourquoi donc accorder au syndicat le privilège de participer à la gestion politique du pays (refus de la réforme des entreprises publiques, refus du développement des énergies nouvelles, participation active à la réforme l’éducation, etc.) ? Les syndicats, comme les ONG, les associations devraient limiter leurs activités à ce que la constitution permet.

Le développement régional

La Tunisie penche excessivement du côté de la mer : les infrastructures, les investissements, l’activité économique, l’emploi, les revenus, le bien-être et les loisirs, sont tous concentrés à l’avantage de la côte. Cela est le cas depuis des milliers d’années. Depuis Carthage au moins. On a parfois proposé des politiques correctives pour rééquilibrer le pays. Le sucre à Béja, la cellulose à Kasserine, les chantiers navals à Menzel Bourguiba et l’acier à Bizerte en sont témoins et emblématiques.

Nous avons besoin de plans réels et d’actions vigoureuses pour éliminer les déséquilibres dans le pays. Les plans nationaux de développement ont souvent mentionné le problème régional. Mais nous n’avons pas réussi à développer les régions de l’ouest et du sud de la Tunisie. Les structures et les rapports d’échange hérités depuis 3 000 ans sont pratiquement restés les mêmes. En fait, je crois que, dominés par le pouvoir central et les acteurs sectoriels, les plans nationaux n’ont jamais eu la motivation, la vision et les moyens de développer les régions. En 1981, on a bien créé le Commissariat général au développement régional (Cgdr). Mais on lui a donné une enveloppe de 100 millions de dinars pour toute la période 1982-86. On lui a aussi demandé de limiter son action à la lutte contre la pauvreté dans les zones rurales de tout le pays, y compris les régions côtières. Pourtant, la lutte contre la pauvreté dans les zones rurales ne peut à elle seule suffire pour rééquilibrer le pays.

Le pays a donc besoin de véritables plans régionaux, pour deux ou trois régions au moins. Elles entraîneront ensuite les autres régions dans leur sillage. Ces plans régionaux ne sont pas de la responsabilité des habitants de régions de l’intérieur du pays. Le rôle du citoyen ne peut être de se substituer aux experts et techniciens et d’élaborer des plans, d’assurer leur financement et de réaliser leur exécution. Son rôle est d’orienter, d’entreprendre, de travailler, d’investir et de produire. Comme toute action d’envergure, la planification régionale est une affaire d’experts : économistes, ingénieurs, financiers, et administrateurs, non de citoyens exclusivement.

Conclusion

Le blocage actuel du pays n’est pas passager ou provisoire. Il est dû à des causes profondes, anciennes et diverses. Mais nous n’avons conçu jusqu’à présent aucune alternative viable pour l’organisation ou le développement économique et social du pays. Nous avons besoin d’inventer, d’innover, d’oser et d’entreprendre : cela exige de l’ouverture d’esprit, de l’audace et de l’énergie : c’est l’affaire des jeunes. Mais le changement et le progrès exigent aussi beaucoup d’expérience, de sagesse et d’expertise, c’est l’affaire des aînés. Concevoir, préparer et contribuer à exécuter cette alternative devrait être la mission principale de ce groupe de personnes de compétence, d’expérience et d’expertises.

Je suis persuadé que les problèmes de la Tunisie ne sont pas faciles à résoudre. Ils ne sont pas purement politiques, ni spécifiques à la Tunisie. Ils sont anciens, profonds, compliqués. Ils deviennent de plus en plus explosifs … mais ils restent solubles. À condition de penser de manière innovante, avec courage, audace et détermination. Ils nécessitent des analyses sérieuses, une prospective élaborée rationnellement, et une mobilisation de toutes les énergies de la Nation. Et surtout une ouverture réelle sur le monde, une libération des esprits et des énergies. C’est ce dont on avait besoin en 1987, en 2010 et, surtout, maintenant en 2022.

L’expérience, les relations et les ressources de ce groupe représentent un potentiel considérable pour accomplir une mission historique : préparer la suite du projet de société qui continue le programme de 1961 en l’adaptant au monde du siècle nouveau. Comme la Tunisie de l’indépendance, la Tunisie nouvelle sera bâtie par les jeunes, aidés par l’expérience, la sagesse et les relations de leurs aînés.

Mondher Gargouri

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