News - 24.04.2022

Khaldoun Bardi : la vénération du maître est-elle passée de mode ?

Khaldoun Bardi : la vénération du maître est-elle passée de mode ?

Par Dr Khaldoun Bardi - Le magisterium du maître au Moyen Âge ou à la Renaissance était, formellement, celui du théologien, de Thomas d'Aquin ou de Bonaventure en chaire.

Si L'héritage théologique s'est affaibli, ses conventions sont restées. Ces formes, ces conventions de l'esprit étaient sous-tendues par une révérence qui allait tellement de soi que c'est à peine si on s'interrogeait sur elle.

Vénérer son maître était le code natal et naturel de la relation. Où pâlissent la révérence et la déférence, ne demeurent pas moins le respect, qui en dérive étroitement, et une soumission volontaire.

Dans une forme d'enveloppement, (dont la définition en Occident remonte à Aristote et à Cicéron,) le dynamisme est celui de l'admiration, de la fierté admirative devant la stature du maître et de l'acceptation de sa condition de disciple. («C'est notre maître… fameux, calme et mort / Porté sur nos épaules.»)

Je dirais que notre temps est celui de l'irrévérence.  Les causes de cette transformation fondamentale sont celles de la révolution politique, du chambardement social (la fameuse «révolte des masses» d'Ortega y Gasset), du scepticisme obligé dans les sciences.

L'admiration, pour ne dire mot de la révérence, est passée de mode.  Nous sommes des intoxiqués de l'envie, du dénigrement et du rabaissement.
Nos idoles doivent arborer des têtes d'argile. L'encens s'élève, mais vers les athlètes et les pop stars, les assoiffés de fric et les rois du crime. La célébrité, qui sature notre vie médiatique, est le contraire de la fama.-Porter un maillot au numéro du dieu du foot, reproduit à des millions d'unités, ou se coiffer comme le crooner est aux antipodes de la condition de disciple.

À l'avenant, la notion de sage confine au risible. La conscience est populiste et égalitaire, ou prétend l'être.

Toute invocation manifeste d'une élite, d'une aristocratie de l'intelligence, si évidente pour un Max Weber, n'est pas loin d'être proscrite par la démocratisation du système de consommation de masse, même si cette démocratisation comporte, sans nul doute, des libérations, des sincérités et des espoirs de premier ordre.

L'exercice de la révérence retourne à ses lointaines origines dans la sphère religieuse et rituelle. À travers les relations mondaines, séculières, la note dominante, souvent effrontément américaine, est celle de la contestation et de l'impertinence.

Les monuments of unageing intellect, les «monuments de l'esprit qui ne vieillit pas», peut-être même nos cerveaux, sont couverts de graffitis.

À l'entrée de qui les étudiants se lèvent-ils? «Plus de maîtres», proclamait l'un des slogans qui fleurissaient sur les murs de la Sorbonne en  mai 1968.

Scientisme, féminisme, démocratie de masse et médias. Les «leçons des maîtres» peuvent-elles, doivent-elles survivre à l'offensive?

Je crois que oui, même si c'est sous des formes imprévisibles. Je crois qu'il le faut. La libido sciendi, la soif de connaissance, le besoin ardent de comprendre sont inscrits dans le meilleur des hommes et des femmes. Comme l'est la vocation d'enseignant. Il n'est de métier plus privilégié.

Éveiller chez un autre être humain des pouvoirs, des rêves au-delà des siens; induire chez d'autres l'amour de ce que l'on aime ; faire de son présent intérieur leur futur : une triple aventure à nulle autre pareille. À mesure qu'elle s'étend, la famille de ses anciens étudiants éleves et frères est semblable aux branchages, au feuillage d'un tronc vieillissant (j'ai des frères et sœurs  sur cinq continents).

C'est une incomparable satisfaction que d'être le serviteur, le courrier de l'essentiel — en sachant pertinemment combien sont rares les créateurs ou découvreurs de premier rang. Fût-ce à un humble niveau, celui du maître d'école, enseigné, bien enseigner, c'est se rendre complice du possible transcendant.

Éveillé, cet enfant exaspérant du dernier rang peut écrire les vers ou conjecturer le théorème qui occuperont des siècles.

Une société, comme celle du profit débridé, qui n'honore pas ses maîtres est viciée. (Tel pourrait bien être le sens radical de la pornographie enfantine). Où des hommes et des femmes s'en vont nu pieds en quête d'un maître (trope hassidique fréquent), la force vive de l'esprit est  préservée.

La relation de maître à élève est faillible. Inévitablement, jalousie et vanité, mensonge et trahison font irruption.

Mais ses espoirs aussi sont éternellement renouvelés.  La merveille imparfaite de la chose nous retournent vers la dignitas de la personne humaine, vers son retour au bercail jusqu'au meilleur de soi… Aucun moyen mécanique, si expéditif soit-il, aucun matérialisme, même triomphant, ne saurait effacer l'aurore dont  nous faisons l'expérience quand nous avons compris un  maître.

Cette joie ne rend nullement la mort plus légère. On  enrage, au contraire, devant ce gaspillage. Le propos doit s'achever en poésie.
 Nul n'a réfléchi plus profondément que Nietzsche aux problèmes que j'ai essaye d'aborder:

Humain ! Prends garde !

Que dit le Minuit profond ?

«Je dormais, dormais,

J'émergeai d'un rêve profond.

L'univers est profond, profond,

Plus que le jour ne l'imagine.

Profonde est sa douleur,

La joie— plus profonde encore que la peine de cœur.

La douleur dit : "Passe et péris !"

Mais la joie veut l'éternité,

Veut la profonde, profonde éternité ! »

Essai de traduction hésitant. Comme une  partition de Mahler. De maître à maître.  De BK à RM

Dr Khaldoun Bardi

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1 Commentaire
Les Commentaires
GDHAMI MOHAMED - 25-04-2022 08:48

Humain, trop humain...Hélas!

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