News - 23.10.2021

Tunisie : L’état d’exception face aux tentations d’ingérence internationale

Tunisie : L’état d’exception face aux tentations d’ingérence internationale

Par Mondher Rezgui. Chercheur en Sciences Politiques. Tunis, le 23 octobre 2021 - Lorsqu’on aborde la question de la réaction internationale à la déclaration de l’état d’exception constitutionnelle en Tunisie dans ses premiers jours on est amené à considérer que cela relève des relations ordinaires d’amitié et de solidarité interétatiques. L’assistance annoncée, les conseils prodigués et l’étalage du soutien actif dans toutes ses formes restèrent alors loin de toute manifestation d’interférence et dans les limites de la décence et du respect mutuel qu’exigent l’éthique des relations internationales et les normes du droit international.

Cette réaction semble se transformer au fil des jours et plus précisément pendant la dernière période en acharnement indécent orchestré en concert par un certain nombre d’acteurs internationaux dans le but d’infléchir par tous les moyens la décision interne d’une Tunisie libre et indépendante.
Que serait le qualificatif juste de cette forme insidieuse de réaction si ce n’est l’ingérence pure et simple dans les affaires intérieures d’un Etat libre, indépendant et membre de l’Organisation des Nations Unies ?

Certes, cette ingérence reste encore confinée dans un cercle « diplomatique » dans ses formes, tout en étant agressive par ses insinuations aux actions d’intimidation déjà prises ou tout simplement possibles, mais elle s’annonce rude non seulement parce que la Tunisie est appelée à faire face à des défis internes majeurs qui avaient imposé le recours à l’état d’exception mais également parce qu’elle va devoir reconsidérer son cercle classique de solidarité internationale pour trouver le soutien dont elle a le plus grand besoin aujourd’hui. C’est la nature des choses : ‘‘rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme’’, une transformation qui n’agit pas nécessairement dans le sens de la «diplomatie transformationnelle» développée par les américains.
Cet acharnement qui simule l’ingérence dont il est question se manifeste par des faits dont les plus saillants sont les suivants:

Assemblée parlementaire de la Francophonie (12 octobre 2021): Suspension de la section tunisienne.

Organisation Internationale de la Francophonie (12 octobre 2021): Report d’une année de la tenue du Sommet de la Francophonie qui devait avoir lieu en  mi-novembre 2021 à Djerba, officiellement pour « permettre à la Tunisie de pouvoir organiser cette instance importante dans les conditions les plus optimales».

Congrès des Etats Unis d’Amérique (14 octobre 2021): La commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants américaine, dans sa réunion traitant entre-autres la situation de «la démocratie en Tunisie et aux prochains pas de la politique étrangère US à cet égard» a traduit un état d’esprit inquiétant quant à la notion de souveraineté des Etats en dehors des Etats Unis d’Amériques, en l’occurrence la Tunisie.

Parlement Européen (Débat : 19 octobre et vote de la résolution le 21 octobre 2021) : Dans cette résolution, fidèle à la physionomie du débat du 19/10/2021 et diplomatiquement assez  modérée,  le Parlement européen appelle à la préservation de la constitution et du cadre législatif, à la restauration institutionnelle et à un retour au fonctionnement normal de l’Etat. C’est une motion plutôt élaborée dans des termes assez mesurés quoiqu’elle recommande dans la douceur le retour rapide à la normalité.

Sans référence aux personnalités occidentales qui avaient exprimé clairement, ici et là, leur antagonisme, souvent élaboré à l’emporte-pièce, par rapport à l’Etat d’exception en Tunisie, on est en droit de constater que cet élan, soumis à un enchainement temporel peu innocent et venant délibérément d’institutions représentatives des peuples, se voulant paradoxalement «solidaire» avec le  peuple tunisien, semble faillir à un principe sacro-saint des relations interétatiques à l’ère de l’Organisation des Nations Unies, à savoir «le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes». Certes, cet élan pourrait succomber au charme d’un autre principe, celui du «droit d’ingérence» lorsqu’il est question d’atteinte généralisée et avérée des droits et libertés dans un pays donné. Faut il le rappeler, la Tunisie tout en étant en état d’exception constitutionnelle ne s’inscrit pas dans ce registre.

Si ce constat est clair dans sa manifestation, il mérite tout de même une réponse pertinente quant à sa motivation réelle surtout lorsqu’on est bien au fait de la rationalité de toute prise de décision dans le camp occidental. Ainsi, la question qui reste posée à ce jour est la suivante :

Qu’est ce qui motive une détermination si flagrante et si habilement orchestrée à ignorer les principes élémentaires du droit international et aller narguer un Etat indépendant aux prises avec des problèmes politiques et économiques majeurs ?

Est-ce une motivation née de la volonté de défendre un modèle démocratique en germes dans un monde démocratiquement désertique aux yeux de l’occident qui a résisté non sans peine à la vague révolutionnaire printanière démocratisante à l’exception de la Tunisie où la contribution occidentale a été substantielle tant au niveau technique qu’au niveau financier pour l’échafaudage de la construction tunisienne postrévolutionnaire, et qui constitua jusqu’au 25 juillet passé l’unique modèle presqu’accompli pouvant servir d’exemple dans sa sphère naturelle que représente le monde arabe ?
Est-ce la réponse à un souci stratégique traduisant la volonté de faire de la Tunisie, à travers l’inféodation de son Etat, une étape intermédiaire pour le remodelage politique de la sous-région et plus particulièrement le voisinage tunisien direct ?

Est-ce la volonté profonde de réaliser un objectif de très longue date entretenu par un désir ardent jamais déclaré et encore moins assumé de refaçonner la carte politique moyen orientale à la mesure des intérêts pérennes d’un Etat choyé tel un enfant au point de la dénaturation et dont les couts de création et de viabilité défient tout entendement ?

Est-ce la volonté idéologique de faire valoir la grande pertinence des valeurs et idéaux démocratiques en venant au chevet d’un modèle qu’on croyait idyllique pour un Etat sortant d’un régime autoritaire et qu’on souhaitait en faire une norme transférable aux autres Etats de la région dans une approche empruntée à la fameuse ‘‘théorie des dominos’’ ?

Est-ce l’effet des thèses alarmistes crédules colportées directement ou par des relais professionnels aux quatre coins du monde par les sympathisants intéressés de la périlleuse décennie passée qui, aux termes de cette décennie avaient perdu tous les avantages injustement acquis sur le compte de la communauté ?

Sans minimiser la contribution certes variable mais solidaire de tous les facteurs recensés ci-haut à l’explication de la montée surprenante de cette vague de dénigrement difficilement justifiable à l’encontre de l’état d’exception en Tunisie, la thèse du sauvetage d’un modèle semble en constituer la motivation la plus pertinente.

Acharnement pour une configuration ‘‘démocratique’’ modélisable

Il est important dans ce cadre de revenir un peu en arrière pour examiner de près le souci constant de l’occident mené par les Etats Unis d’Amérique de maitriser le monde en déployant des outils divers sans cesse développés dont l’outil de la démocratisation, dernière création à ce jour, s’avère réellement être un levier déterminant au service d’un dessein inaltérable de domination mondiale.

Dans un souci de pertinence et de concision on reste dans le cadre tunisien et le monde arabe auquel il appartient. Tout le monde se rappelle des politiques du monde occidental en général favorables aux pays arabes dont les régimes n’étaient pas connus pour être démocratiques. Ce n’est qu’avec le déclenchement de la vague des révolutions du ‘‘printemps arabe’’ que les faveurs de l’occident commencèrent à changer de camp, comme toujours, opportunisme oblige, vers celui des gagnants du jour, à savoir les peuples. Là on a eu droit à une démonstration grandeur nature du populisme à l’internationale pour repeindre une bannière terriblement entachée par des décades de soutien indéfectible aux dictatures et qui, pourtant, continue partiellement aujourd’hui mais pour des mobiles différents. Ce changement brusque de cap n’était pas aussi brusque qu’il le semblait. En effet les laboratoires politiques occidentaux n’étaient pas à cours de formules magiques sous forme de scénarii multiples pour désengrener la machine le cas échéant et dont certains étaient déjà en application sous George Walker Bush Jr en Afghanistan et en Irak, bien en avance par rapport au ‘‘printemps arabe’’. Le cadre général était «le remodelage du grand moyen orient» et la Tunisie en fait nécessairement partie. Ce grand projet liée à «la théorie des dominos» et outillé par «la diplomatie transformationnelle» transcende les hommes pour s’installer définitivement dans les esprits et ce n’est pas aujourd’hui qu’il va disparaitre même si ses premiers initiateurs, les néoconservateurs, ne sont plus aux devants de la scène politique américaine.

De faux espoirs

Pour rester dans le monde arabe, l’espoir qu’avaient nourri les révolutions du ‘‘printemps arabe’’ auprès des occidentaux en changeant de camp pour préserver leurs intérêts, s’est progressivement évanoui malgré les efforts de démocratisation à l’occidentale menés tambours battant mais aboutissant à des échecs parfois dramatiques pour la région dont notamment le cas syrien et le cas libyen bien que s’inscrivant dans deux configurations différentes. Le seul cas de démocratisation «réussie » et naissante des cendres d’une «dictature» est la Tunisie. Il est donc évident que l’occident veuille à tout pris que cette «démocratisation » sur mesure aboutisse, se stabilise et acquière le statut de modèle à suivre dans le monde arabe. Or, ce monde occidental se trouve aujourd’hui confronté à une réalité qui risque de remettre en cause tous ses calculs : la déclaration de l’état d’exception avec lequel, après un temps d’hésitation et de réflexion, il croit perdre le modèle dans lequel il a tant investi pour sa construction afin de le faire fructifier ultérieurement et en tirer les dividendes escomptées dans le double sens du terme. Là, on se trouve en plein délire politique international : L’occident veut s’approprier la Tunisie qu’il prend désormais non seulement comme une chasse gardée mais aussi pour un modèle commercial qui lui appartient carrément et auquel personne ne peut toucher, et, encore moins les tunisiens eux-mêmes, les seuls ayants droit en l’occurrence.

Une manœuvre machiavélique

Au-delà de cette volonté sournoise d’appropriation qui va plus loin que la volonté qui a initialement animé l’entreprise colonisatrice dans sa version archaïque du passé, l’occident dont on parle a commis la regrettable manœuvre de privilégier l’objectif de création d’un modèle type à dupliquer  dans le monde arabe dont la compréhension profonde échappe toujours à la grande majorité des acteurs occidentaux, et d’en négliger partant la quintessence même. C’est bien cette manœuvre qui trahit les véritables intentions des promoteurs de la démocratie en Tunisie et dans l’ensemble du monde arabe.
Les plus raisonnables diraient que sans cette erreur de manœuvre la démocratisation réelle de la Tunisie aurait réussi. A ceux-là réponse est simple : tout porte à croire que cette manœuvre était délibérée et qui, grâce à des relais autochtones certes très minoritaires mais totalement dépourvus du sens même du patriotisme, aurait pu aboutir n’eût été la débordante réaction des tunisiens et tunisiennes face aux déboires qu’elle avait engendrés au niveau du fonctionnement des institutions qui s’est fait lourdement sentir au quotidien au point d’une asphyxie généralisée.

C’est ainsi que cette manœuvre très lourde de conséquences s’est sournoisement infiltrée dans les travaux de la constituante à coups d’assistance parlementaire multiples, variés et pernicieux qui avaient façonné la constitution de 2014 notamment au niveau du régime politique qu’elle institua, de la manière qui servait les desseins lointains de cette manœuvre sans aucun égard aux souffrances de tout un peuple. Ce fut un régime politique hybride dont la façade répondait au principe démocratique fondamental (séparation des pouvoirs dans l’équilibre) mais dont le fonctionnement favorisait un déséquilibre mal intentionné sinon le blocage et la crise. C’est ce modèle démocratique habilement dénaturé que cette manœuvre a intentionnellement cherché à assoir en Tunisie et en faire l’exemple à suivre dans le monde arabe. Ce n’est donc pas pour une démocratisation de fond qui servirait les intérêts d’une nation mais plutôt pour une démocratie façonnée essentiellement à la mesure de ses promoteurs extérieurs avides du contrôle global et subsidiairement au profit de leurs agents locaux peu nombreux très souvent inconscients de leurs actes.

Pour quels intérêts ?

Une question profondément pertinente se pose ici. Quel serait l’intérêt des protagonistes  d’une telle manœuvre en favorisant l’instauration d’un régime politique dont l’apparence est démocratique et le fonctionnement est chaotique et handicapant ?

Un tel intérêt réside dans le fait qu’un tel régime favorise l’instabilité et les crises durables et partant la fragilité pérenne de l’Etat qui se trouvera toujours assujetti à l’aide extérieure et notamment celle de ses donateurs initiaux. Cela est complété par la dépendance effective qui s’installe accompagnée du contrôle tant recherché dans toutes ses formes. Dans pareille situation la Tunisie constituerait une source d’instabilité dans la sous région ce qui n’est pas un objectif à écarter au vue des intérêts à tirer d’une telle manœuvre.

Il va sans dire  qu’un tel objectif n’apparaitra nullement dans la littérature occidentale d’aujourd’hui.

Demain peut-être.

Dans cette perspective il s’avère peu sérieux de s’attendre un seul instant à ce que le camp externe qui voit sa manœuvre se heurter à un état d’exception prônant la réforme de tout un système pour en extirper les origines du «péril imminent», puisse applaudir et encore moins soutenir une telle démarche. C’est précisément au contraire qu’il fallait s’attendre. 

Ce qui se passe aujourd’hui confirme parfaitement la nature profonde des relations internationales où les concepts de bien et d’humanisme n’ont point de place. Ce sont les intérêts des uns et des autres qui les gouvernent. A partir de là tout devient limpide d’où le devoir de croire en premier lieu en soi, prioriser la valeur du travail pour reconquérir véritablement la souveraineté de tout un peuple par les actes encore plus édifiants que le meilleur des discours.

Quant à la communauté internationale elle se doit de respecter le choix des tunisiens de mettre fin à une tragédie politique qui a duré une décennie sans le moindre espoir d’une quelconque correction positive du cours malheureux des évènements. L’unique issue de secours de cette tragédie fut la déclaration de l’état d’exception constitutionnelle.

L’état d’exception, une opportunité de réforme profonde plus qu’autre chose

Au-delà de la gestion de l’état d’exception qui demeure, du point de vue de l’éthique, une question strictement tuniso-tunisienne, il y a lieu de faire observer à tous ceux qui s’opposent à la déclaration même de cet état, qu’il s’agit désormais d’un fait accompli et établi qui a été en tant que tel bien accueilli par les tunisiens et les tunisiennes abstraction faite de sa nature politico-juridique qui avait longtemps animé les cercles des constitutionnalistes de tout bord.

Cet état est bien là depuis trois mois. Il présente certes des faiblesses comme tout œuvre humaine. Ces faiblesses doivent certainement être corrigées quoi qu’elles relèvent de la nature même de l’élément déclencheur (le péril imminent) mais cela ne justifie pas la campagne de dénigrement tous azimuts dont il fait l’objet de la part d’une certaine communauté internationale d’autant plus qu’il a confirmé sa ‘‘nature démocratique’’ en se basant sur la constitution tunisienne de janvier 2014 et plus précisément à travers le recours à son article 80.

Il s’agit certes d’une disposition dont la genèse et la pratique semblent être caractéristiques de la sphère sélecte des Etats classés démocratiques. Cependant la différence réside surtout au niveau des éléments déclencheurs de l’état d’exception touchant ces Etats et qui semblent étroitement liés à des fléaux particuliers tels notamment le terrorisme, la corruption, les pandémies sanitaires et les catastrophes naturelles. D’ailleurs le recours de ces Etats à l’état d’exception a même fait craindre à certains philosophes occidentaux la tendance à la pérennisation de l’état d’exception qui se transforme progressivement en paradigme normal de gouvernement et détermine davantage la politique des états modernes. 

L’interdépendance qui régit les relations interétatiques dans le monde d’aujourd’hui ne s’apparente ni à l’inféodation ni à l’assertivement des uns aux autres et encore moins aux prétentions dirigistes des uns sur les autres sous le regard passif des instances internationales.

Si la Tunisie passe aujourd’hui par une fragilité économique singulière à laquelle ses détracteurs circonstanciels ne sont pas tous loin d’être directement ou indirectement liés par leur implication à des degrés variables certes, dans le soutien apporté aux gestionnaires de la décennie passée, il n’est que moralement juste et nécessaire qu’elle trouve dans les circonstances présentes, auprès de la communauté internationale l’assistance et l’appui recherchés pour dépasser sa crise économique et réformer son régime politique en l’ancrant fortement sur un socle démocratique authentique et solide favorisant la séparation équilibrée et dynamique des pouvoirs et excluant tout risque de dérive autoritariste.

C’est bien cette opportunité qu’offre l’état d’exception de reconstruire l’Etat et garantir son essor au bénéfice de tous en cohérence avec toute la communauté internationale dans sa multiplicité. C’est fondamentalement cette opportunité qui constitue le dénominateur commun qui anime et mobilise la majorité de la société tunisienne au soutien de l’état d’exception : un soutien loin d’être absolu pour tous mais plutôt conditionné par les résultats.

Mondher Rezgui
Chercheur en Sciences Politiques
Tunis, le 23 octobre 2021

 

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1 Commentaire
Les Commentaires
Béji Khaled Avocat - 23-10-2021 19:57

Merci pour le courage du rédacteur de cet article. C'est effictivement l'état du monde dit démocratique. Aprés le droit d'ingérence, voici venu le droit de régence. Un auteur avait écrit un petit pamphlet <<Indignez vous !>>. Ecrivons aujourd'huit <<Resistons !>>

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