Notes & Docs - 14.10.2021

Le politique et l’économique aux prises avec la crise économique: Un besoin de cohabitation salutaire pour l’État et motivant pour les citoyens

Le politique et l’économique aux prises avec la crise économique: Un besoin de cohabitation salutaire pour l’État et motivant pour les citoyens

Par Mondher Rezgui. Chercheur en Sciences Politiques.13 octobre 2021

Une crise qui traverse les aléas du politique

Depuis de nombreuses années la Tunisie est confrontée à une crise économique dont les conséquences se sont avérées ravageuses et multidimensionnelles. Les origines de cette crise remontent bien avant la révolution du 14 janvier 2011 dont les motivations objectives étaient beaucoup plus économiques et sociales que politiques. En effet, les revendications des manifestants étaient principalement axées sur l’emploi et l’accès à une vie décente d’où la genèse du terme « dignité »  (كرامة) dont l’usage s’étendit rapidement pour gagner la nation entière, galvanisant au passage les esprits et se muant, a raison,  en un leitmotive de tout un peuple qui se l’appropria tout naturellement. C’est bien un élément moteur que ce concept socio-économique fut pour l’étincelle du 17 décembre 2010 qui embrasa tout un pays pour se calmer le 14 janvier 2011 avec la chute du régime en place marquée par un départ forcé à l’exil de l’ex-président, feu Zinelabidine Ben Ali.

Cependant, malgré cette métamorphose profonde qu’avait connue la Tunisie depuis la chute de l’ancien régime suivie systématiquement par une reconfiguration radicale de la scène politique à travers la remise à zéro de l’ensemble des compteurs pertinents dans cette perspective dont notamment: les acteurs déterminants, les règles du jeu politique et le mode de gestion du pays. Or, cette transformation profonde dans son apparence n’extirpa pas le mal réel dont souffrait le pays profond qui ne verra pas ses attentes satisfaites. Pire encore, il verra son quotidien s’enfoncer dans la détresse de jour en jour, d’année en année, au fil des rendez-vous électoraux et au fil des gouvernements composés et recomposés. Pendant une décade il verra se défiler devant lui des vagues de responsables souvent « peu responsables ». Il recevra des promesses électorales souvent oubliées. Il écoutera des discours mobilisateurs mal inspirés, professant un avenir radieux dont aucune lueur, si minime soit-elle, ne sembla apporter un quelconque espoir à la désillusion obscure de ce malheureux peuple encore une fois repoussé dans les derniers retranchements de la patience qu’imposa la soumission aux méfaits d’un pouvoir politique suprême déliquescent, dangereusement dispersé  et difficilement identifiable, prônant par la parole le salut public, mais agissant par les faits dans le sens du naufrage collectif. Ainsi le peuple se retrouve une fois encore après une décennie de désillusions dans une case de départ pire que celle de 2011.

Des réformes lancées mais…

Il est bien évident que la configuration radicale de la scène politique établie depuis 2011, hormis certaines libertés vaguement profitables pour le commun des citoyens en lutte permanente pour la survie face aux aléas de la vie quotidienne, n’apporta guère de solutions qui puissent satisfaire un peuple dont la détresse profonde n’est politique que dans la mesure où cela puisse lui apporter des mobiles de satisfaction au double niveau économique et social. Or cela n’a pas été le point fort de cette nouvelle configuration qui s’était essentiellement attelée à gérer le politique dans une approche réductrice marginalisant l’économique lui-même étroitement liés au social.

Nul ne peut nier la batterie de réformes entreprises sur le plan économique à commencer par le texte lui-même de la nouvelle constitution du 27 janvier 2014 et sans oublier le volet législatif et réglementaire qui a bénéficié d’une large initiative visant au fond la redynamisation de l’économie (quelques exemples : nouveau code des investissements, nouvelle loi relative à la concurrence et aux prix, nouvelle loi relative aux contrats de partenariat public-privé, nouveau décret instaurant un mécanisme de communication entre l’administration publique et le secteur privé) sans compter les mesures prises dans cette même optique à travers les lois des finances et également la réforme du secteur bancaire.

Cependant, les résultats recherchés n’avaient pas été atteints à un degré qui pouvait permettre une meilleure maitrise de la crise économique toujours galopante jusqu’à cet instant. Pour comprendre les raisons réelles expliquant un bilan si décevant il suffit d’examiner dans quelle mesure l’économique indépendant (non inféodé au politique) avait exercé un rôle déterminant dans la prise de ces décisions politiques qualifiées de souveraines.

Pourtant, malgré une telle déception d’efficacité, ces réformes dont on ne met pas en cause les bonnes intentions de leurs décideurs, peuvent sembler satisfaisantes lorsqu’on mesure le degré de satisfaction, à l’échelle du court terme, auprès des bailleurs de fond qui soutiennent les actions entreprises par  les programmes multiples et les aides multicolores aux réformes qu’ils élaborent indirectement et recommandent « diplomatiquement » à travers « une entremise bienveillante » dans un « élan altruiste exceptionnel innocemment motivé à titre exclusif par l’intérêt du peuple tunisien »(1).
Cependant, cette satisfaction est malheureusement inexistante lorsqu’on mesure son degré auprès des Tunisiens dans leur composante majoritaire et pour qui la réalité du quotidien est de plus en plus dure et dépassant souvent le seuil du supportable.

On s’étonne réellement de voir que les équipes qui se sont relayées au pouvoir effectif au cours de la décennie passée ne se soient pas inquiétées de cette lacune persistante des actions politiques qu’ils avaient menées et qui avait progressivement dirigé le pays vers une crise économique et financière qui s’est sans cesse accentuée au fil des ans et au fil des exercices budgétaires publics.

Cet étonnement s’impose d’autant plus que des économistes tunisiens notables par leur niveau de compétence, leurs analyses pertinentes et surtout par leur patriotisme sublime, n’avaient pas arrêté tout au long de cette décennie de lancer des alertes relatives à la dégradation de la situation économique constatée qui frappe le pays tout en prodiguant les recommandations adéquates pour la juguler à temps. Ces alertes donnèrent l’impression de n’avoir aucun effet sur les décideurs politiques qui restèrent anormalement placides devant un «tsunami» dont le traitement n’a jamais dépassé le retardement avec son effet multiplicateur encore plus inquiétant. L’une des alertes et la plus significative par la position de son auteur, avant les événements du 25 juillet 2021 est venue de Mr Haykel Mekki, président de la commission des finances de l’Assemblée des représentants du peuple, qui, dans une lettre ouverte adressée le 05 mars 2021 au Président de la République, recommanda l’invocation de l’état d’exception économique en raison de la gravité de la situation(2).

Crise économique et état d’exception

Aujourd’hui on ne s’arrête pas de s’étonner de voir l’action des pouvoirs publics accuser un coup d’arrêt hallucinant de toute initiative de correction à l’endroit de cette crise autant économique que financière qui s’acharne sur la Tunisie déjà durement malade de sa politique et qui risque réellement de balayer tout ce qui reste debout sur son chemin et dont notamment toute manifestation de souveraineté, y compris cet état d’exception qui vient d’accomplir, au bout de deux mois et demi d’attente, la formation du gouvernement.

Pourtant sur les bancs de l’université nous apprîmes jadis que l’économie conditionne le politique en lui fournissant ses outils qui lui permettent de servir son objet : le pouvoir. Ainsi, sans l’économie le politique n’aurait pas d’objet. Autant dire qu’il ne servirait à rien, sinon à entretenir, dans un souci évident de vassalisation destructrice continue, la flamme des inconditionnels eux-mêmes mus par des intérêts personnels en déconnexion totale avec l’intérêt national.

Autant dire également que le politique ainsi que l’économique sont tout deux soumis aux règles d’un jeu for normalisé qu’est le droit dans sa double expression constitutionnelle et législative. Cela prémunit l’Etat de toute tendance excessivement subjective de l’un où de l’autre.

Ainsi, dans le cours normal des événements, le politique, obnubilé souvent au point de la fascination par ce qui doit être fait, se fait rapidement rappeler à la réalité par l’économique qui prône plutôt ce qui peut être réalisé concrètement sur le terrain réel dans le cours, le moyen et le long terme.

Des enseignements de l’histoire récente

Chaque fois qu’il y a rupture entre le politique et l’économique dans l’histoire tunisienne, une crise s’en est suivie : la crise de la fin des années 60 avec la fin de l’expérience des coopératives, la crise de 1978, consacrant le cloisonnement entre le politique et l’économique, la crise de 1987 qui s’est transformée, à la tunisienne, en passation médicale du pouvoir (ou en coup d’Etat médical). La révolution qui secoua la Tunisie entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011 ne sort pas de cette règle tout comme la gestion de la décennie passée qui chuta face à l’état d’exception déclaré le 25 juillet 2021.

Certes, chaque époque a sa réalité particulière et ses contingences spécifiques qui lui donnent sa singularité. Cependant, ces dysfonctionnements caractérisés, certes à des degrés variables, disposent d’un dénominateur commun : il s’agit de l’inadéquation notoire entre le politique et l’économique.

L’obligation d’association du politique à l’économique pour endiguer la crise

Ce malheureux bilan devrait aujourd’hui, en cette phase de sursaut de la conscience collective tunisienne, susciter une prise de conscience sérieuse et conséquente de cet aspect déterminant qui doit conditionner toute initiative de réforme. Il s’agit de donner au rêve commun, comme le politique s’évertue à le mettre en avant, la mesure de la réalité comme l’exige l’économique.

«La confiance » et «l’espoir», sont des termes phares de la brève intervention du lundi 11 octobre 2021, de Mme Najla Bouden, nouvellement promue aux commandes du gouvernement. C’est beau, c’est légitime et c’est mobilisateur. C’est une excellente entrée en la matière que tout tunisien normalement constitué attend. C’est également un souhait largement partagé par les citoyens. Il s’agit certes d’une déclaration d’intention fort convaincante mais qui sera immédiatement mise à l’épreuve face à une réalité complexe : les défis sont énormes, l’atmosphère n’est pas sereine, la résilience est forte, le défaitisme est de mise, une frange de la scène politique est farouchement opposée à toute action dans le cadre d’un état d’exception fortement décrié.

Face à cette complexité seule l’action pertinente triomphera et se transformera en acteur hautement favorable et mobilisateur. De là naitra la nécessité d’entreprendre l’action qui s’impose à tous comme la voie salvatrice qui fasse guider, orienter et surtout soutenir l’action politique par la rationalité de l’économie en cette phase où la raison devrait assagir le rêve.

Ce que tout le monde reconnaît et que personne n’ose nier c’est que la Tunisie fait actuellement face a une crise économique et financière aiguë. Il s’agit de la crise la plus grave depuis l’indépendance il y a 65 ans.

Il est fort inutile de rappeler les aspects multiples des manifestations de ce mal autant au niveau de la sphère publique que de la sphère privée. Cela alimente depuis longtemps les plateaux télévisés ainsi que les colonnes de la presse écrite.

Il est grand temps que le politique, en cette période exceptionnelle innovatrice à plus d’un titre, s’éclaire et se conforme scrupuleusement aux recommandations formulées dans la transparence totale par l’économique dans un cadre collégial rassemblant les compétences tunisiennes attitrées et reconnues, à créer d’urgence et à mettre au service de l’État.

C’est à partir de là que commencera la réconciliation réelle et durable du politique et de l’économique pour faire face à la crise économique et financière comme l’a été l’association fort réussie entre le politique et le médical pour faire face à la crise sanitaire que constitue le Covid 19.

Certes, la crise économique et financière est plus complexe étant structurelle et dont le traitement exige une double approche : une approche d’urgence qui permettra d’éviter le naufrage et une approche de fond qui disposerait les garde-fous nécessaires pour prévenir la reproduction de telles crises à l’avenir.

Un dénouement salutaire d’une telle crise alimenterait pleinement la capitale confiance de la phase exceptionnelle, la placerait sur une courbe ascendante d’espoir et appuierait l’œuvre de salut public qu’elle revendique et dont elle tire sa légitimité fondamentale.

Au final, on est enclin à considérer que pour une cause aussi noble que le salut de l’État et par tant le bien-être de ses citoyens, le politique et l’économique sont désormais dans l’obligation d’œuvrer ensemble en parfaite cohérence et harmonie de façon solennelle consacrée par le droit dans une forme de cohabitation qui se doit d’être constructive.

Mondher Rezgui
Chercheur en Sciences Politiques
13 octobre 2021

(1)  A croire Mme Cecilia Malmström, Commissaire de l’Union Européenne pour le commerce (2014-2019), qui déclara « Concernant la Tunisie, l’Union poursuit surtout un objectif politique : Le pays est fragile mais c’est la seule démocratie ayant résisté après le “printemps arabe, il est logique de le soutenir » .
https://www.lemonde.fr/economie/article/2016/10/07/ces-accords-que-negocie-l-europe-et-dont-on-ne-parle-jamais_5009737_3234.html#8G3CtMcS0L4MrHrp.99

(2) https://ar.tunisienumerique.com.


 

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