News - 13.06.2021

La France vue de Tunisie: L’eucalyptus et la syphilis

La France vue de Tunisie: L’eucalyptus et la syphilis

Par Habib Touhami - Il y a quelques années, bien avant la révolution, Si Mohamed Ennaceur me demanda d’animer une conférence-débat avec des étudiants de dernière année d’une grande école française. Le thème choisi était « la France vue de Tunisie ». Ces futurs cadres et dirigeants français étaient venus s’enquérir sur place de l’image de leur pays en Tunisie. En dépit des apparences, la réponse à la question est plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, l’image de la France en Tunisie a beaucoup varié dans le temps, tout en restant empreinte d’un mélange attraction-répulsion dont le dosage diffère selon les circonstances, les milieux ou les générations. Ce trait n’est d’ailleurs  pas propre à la Tunisie. Au Maroc et en Algérie, l’image de la France oscille aussi entre rejet et fascination.

Il n’existe pas à ma connaissance de sondages d’opinion effectués au Maghreb susceptibles de nous éclairer  sur ce que ressentent les Maghrébins à l’égard de la France. Il existe par contre un sondage réalisé par l’IFOP en 2012 qui montre que 26% seulement des Français interrogés ont une bonne image de l’Algérie, contre 71% pour le Maroc et 53% pour la Tunisie. Il se peut que l’image qu’ont les Français du Maghreb vienne finalement en écho à l’image que les Maghrébins dans leur diversité ont de la France. L’histoire, plus au moins cruelle selon le processus de décolonisation, la proximité « intellectuelle » des classes dirigeantes maghrébines et la nature même des rapports économiques et migratoires avec la France entrent alors en jeu pour faire pencher le curseur d’un côté ou de l’autre, tout en laissant de la place à l’impact émotionnel dû au terrorisme et à l’islamophobie. 

En Tunisie, l’image de la France renvoie de plus en plus à l’influence que celle-ci exercerait sur le pouvoir tunisien, que cette influence soit réelle ou fantasmée. Beaucoup de Tunisiens croient que tout se décide pour eux à Paris et que de ce fait, la France empiète ostentatoirement sur la  souveraineté nationale tunisienne. Le comportement peu diplomatique de certains officiels français renforce cette conviction ainsi que le manque de fermeté apparent des officiels tunisiens face à une ingérence française qui se voulait «sympathique», mais qui a fini par exaspérer les plus francophiles des Tunisiens. Cela  a eu pour conséquence l’éclosion d’une profonde division chez les Tunisiens au point que certains d’entre eux n’ont pas hésité à qualifier d’autres de «Aytem França», comprenez les nostalgiques du colonialisme français ou, pire, sa cinquième colonne.

Désormais, la prédominance du proprement politique dans la perception de l’image qu’ont les Tunisiens de la France pose un sérieux problème puisqu’elle s’accompagne d’un rejet de la culture et de la langue françaises chez une partie importante de la population tunisienne. Le déclin du français dans l’enseignement et le champ social n’est pas vécu comme une perte d’ouverture et d’universalité, mais comme un recouvrement salutaire de l’identité nationale. Le politique et le culturel se sont alliés pour faire de la France un pays hostile, voire un pays ennemi. Mais alors de quelle image de la France s’agit-il ? Est-ce de l’image que renvoie la politique du gouvernement de la France ou de celle générée par la langue et la culture françaises ou bien encore de la primauté supposée des intérêts économiques français sur les intérêts nationaux tunisiens?

Cette problématique ne se posait pas dans les mêmes termes il y a une quinzaine d’années. A l’époque, ce qui dominait était le débat franco-français à propos du «bilan globalement positif » du colonialisme français, en Afrique du Nord plus précisément. Le 3 février 2005, le Parlement français avait adopté une loi scélérate comprenant une phrase recommandant que «les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord». Bien que ce passage ait été supprimé par la suite, le mal était fait. Pour la première fois, des élus français se sont crus en droit de réécrire l’histoire à leur convenance, ce à quoi l’historien français Marc Ferro avait répliqué  fermement: «Le bilan du colonialisme en Afrique du Nord est globalement négatif  et qu’en tout état de cause, l’Etat français n’a pas à présenter la morale de l’histoire dont il a été l’agent». 

Prié par plusieurs intervenants au débat, je dus exprimer mon point de vue à ce sujet. Après avoir précisé à l’assistance que je suis natif d’un territoire militaire au temps du colonialisme et que je suis destourien de stricte observance pour tout ce qui touche à la souveraineté nationale, j’indiquai que tout «révisionnisme» faisant l’apologie de la soi-disant mission civilisatrice du colonialisme me paraît constituer une contre-vérité historique et un affront et qu’au-delà des bilans contestés ou contestables concoctés par les uns ou les autres pour appuyer leurs dires, l’apport du colonialisme français en Tunisie peut se résumer substantiellement à deux « offrandes» : l’eucalyptus et la syphilis. L’eucalyptus parce que ce sont les botanistes français qui l’ont importé d’Australie et qui a pris merveilleusement racine dans certaines régions arides tunisiennes dont la mienne, la syphilis parce qu’elle était une maladie quasiment inconnue en Tunisie avant la venue des soldats français. 

N’empêche, Sartre, de Beauvoir, Aragon, Braudel, Sauvy, Aron, Perroux et bien d’autres intellectuels, dont certains étaient viscéralement anticolonialistes et défendaient courageusement l’indépendance du Maghreb, sont français. Les rejeter au nom de leur nationalité ou de leur langue me paraît comme la négation même de notre propre humanité et comme le signe évident d’une déchéance morale et intellectuelle qui pourrait nous conduire loin dans l’abîme du renoncement et de la bestialité.

Habib Touhami

 

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1 Commentaire
Les Commentaires
Montenay - 16-06-2021 19:31

Vaste sujet ! Je me bornerai à un point probablement mal connu du grand public maghrébin car abordé dans des discussions privées socialement inavouables : « Les programmes scolaires et les discours politiques nous somment d'être fiers de notre civilisation arabe, mais je ne comprends pas vraiment pourquoi quand je vois dans quel état est le Moyen-Orient. Il nous faut absolument avoir accès de plain pied à une autre culture.» Ce discours est bien sûr tenu par des Berbères algériens et marocains, mais aussi par d'autres Maghrébins parfaitement lettrés en arabe standard et littéraire et donc lisant ce qui s'écrit dans l'ensemble du monde arabe. NB je suis un peu tunisien

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