News - 18.04.2020

Riadh Zghal: «La nécessité engendre l’invention» disait Platon

 Riadh Zghal: «La nécessité engendre l’invention» disait Platon

Le sociologue français Balandier avait signalé qu’il n’y avait «pas de sociétés sous développées mais des sociétés sous analysées». On peut comprendre cela comme une invitation à considérer la valeur des spécificités d’une société plutôt que de porter sur elle des jugements la sous-estimant voire la méprisant. De tels jugements ne viennent pas seulement de l’extérieur mais sont aussi proférés par des personnes appartenant à ces mêmes sociétés. C’est que la domination par les pays les plus forts, dont la forme la plus agressive et culturellement destructrice qu’est la colonisation, détourne le regard des capacités et des potentialités individuelles et collectives de création, d’innovation et d’organisation et annule donc la possibilité d’en tirer profit lorsqu’elles arrivent à se manifester.

Aujourd’hui grâce à cette pandémie du COVID 19, grâce au confinement, non des personnes mais des pays, vu le coup donné aux commerce international et le tarissement des moyens financiers d’un pays pauvre pour importer des équipements médicaux coûteux, voilà que l’on se tourne vers les ingénieurs, les architectes, les scientifiques toutes disciplines confondues pour, non seulement trouver des solutions technologiques mais aussi pour prendre des décisions politiques scientifiquement fondées. Un proverbe arabe dit «الحاجة تفتق الحيلة» au sens où c’est la nécessité qui engendre l’imagination de la solution aux problèmes, cela correspond à cette affirmation de Platon reprise par les arabes «الحاجة أم الاختراع»  la nécessité est la mère de l’invention.

Pourtant la question de l’importance de la maîtrise de la technologie, celle de l’innovation, celle du système national d’innovation n’étaient pas absentes du débat universitaire ni de la recherche scientifique en Tunisie. En 1987, l’ingénieur Moncef Bouchrara publiait un article dans la revue Economie et humanisme intitulé «L’industrialisation rampante ampleur, mécanismes et portée» puis en 1989 un article dans la revue Tiers-Monde «Sfax: ‘Capitale’ de l’industrialisation rampante». Il avait révélé dans ces publications  les capacités d’innovation de petits entrepreneurs qui inventaient des procédés, des usages inédits de matériaux, parfois recyclés ou détournés de leur usage initial, pour mettre à disposition des consommateurs des produits accessibles dans un contexte de rareté. C’était à un moment où une pensée s’est développé à travers le monde, relative à l’innovation, les milieux innovateurs, l’entrepreneuriat, la gestion de l’entreprise et ses rapports avec l’innovation, la technologie appropriée et l’appropriation de la technologie. C’était aussi un moment où les travaux de recherche sur les ingénieurs se sont multipliés vu que ces derniers sont considérés a priori comme étant à la fois innovateurs et gestionnaires.

Personnellement j’avais publié en 1986 un article dans la revue Travail et Développement, intitulé «Pour une stratégie de développement technologique dans les entreprises tunisiennes: l’action sur la structure organisationnelle et le développement du potentiel humain». Puis en 1987 j’ai été invitée par le CETIME (Centre Technique des Industries Mécaniques et Electriques) à contribuer à sa revue par un article que j’avais intitulé «Politique sociale et défi technologique». Le lien que j’avais établi et que je continue à admettre, entre le technologique et le social tient à ce que je considère trois dimensions dans la technologie si l’on vise son exploitation pour la création de richesses: des techniques s’appuyant sur un savoir scientifique et empirique, des qualités humaines de savoir et de savoir faire, un mode d’organisation sociale du travail associé à des valeurs et des représentations soutenant un ordre social particulier.

Depuis j’ai multiplié les travaux dans le domaine. Vint ensuite la création de DEA (diplôme d’études approfondies) – ce qui correspond au mastère actuellement – à la Faculté des Sciences Economiques et de gestion de Sfax. Sur ma proposition, un enseignement de gestion de l’innovation a été intégré aux programmes. Certains étudiants et étudiantes ont réalisé des travaux de recherche portant sur les questions d’innovation, d’essaimage, d’entrepreneuriat, toutes mises en perspective avec la gestion des ressources humaines et l’organisation. A ce propos, je citerai la thèse soutenue par Lotfi Mezhoudi en 2001 à l’ISG de Tunis, ayant pour titre «L´essaimage d’entreprises et l’appropriation de la technologie, spécificités régionales, spécificités nationales – Cas de la Tunisie». Cette thèse à révélé, entre autres, les capacités d’innovation de cadres moyens, exerçant dans des entreprises publiques, qui leur ont permis de créer leurs propres entreprises innovantes.

Dans l’article publié dans la revue des industries mécaniques et électriques je m’interrogeais: «La question qui se pose alors, est celle de savoir quel est l’acteur social qui se chargerait de la conduite d’une stratégie menant à l’appropriation et la production technologique». Certes beaucoup de programmes de recherche, d’accès aux nouvelles technologies, ainsi que des expositions d’innovations créées par des étudiants (es) ont été réalisés. Des entreprises, des ingénieurs et autres entrepreneurs ont innové. Mais on n’a pas réalisé un vrai décollage technologique qui aurait rendu notre pays non seulement compétitif à l’échelle internationale mais aussi suffisamment autosuffisant dans des secteurs vitaux comme l’agriculture ou la santé. Pourtant le système éducatif et universitaire n’a pas cessé de produire des compétences potentiellement innovatrices. 

Et voilà qu’aujourd’hui les media rapportent de façon récurrente la réalisation d’innovations par des startuppers, des équipes d’ingénieurs dont certains sont encore en formation. Des énergies créatrices se libèrent et des innovations éclosent dans plusieurs régions du pays. Le gouvernement, attelé au traitement difficile de la pandémie du COVID 19, semble soutenir cette vague spontanée et bénévole d’innovation. On ne peut que s’en réjouir car enfin on se tourne vers des jeunes et des scientifiques qui les encadrent. L’occasion est ainsi offerte pour mettre en valeur leur potentiel, leur capacité de servir, de changer les choses, leur engagement envers l’intérêt général, leur savoir favorisé par leur familiarisation avec les logiciels, l’informatique, l’intelligence artificielle, les sciences de la vie et des matériaux, les imprimantes 3D, la langue anglaise la plus répandue dans les domaines scientifiques toutes disciplines confondues. 

On est actuellement face à un élan salvateur, pourvu qu’il n’évolue pas comme celui de la solidarité observé parmi la société civile lors de la révolte de 2011. Celui-ci s’est rapidement estompé laissant la place à des luttes politiciennes. L’occasion d’un renforcement de la solidarité nationale susceptible de guérir les maux sociaux qui ont poussé à la révolte, a été finalement perdue. 

La question que je posais en 1986, voilà déjà 34 ans, est aujourd’hui plus actuelle que jamais: «qui élaborera une stratégie nationale de développement, de l’appropriation et de l’innovation technologique en tenant compte de la nécessité de réformer les modes de gestion des ressources humaines?» Aujourd’hui, notre pays a besoin d’une stratégie de rupture qui permettrait de hisser son économie au niveau d’une économie du savoir créatrice de richesse et en mesure de dégripper un ascenseur social à l’arrêt depuis belle lurette.

 

Sincères condoléances

Toute notre profonde compassion avec notre excellente éditorialiste, le Pr Riadh Zghal qui vient de perdre son cher époux, Si Ahmed Zghal, ancien maire de Sfax et fondateur de la première association tunisienne de protection de la nature et de l’environnement.

A notre chère conseour, à ses enfants Temy et Emna, et à toute la famille, l’ensemble de l’équipe de Leaders adresse ses sincères condoléances.

Lire aussi:

Aïssa Baccouche: Sid’ Ahmed Zghal, le dernier des «Mohicans»

Vous aimez cet article ? partagez-le avec vos amis ! Abonnez-vous
commenter cet article
2 Commentaires
Les Commentaires
oueslati - 18-04-2020 15:51

j'ajoute en plus,après votre permission Professeur Zghal, que la Tunisie s'offrait à cette opportunité avec l'arrivé d'une vague de jeunes étudiants qu'il suffirait de l'orienter dans le bon chemin du savoir et la gestation du savoir pour marquer son temps

Bahloul - 01-05-2020 04:50

Merci chère prof. R. Zghal pour cet article intéressant, riche et surtout pour la mise en valeur de nos jeunes compétences, qui ns ont ému, en cette crise sanitaire, par leurs idées créatrices et leur enthousiasme pour l'innovation, ces jeunes qui ne leur manquent seule la reconnaissance et l'encouragement pour être de vrais acteurs de développement.

X

Fly-out sidebar

This is an optional, fully widgetized sidebar. Show your latest posts, comments, etc. As is the rest of the menu, the sidebar too is fully color customizable.