News - 28.01.2017

Malgré privations et blocages, le cinéma tunisien poursuit sa mue

Malgré privations et blocages, le cinéma tunisien poursuit sa mue

Nhebbek Hédi (Mohamed Ben Attia, 2016, primé à la Berlinale et à Bastia), A peine j’ouvre les yeux (Leyla Bouzid, 2016, primé notamment aux JCC et à la Mosta de Venise), The last of us (Alaeddine Slim, 2016, primé à la Mosta de Venise et Tanit d’or de la première œuvre aux JCC de 2016), Les frontières du ciel (Fares Naanaa, 2016, primé au festival CinéAlma), Ya man aach (Hinde Boujemaa, 2012, projeté en sélection officielle à la 69e Mostra de Venise et primé au festival international de Dubaï)… S’ils diffèrent par la nature des thèmes abordés, la vision qu’ils portent sur le monde et les clés de lecture de l’image qu’ils proposent, ces nouveaux films donnent, dans un même élan d’affranchissement, un souffle nouveau au cinéma tunisien.

L’on pourrait même considérer que nous assistons à l’émergence d’une «nouvelle vague» porteuse de modes d’expression plus universels et révélatrice d’une profonde mutation générationnelle qui tranche radicalement avec le cinéma tunisien des aînés. Pour la productrice Dorra Bouchoucha, cette mue constitue une retraduction cinématographique des évolutions sociologiques qu’a connues le pays. «S’il a connu des percées ponctuelles avant la révolution, réussies grâce au génie d’œuvres précurseurs comme Les silences du Palais, c’est depuis la révolution que le cinéma tunisien a commencé à s’inscrire dans une logique plus personnelle et audacieuse d’affirmation de soi », explique-t-elle.

Un souffle de liberté en partie déterminé par le mouvement émancipateur que le peuple a initié en 2011. «La sincérité du propos capte désormais l’attention du spectateur où qu’il soit», estime-t-elle. Il s’agit également d’une fouille de thèmes nouveaux. Nhebbek Hédi a ainsi investi une problématique peu ou pas explorée par le cinéma tunisien : l’étouffante pression sociale exercée, non sur la femme cette fois, mais sur le jeune homme tunisien, sommé de réussir dans tous les domaines de l’existence au risque d’être marginalisé et excommunié par la société.

De jeunes auteurs soutenus

Une évolution scénaristique en partie assurée par l’encadrement des jeunes réalisateurs par des équipes expérimentées, comme c’est le cas au sein des ateliers Sud écriture, fondés en 1997 par Dorra Bouchoucha avec l’appui du Centre national du cinéma (CNC) en France et du Centre national du cinéma et de l’image (Cnci) en Tunisie.

Annie Khadija Ben Chedli Djamal, ancienne directrice commerciale à la Satpec (Société anonyme tunisienne de production et d'expansion cinématographique) et cofondatrice de Sud écriture, explique que «les scénarios tunisiens ont assez de qualités intrinsèques pour trouver, outre l’aide à la production du ministère de la Culture et maintenant du Cnci, le soutien de fonds étrangers parmi lesquels on peut citer l’avance sur recettes du CNC France, l’Aide aux cinémas du monde mais aussi des fonds arabes tels que Doha Film Institute, Injaz Dubaï, Afac Liban et d’autres.»

Mais l’émergence des nouveaux cinéastes est également indissociable de celle de l’ultrarapidité des nouveaux modes de communication qui donnent un espace de publicité à leurs travaux. Pour le producteur et réalisateur Brahim Letaïef, qui a dirigé cette année la 27e édition des JCC (avant d’en avoir été démis, selon le ministère des Affaires culturelles, ou d’en avoir démissionné, selon ses propres dires), la démocratisation des moyens de communication autour du cinéma a participé du regain d’intérêt pour le cinéma tunisien de la part du public.

Popularisation de l’outil

Dans le même ordre d’idées, la « nouvelle vague » à la tunisienne trouve la source de son succès dans l’acquisition par les jeunes de nouvelles compétences, rendue possible par une aisance de maniement des nouveaux outils technologiques de filmage. Pour Ismaël Louati, producteur de The last of us, réalisateur et vidéaste, il s’agit en effet d’une donnée économique d’importance, en ce qu’elle a pu irréversiblement affranchir les aspirants réalisateurs de la sujétion au ministère de la Culture pour l’obtention de ses aides financières. Un revirement d’autant plus opportun qu’une partie des décideurs qui siègent à la commission d’aide à la production est, selon bien des acteurs du secteur, empêtrée dans un immobilisme malsain qui a longtemps constitué un frein à l’émergence de jeunes talents.

Si réaliser un film nécessite incontestablement un apport de fonds, il est en effet (parfois) possible de s’en passer. Du moins, d’en contourner les mécanismes habituels, sous conditions. «Le montage financier qu’on a mis en place pour produire The last of us est très particulier. Il a fallu que les 4 sociétés de production qu’on a réunies risquent leurs fonds propres. On s’est aussi contentés de conditions de tournage modestes et d’une équipe réduite, explique-t-il. On a mis notre confort de côté ! Quant aux équipements que nous avons utilisés, ils nous ont été prêtés.»

Et c’est précisément ce qui donne de l’éclat à la revanche cinglante des artistes de la nouvelle génération : outre leur aptitude à s’adapter à des conditions difficiles, ils s’entourent d’artistes et de talents (techniciens, compositeurs, acteurs) prêts à ne pas être payés à l’avance, voire à ne pas l’être du tout, bravent les interdictions de tournage (ou en négocient très fermement l’autorisation), constituent des réseaux de «coopératives» de techniciens, etc. Du point de vue d’Ismaël, la nouvelle génération a par ailleurs désacralisé l’objet scénario, mise désormais sur l’improvisation, le feeling, et est ainsi parvenue à troubler des usages et des codes vieillots ancrés depuis longtemps. Elle a arraché son indépendance culturelle.

L’absolue nécessité de la réforme du secteur

Tout n’est pourtant pas rose au sein de la planète cinéma en Tunisie. Si le terreau du talent et de l’inventivité est désormais défriché, les mécanismes institutionnels actuellement en vigueur ne permettent pas de libérer les sources de financement potentiellement mobilisables par les auteurs pour la réalisation de leurs projets. Pourtant, elles existent. L’expérience de pays étrangers prouve qu’il est possible de mobiliser des millions en mettant à participation, à travers la mise en place de taxes versées à des organismes d’aide à la création de films, les acteurs de la téléphonie mobile, les fournisseurs d’accès à Internet, les chaînes de TV ou encore les vidéothèques. En France, de telles taxes permettent chaque année à la CNC d’amasser plusieurs centaines de millions d’euros, qu’elle réinjecte non seulement dans la production, mais également dans des aides à la numérisation des salles de cinéma ou encore dans le secteur de l’audiovisuel…

La mise en place de sociétés de capital-investissement régulées par l’Etat mais pouvant collecter des fonds privés (à l’instar de la Sofica en France) pourrait constituer un tremplin, surtout si le processus est encouragé par des réductions d’impôt accordées aux contributeurs financiers.

En attendant, faute de soutien financier local, les réalisateurs tunisiens en sont réduits à composer avec les modestes moyens du bord, quand les plus chanceux d’entre eux parviennent à bénéficier des largesses des fonds étrangers.

Au niveau du fonctionnement interne des instances d’aide à la production au sein du ministère de la Culture, les pratiques sont au mieux surannées, au pire dangereuses et en totale dissonance avec le rôle d’accompagnateur que le ministère est censé endosser. «Les textes de loi sont totalement obsolètes », regrette Dorra Bouchoucha. Selon elle, l’une des anomalies du fonctionnement du système se situe dans le non-octroi d’une autorisation de tournage à un candidat qui se serait vu refuser une aide à la production. Par ailleurs, « des comités de lecture au sein du ministère devraient élaborer des fiches de lecture pour que les lecteurs mettent au jour leurs points de vue, remarques et conseils, permettant ainsi à l’auteur, dans une logique constructive, de s’enquérir des raisons du refus de sa demande de financement et d’avancer dans la conception de son projet».

Faire table rase avec les pratiques passées

La mise en place de dispositifs efficaces d’allocation de ressources ne peut toutefois s’envisager sans que les nombreux blocages et incohérences institutionnels ne soient défaits. «Le maintien de la direction du cinéma au sein du ministère de la Culture, au lieu d’en transférer l’autorité et les compétences au sein du Cnci, a donné lieu à une concurrence entre les deux entités, ce qui freine le développement des projets puisque tout doit être fait en double!», développe Dorra Bouchoucha. L’évaluation de la situation actuelle et des solutions à apporter devrait selon elle émaner d’une instance indépendante.

Donner plus d’envergure aux JCC

Brahim Letaïef considère pour sa part que les JCC, au lieu de rester cantonnées à leur seul rôle traditionnel de promoteur du cinéma arabe et africain et à leur statut symbolique de «ciné-club artisanal géant», devraient aussi servir de prétexte à la création d’un marché cinématographique en Tunisie. L’organisation et les procédures de désignation du staff du festival sont par ailleurs à revoir. «Il n’est pas normal que le directeur des JCC soit nommé par le ministère de la Culture, estime-t-il. L’enjeu d’une pareille nomination exigerait une prise de décision collégiale intégrant syndicats de producteurs, techniciens, associations de réalisateurs et représentants de l’Etat», dit-il. Et d’ajouter: «Il faut se mettre à l’affût des nouveaux films en postproduction en prévision de la programmation de l’édition de l’année d’après, avec des équipes entièrement dédiées à cela.» Bien que ne tenant pas compte de l’inflation et de la chute du dinar, les budgets alloués au festival seraient pour leur part évalués selon des critères «économicistes» totalement déconnectés de la réalité de l’offre artistique.

Une incurie politique qui ne date pas d’hier

Le défi de la réforme en profondeur du secteur semble impossible à lancer sans un volontarisme politique fort. Hassen Daldoul met en cause l’incurie « historique » des dirigeants politiques et leur total désintérêt de la chose culturelle dans la débâcle du cinéma tunisien. Pour le créateur de l’Association des cinéastes tunisiens (ACT), une seule anecdote permettrait d’en révéler la gravité : dans les années 1970 déjà, du temps où il était cadre dirigeant à la Satpec, il avait ficelé un projet de réforme du secteur du cinéma. «L’Etat n’est pas un limonadier qui s’occupe des salles de cinéma», lui avait alors rétorqué un ministre de l’époque.

L’aberration de la pénurie de salles de cinéma

C’est la problématique de la pénurie des salles de cinéma qui a véritablement mis en péril la production cinématographique tunisienne en prenant le soin de la maintenir dans un état de balbutiement permanent. A titre de comparaison, la France comptait 2.025 cinémas en 2013, soit 5.587 écrans et 1,08 million de fauteuils (un fauteuil pour 58 habitants). En Tunisie, le parc ne dispose que d’une dizaine de salles sur l’ensemble du territoire national, contre une centaine au moment de la décolonisation… Une aberration qui serait le fruit d’un système de taxation injuste, obsolète et inadapté, et qui a ruiné les exploitants de salles de cinéma. «Les surtaxations appliquées aux salles de cinéma, qui découlaient d’anciennes lois instituées par le Protectorat, ont empêché les exploitants de survivre en plus d’avoir servi à boucher des trous dans des secteurs autres que le cinéma», explique Hassen Daldoul, réalisateur et producteur (notamment de Poupées d’argile de Nouri Bouzid, de Asfour Stah de Ferid Boughedir et de Viva la muerte de Fernando Arrabal). L’essor de la TV et la généralisation du visionnage de DVD piratés à domicile ont fait le reste… Pour lui, les taxes prélevées sur le prix des tickets d’entrée en salles ne devraient avoir qu’une seule destinée: pourvoir des fonds spécialement aménagés en vue de soutenir la production nationale de films et l’implantation de nouvelles salles, en particulier dans des secteurs défavorisés.

Le maintien de cette misère de l’accès au film est d’autant plus absurde que l’agrandissement du parc de salles bénéficiera en premier lieu à l’Etat. Car si elle est essentielle à la réconciliation du Tunisien avec le cinéma comme terre d’accès à l’art et à la connaissance, la réhabilitation de la salle de cinéma permettra également de démultiplier les recettes des films, d’allonger les chaînes de financement des productions et, surtout, d’alléger le fardeau des dotations à fonds perdus qui pèsent sur le ministère de la Culture.

Nejiba Belkadi

 

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