Opinions - 20.04.2015

L’article 1 de la constitution devant la Cour d’appel de Tunis : (A propos de l’arrêt n°36737 du 26.6.2014)

Monia Ben Jémia

Une affaire devenue tristement banale, devant les tribunaux tunisiens. Une tunisienne meurt, des héritiers saisissent la justice afin d’évincer son mari de la succession, au motif qu’il n’est pas musulman.
Le Code du Statut personnel n’interdit ni le mariage de la tunisienne avec un non musulman, ni les successions interreligieuses. C’est par voie d’interprétation des textes que ceux-ci ont été introduits dans la pratique, notamment celle des tribunaux, encore que la jurisprudence de ceux-ci ne soit pas unifiée.

L’article 5 du Code du Statut personnel exige que les époux ne soient pas dans l’un des cas d’empêchements prévus par la loi et utilise pour ce faire le terme d’empêchements charaiques dans le texte en arabe (موانع شرعية). L’article 14 qui prévoit les divers empêchements au mariage ne prévoit pas celui de la disparité au culte musulman de la femme. L’article 88 qui prévoit les empêchements à succession ne vise pas non plus la disparité de culte, mais le seul meurtre volontaire du défunt par l’héritier lequel est cité dans la formulation du texte en arabe, comme étant « parmi » les empêchements à succession.   
Afin d’annuler le mariage et écarter le mari de la succession de sa femme, les juges de la Cour d’appel considèrent que l’article 5 du CSP renvoie aux autres empêchements prévus par la charia, dont l’empêchement pour une musulmane d’épouser un non musulman. Et que l’article 88 du CSP renvoie aux autres empêchements prévus par la charia, dont l’empêchement lié à la disparité de culte. Partant, le mariage est nul, le mari non musulman n’hérite d’autant plus pas de sa femme que les successions interreligieuses sont elles mêmes interdites.

Les juges font ainsi de la charia, une source principale du Code du Statut Personnel (CSP), à laquelle l’interprète doit se référer en cas de lacunes ou d’obscurité du texte. Ils utilisent plusieurs arguments. Ils affirment d’abord que le CSP est inspiré du fiqh malékite, invoquent la déclaration faite lors de la promulgation du code, selon laquelle ses dispositions auraient été reprises du fiqh malékite, la concordance de certaines de ses règles avec les règles de ce fiqh, en se prévalant en particulier du Code Jaiet de 1948, ou les institutions (empêchement de mariage pour allaitement, le triple divorce etc.) repris de ce fiqh dans le CSP lui-même.

Ils en concluent que toute disposition obscure et ambigüe doit d’autant plus être interprétée en revenant à la source d’inspiration du législateur à savoir la charia ou le fiqh (la cour ne les distingue pas) que la constitution tunisienne, celle de 1959 comme la nouvelle de 2014 fait de l’islam la religion de l’Etat.

Les réserves à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF-CEDAW) en particulier la réserve générale selon laquelle l’Etat tunisien ne prendra aucune disposition contraire à l’article premier de la constitution légitime le recours au fiqh ou à la charia pour interpréter le code du statut personnel, d’autant que la Tunisie a émis une réserve à l’alinéa 1 de l’article 16 de la CEDAW, manifestant par là sa volonté à soumettre le mariage, en particulier l’interdiction pour la tunisienne d’épouser un musulman, aux règles du fiqh.  La Cour en oublie, au passage, la levée de toutes les réserves particulières (en 2011) et donc aussi à celles faites à l’article 16 de la CEDEF-CEDAW. Enfin, elle recourt à la circulaire de 1973 enjoignant aux juges d’annuler le mariage des tunisiennes musulmanes avec de non musulmans et qui se base aussi sur l'article premier de la constitution de 1959.

Le raisonnement est inversé, on interprète la constitution à la lumière de la loi, contrairement à la hiérarchie des normes que pourtant la Cour rappelle, dans l’un de ses considérants. Ce n’est pas le Code du Statut Personnel qu’elle évalue à la lumière de la nouvelle constitution, elle lit la constitution à travers le Code du Statut personnel. C’est la volonté du législateur de 1956 que l’on fouille avec force détail, non celle du constituant de 2014. Une fois établi que le législateur s’est inspiré du fiqh et qu’il a implicitement reproduit les empêchements d’ordre religieux dans le mariage et les successions, on déduit de l’article premier l’obligation pour le juge de l’interpréter à l’aune du référent religieux, à l’exclusion de toute autre.

La Cour fige de plus son interprétation à ce qu’elle a pu être sous l’empire de l’ancienne constitution. L’article premier est demeuré inchangé, dit la Cour, ignorant le nouveau contexte dans lequel est placé l’article premier de la constitution du 27 janvier 2014.

Elle fait de la charia une source de la loi (le Code du statut personnel), ignorant les vifs débats qui ont eu lieu, avant l’élaboration du premier brouillon de constitution, et qui se sont soldés par l’accord de toutes les parties de ne pas inscrire la charia en source de la loi.  Elle ignore aussi que « l’Islam, religion d’Etat » après avoir été institué dans les divers brouillons et le projet définitif de la constitution n’a pas été retenu dans le texte de la constitution du 27 janvier 2014, ce qui empêche de donner à l’article premier un tel sens.

I. L’article premier de la constitution s’il reprend la formulation ancienne n’est pas demeuré inchangé, ne serait ce parce que son contexte, la constitution dans son ensemble a changé. Il dispose certes, comme dans la constitution de 1959, que « la Tunisie est un Etat libre, souverain et indépendant, sa religion est l’islam, sa langue arabe, son régime la République », mais il y a ajouté un dernier alinéa qui dispose qu’il ne peut faire l’objet de révision constitutionnelle.

Si l’on remet l’article en question dans son contexte, l’interprète est conduit à lui nier le sens que lui donne la Cour d’appel de Tunis. L’examen des divers brouillons de la constitution avant son adoption définitive montre d’abord que la seule disposition de l’article premier selon laquelle « la Tunisie….sa religion est l’islam… » ne signifie pas que la religion de l’Etat est l’Islam. A cette disposition de l’article premier il a, en effet, fallu ajouter d’autres dispositions instituant explicitement l’Islam en religion de l’Etat.

L’Islam, religion d’Etat a ainsi été inscrit dans l’article 3.9 du premier brouillon en date du 13 aout 2012 de la manière suivante: « Il ne peut y avoir de révision de la constitution portant sur la nature républicaine du régime, la qualité civile de l’Etat, l’Islam religion d’Etat, l’arabe langue officielle, les droits de l’homme garantis dans cette constitution ni pour revoir à la hausse le nombre de mandats présidentiels ». Dans l’article 148 des  2ème et 3ème  brouillon (respectivement, du 14 décembre 2012 et 22 avril 2013) :« Il ne peut y avoir de révision constitutionnelle portant atteinte à:

- l’Islam, religion de l’Etat
- La langue arabe, langue officielle
- Le régime républicain
- L’Etat civil
- Les acquis des droits de l’homme et des libertés garanties dans cette constitution
- Le nombre de mandats présidentiels en les augmentant »

Celui-ci reste inchangé dans le projet définitif, dans ce qui était devenu l’article 141, avec une modification minime. L’Etat civil proclamé dans l’article 2 du projet rejoint le régime républicain, à la troisième place, donc, après l’islam, religion d’Etat et la langue officielle, l’arabe.

Parce que ce texte, l’article 141, a été écarté de la version définitive, on peut déduire que l’actuelle constitution a rejeté la consécration de l’Islam religion d’Etat et toute lecture de l’article premier en ce sens, ce que fait pourtant la Cour d’appel de Tunis. 

Elle ne répondra d’ailleurs pas aux moyens de défense du mari qui se prévaut, notamment de l’article 2 de la constitution qui institue un Etat civil. Elle fait comme s’il n’existait pas, alors même que l’article 146 de la constitution interdit que l’on interprète un article de la constitution isolément des autres. En ignorant l’article 2 de la constitution, elle hiérarchise entre les différentes valeurs qui y sont consacrées, entre la religion et la civilité de l’Etat, ce qui n’est pas non plus autorisé.

Dans le projet définitif de la constitution, l’article 141 visait ainsi les valeurs non susceptibles de révision, d’abord l’islam religion d’Etat, ensuite l’arabe, langue officielle, puis l’Etat civil et le régime républicain, les droits de l’homme garantis dans la constitution, les mandats présidentiels. Une telle formulation pouvait permettre de donner à certaines valeurs, une position supérieure aux autres. Or cette hiérarchisation a été abandonnée. Les interdictions de révision ont été consacrées dans chacun des articles relatifs à ces différentes valeurs à savoir l’article premier, l’article 2, l’article 49 qui institue les mécanismes de protection des droits et libertés garantis et l’article 75 qui interdit de se présenter plus de 2 fois consécutives au mandat de la présidence de la République. Tous ces articles ont un rang identique, ils ne peuvent être révisés.

En ne se référant qu’à l’article premier de la constitution, la Cour établit une hiérarchie, contraire à la volonté du constituant, entre celui-ci et l’article 2 notamment.

Elle fait de la charia ou du fiqh, une source principale de la loi, ce qui est là aussi contraire à la volonté du constituant que l’on peut retrouver par l’examen des débats retranscrits au sein de l’assemblée nationale constituante et qui ont finalement conduit à un accord pour ne pas inscrire la charia comme telle dans la constitution.

II. Après avoir affirmé que l’article premier de la constitution n’a pas changé, la Cour balaie de manière tout aussi péremptoire l’opposition des interdits religieux au principe de la liberté de religion. Afin d’écarter le mari de la défunte de sa part d’héritage, les autres héritiers, dans leurs conclusions d’appel, argumentent  la non opposition de ces interdits à la liberté de religion par le sophisme suivant : « Ces interdits ne s’opposent pas à la liberté de religion puisque le fiqh garantissait ce principe et qu’il posait de tels interdits ».

Sans reprendre expressément à son compte un tel argument, la Cour, pour écarter l’opposition des empêchements liés à la disparité au culte musulman en matière de mariage et de successions, oublie néanmoins de se référer à la constitution elle-même et en particulier à son article 6. La liberté de religion de croyance et de conscience que celui-ci consacre est traitée comme une liberté qui n’a aucune assise juridique positive, sa seule assise étant celle invoquée par les plaideurs, le fiqh ou la charia. Une liberté qui n’est reconnue dans sa définition et ses limites que dans ces acceptions religieuses conduit à placer les préceptes d’ordre religieux au dessus de la constitution elle même. On se réfère à l’article premier de la constitution, à l’exclusion de tous les autres et l’ensemble du droit positif, y compris la constitution elle-même est interprétée par le seul recours au référent religieux.
Or c’est à la lumière de l’article 6 de la constitution, notamment, qu’auraient dû être examiné le degré de conformité des interdits religieux consacrés dans le mariage des tunisiennes et les successions entre époux.

Si l’Etat doit protéger la religion, conformément à l’article 6 de la constitution, la religion ne peut en aucun cas être une formalité parmi d’autres au mariage, ce qu’est devenu la conversion à l’islam de tous ceux, présumés non musulmans et qui veulent épouser des tunisiennes. L’article 6, si on avait daigné l’examiner garantit outre la liberté de religion, la liberté de conscience qui comprend l’égalité de tous devant la loi sans discrimination d’ordre religieux. 

La Cour ne daigne ni s’attarder sur l’article 6 qui conduit à interdire toute discrimination fondée sur la religion, ni sur toutes les conventions internationales ratifiées par la Tunisie qui l’interdisent pareillement, comme le Pacte International sur les Droits Civils et Politiques. Elle ne daigne pas s’y attarder car cela conduirait à interdire tout empêchement à mariage ou à succession en raison de l’appartenance religieuse.

Elle ne daigne pas non plus invoquer l’article 21 qui garantit l’égalité des citoyens et des citoyennes en droits et en devoirs et devant la loi sans discrimination aucune, lequel a pourtant été soulevé par le mari, dans ses moyens de défense. Or il est clair que les citoyennes tunisiennes sont discriminées par rapport aux citoyens, elles ne peuvent se marier avec un non musulman, ce qui n’est pas le cas des tunisiens pour lesquels aucun interdit d’ordre religieux ne pèse, du moins en matière de mariage. Comme il est clair qu’un tel interdit pour le mariage des tunisiennes, repose sur l’idée que les femmes sont soumises à leur mari, elles le suivent, y compris dans la religion. Pourtant, la complémentarité a été abandonnée pour l’égalité.
Alors, non, le droit a changé, les femmes ne doivent plus obéissance à leur mari, la constitution a changé, et l’article premier aussi!

Monia Ben Jémia,
Professeur des Universités,
Avril 2015.

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4 Commentaires
Les Commentaires
Rachid Barnat - 21-04-2015 08:35

LES PIÈGES DE LA CONSTITUTION 2014 VOULUE PAR LES "FRÈRES MUSULMANS", COMMENCENT A APPARAÎTRE DANS LA PRATIQUE DU DROIT ... Vivement un Etat Civil et Laïc ... pour écarter tous ces barbus qui n'ont de cesse que de revenir à la chariaa corpus de "commentateurs", vieux de 14 siècles érigé en bible par les salafistes de tous poils, devenue plus importante que le coran lui même ! Vivement la troisième république laïque !!

heni - 13-08-2015 21:24

ok. Mais l'article se termine en queue de poisson.

jadyjady - 29-08-2015 18:48

cette religion est une religion raciste et sectaire, ce qui l'exclue du monde du 21éme siècle. tout ceux qui s'y refaire doivent choisir ou appartenir à la civilisation mondiale du 21éme siècle en faisant évoluer leur religion aux diapasons du monde moderne ou rester au moyen age et aller vivre dans des pays qui y sont encore et qui ne sont pas si loin de nous.

Ennaifer Chiheb-eddine - 30-08-2015 22:27

Il n'y a pas à tergiverser la dessus: le droit musulman est et demeurera l'unique source des lois Tunisiennes; aussi, la requête formulée à ce sujet auprès de la cour d'appel devrait être irrecevable.

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