Opinions - 12.01.2015

Quelle armée pour la deuxième République?

 Après les législatives du 20 octobre et le premier tour des présidentielles du 23 novembre 2014, nous attendions, (nous anciens chefs de l’armée et autres officiers retraités), le deuxième tour non sans inquiétude mais avec l’espoir qu’il nous donne un Président qui maîtrise déjà les problèmes de défense nationale ; car ce décideur aura à affronter une situation critique créée par la montée du terrorisme.

Et si El Béji vint ! En plus du caractère, ce leader possède une longue expérience dans la gestion des affaires de l’état et particulièrement dans les principaux départements de souveraineté (intérieur, défense, affaires étrangères) Ce grand élu aura à gérer des problèmes sécuritaires épineux et à leur trouver les solutions urgentes adéquates.
Ainsi, dès les premiers jours après son investiture, il aura à se poser les trois questions suivantes et leurs trouver rapidement les réponses appropriées:

  • Quelle nouvelle menace après l’émergence du terrorisme?
  • L’armée actuelle est-elle en mesure de contrer cette menace?
  • Quelle nouvelle armée pour l’avenir?

1. La Menace (ou menace principale)

Cette menace,  estimée, sur notre pays a évolué de la manière suivante :

  • Période 1956-1962 : la présence de l’armée française en Tunisie et en Algérie représentait une menace en elle-même.
  • Après 1962 : Avec l’avènement du FIS algérien, la menace provenait essentiellement de l’Ouest. Durant la période Abdelnasser une autre menace pouvait venir de l’Est, doublant celle de l’Ouest.
  • A partir de 1969 : Durant la période Kadhafi, la menace provenait du Sud. Après sa chute, les diverses organisations armées qui accueillent Ansar Chariaa et son chef Abou Iadh matérialisent la menace en provenance de la Lybie. Leur allégeance à DAECH a  augmenté cette menace.
  • Actuellement l’Islam politique, extrémiste, salafiste, djihadiste représenté par El Qaeda, Daech et les autres groupuscules affiliés constituent pour nous la principale et pire des menaces, car ces mouvements, passés par l’Afghanistan et le Pakistan, ont réussi à investir de grands pays du Moyen-Orient comme l’Irak, la Syrie et le Yémen, désormais en vraie déconfiture. Quant à l’Égypte, elle est aussi dans de bien mauvais draps malgré les moyens militaires considérables dont elle dispose.Ciblant le Maghreb et le Sahel, ils sont déjà à nos portes.

A l’évidence, l’émergence subite du terrorisme semble avoir surpris tout le monde chez nous :

  • Nos décideurs parce qu’ils ne voulaient pas croire à la réalité de la menace ni aux moyens requis pour s’y préparer.
  • Notre armée, n’ayant pas été préparée à ce genre d’opérations pointues a été arrachée brutalement d’une léthargie qu’elle n’avait pas cherchée mais subie.

Cette menace risque de prendre une autre dimension lorsque, sous la pression des USA et de leurs très nombreux alliés, Daech et El Qaeda ne pourront plus tenir leurs positions en Irak, en Syrie et au Yémen. Ce qui arrivera tôt ou tard.

Pour survivre, ces organisations terroristes déplaceront alors leurs actions principales au Sahel et au Maghreb d’où des milliers de leurs éléments sont originaires. Il n’est pas exclu non plus que ces organisations terroristes décident d’attaquer plus tôt pour ouvrir, dans notre région, un nouveau front dans l’espoir de soulager leurs positions au Moyen-Orient. La situation deviendra alors réellement très grave pour ces deux contrées… et pour nous par voie de conséquence.

2. L’armée est-elle prête pour contrer cette Menace et en venir à bout?

Dans la situation présente:

  • Par le nombre très réduit de ses combattants,
  • Par ses équipements obsolètes,

Il est permis d’en douter pour les raisons suivantes qui ne sauraient échapper à l’œil d’observateurs avertis dont certains pensent à tort que la Tunisie représente le ventre mou du Maghreb.

a. La notion de défense nationale chez nous était vague et mal perçue, pour ne pas dire négligée par la majorité des décideurs, mais aussi par le simple citoyen qui répugne à accomplir son service militaire et cherche, plutôt, par tous les moyens à y échapper.

  • D’autres croyaient même possible de déléguer cette mission sacrée et néanmoins vitale, à autrui.
  • A cause de cette perception quelque peu irresponsable, qui nous décevait d’ailleurs, l’armée a été délaissée. Mal préparée au combat elle n’a pas pu, au moment crucial, se montrer à la hauteur de sa tâche, même si elle s’est sensiblement améliorée depuis, par la force des choses, sous les coups d’un ennemi aussi cruel qu’insaisissable. Elle semble reprendre du poil de la bête, mais c’est insuffisant!

b. Cette fâcheuse situation est la conséquence directe d’un choix fait depuis l’indépendance:

  • Celui de réserver la priorité exclusive aux secteurs, certes clés, de l’enseignement, de l’économie, de la santé etc, en sacrifiant la défense du pays. La nation et son armée ont fini par en subir les dégâts dans leur chair ; car c’est ainsi que le loup a pu entrer dans la bergerie. Le plus grave est qu’il risque de s’y installer pour longtemps.
  • Cette échelle des priorités est compréhensible mais elle irréaliste. Déséquilibrée, elle ne peut qu’encourager « le loup » à resurgir pour commettre les dégâts que nous connaissons. A quoi servirait alors un développement rapide s’il n’était pas préservé des actions ou tentations destructrices ?
  • Nous pensons qu’il y aurait lieu de rééquilibrer les comptes pour une répartition plus réaliste des ressources entre les différents secteurs afin de doter celui de la Défense des moyens nécessaires à même de lui permettre de protéger efficacement les acquis du développement et de laisser le pays redémarrer et prospérer en toute quiétude.

c. L’armée, faute de moyens suffisants, n’a pas pu bien s’instruire, s’équiper convenablement, bien se renseigner et bien s’entrainer.
Faute de pouvoir se préparer au ‘combat’, elle a été occupée par d’autres tâches ne relevant pas de ses vraies compétences.

  • Devenue « bonne à tout faire » elle n’a pas appris à se battre.
    Ainsi sclérosée, n’ayant eu droit ni à la parole et encore moins à la réflexion, elle a fini par perdre son intelligence et failli égarer son âme, n'était ce choix salvateur qui lui a durement rappelé, aussi à tout le monde, preuves à l’appui, les vrais « raisons d’être » d’une armée.
  • Comment espérer, dans ces conditions, qu’elle parvienne à contrer un ennemi tentaculaire et sanguinaire?

  • Cette situation devrait interpeller les décideurs concernés pour qu’ils s’en occupent sérieusement et l’aider à se réformer et à combler rapidement ses insuffisances. Aussi faudrait-il la décharger de tout ce qui n’est pas de son ressort afin de se consacrer entièrement à sa mission principale qui consiste, on ne le dira jamais assez, à être disponible pour bien s’instruire, bien s’équiper, bien se renseigner et bien s’entrainer pour se tenir constamment prête au combat en vue de défaire cet ennemi féroce et volatil qu’est le terrorisme. Il faudrait faire vite car  cet ennemi se montre de plus en plus accroché dans notre environnement immédiat où les facteurs de déstabilisation sont appelés à perdurer.
  • L’arrivée du nouveau président qui connait et comprend les problèmes liés à notre défense nationale ainsi que les questions spécifiques et complexes de l’armée, nous laisse espérer qu’il saura accorder une attention toute particulière à ce secteur vital pour la vie de notre pays au moment où ce dernier traverse une période critique de son histoire. Aussi, au vu de la situation, parfois alarmante, nous pensons qu’il saura prendre rapidement les mesures nécessaires pour redresser la barre et aider l’armée à rattraper le temps précieux qu’on lui a fait perdre. Sa vie durant.
  • C’est une tâche lourde et complexe, certes, mais ô combien exaltante car il y va de l’avenir, voire de la pérennité de notre nation. Nous la croyons cependant possible si la ferme volonté politique existe.
    Toutefois, le temps presse et la route est longue. Elle ne manquera pas d’embuches car Daech aussi bien qu’El Qaeda, AQMI et leurs acolytes sont, dans nos montagnes et campagnes, nos villes et villages, à l’affût de chaque occasion propice pour nous agresser. Les récentes déclarations de Boubaker Barghdadi et le ralliement de chefs terroristes dans notre Région ne laissent pas de doutes sur leurs intentions.
  • Bien entendu, il n’est nullement question d’entamer une course à l’armement ni d’ignorer le contexte actuel difficile, où la vache est maigre voir squelettique. Mais des sacrifices sont inévitables pour protéger le produit d’un développement tant désiré et si dur à reconstruire.

3. Quelle armée donc pour l’avenir ?

  • L’objectif sera dans un premier temps de contrer cette calamité qu’est le terrorisme et de la réduire à sa plus simple expression, en attendant de pouvoir la faire totalement disparaitre. Ceci demandera du temps et des sacrifices en hommes et en moyens matériels. En Irlande du Nord, par exemple, le terrorisme a pu tenir tête à la célèbre et puissante armée de « sa gracieuse majesté » pendant près de 80 ans (1916-1996).
  • Les évènements que nous vivons mettent en exergue le rôle important de notre armée, pourtant si modeste et longtemps considérée comme un mal nécessaire car budgétivore. Nous avons le souvenir de feu Si Hedi Nouira, dont on connait la rigueur et la perspicacité, nous avouant, lors d’une « manœuvre » à Béja « qu’il avait d’autres chats à fouetter » plutôt que de renforcer nos moyens défensifs, pourtant négligeables, mais qu’il trouvait lui « suffisants et budgétivores ».
  • Il faut dire que l’armée était marginalisée, ignorée, presque oubliée et à un moment humiliée (affaire de Barraket Essahel). Comment, dans ces conditions pénibles, pouvait-elle assumer pleinement son rôle dans la lutte anti-terroriste ? Si elle ne fut pas entièrement crédible ce n’était pas que par sa faute. Elle doit cependant s’engager dans une réforme salvatrice.

Dans l’immédiat elle a besoin aussi:

  • Qu’on l’aide à dépasser ces moments difficiles.
  • Qu’on lui consente plus de confiance de considération et moins de suspicion. Ce qui n’exclue point de la contrôler comme il se doit.
  • Qu’on lui accorde suffisamment de ressources  pour pouvoir s’instruire, s’équiper, se renseigner et s’entrainer. Elle doit de son côté savoir se montrer prête à défendre le pays à tout moment, sans délai ni hésitation car personne ne consentira de douloureux sacrifices à notre place pour repousser l’agresseur surtout quand il est réputé dangereux et coriace.


Une telle action devrait aboutir au résultat suivant :

1. Une armée non partisane capable de vivre en symbiose avec la dynamique politique, sociale et culturelle créée par le processus démocratique en cours.
2. Une armée apte à s’intégrer dans le tissu social tout en continuant à assurer sa mission sans chercher à s’immiscer dans les affaires des autres institutions.
3. Une armée fière de son état, de la vocation qu’elle porte et de son identité tunisienne.
4. Une armée disciplinée qui sert la patrie dans les limites et le respect de la constitution et des lois de la République.
5. Une armée jeune, dynamique, sans gros ventres, ni autres superflus corporels handicapants.
6. Une armée ouverte sur les armées modernes des pays démocratiques amis en vue d’entretenir une coopération pour :

a. Pouvoir bénéficier de stages aux différents niveaux et éviter à notre armée de se replier sur elle-même.

b. Etre à jour dans les domaines:

  • De la technologie pour pouvoir maîtriser l’utilisation des armes modernes de plus en plus sophistiquées.
  • De la tactique et de la stratégie pour pouvoir suivre et assimiler l’évolution de la pensée militaire dans ce monde instable où le terrorisme bat son plein. 

7. Une armée confiante dans la valeur de ses hommes et femmes, cadres et troupes, avec lesquels elle se sent capable d’engager le combat à tout moment pour protéger les acquis et la souveraineté de notre pays, tout en étant consciente qu’elle n’a pas l’apanage de la défense nationale.

Nous sommes convaincus que le nouveau chef de l'Etat sera bien l’homme de cette situation complexe et délicate. Il arrive à temps, tant notre armée a besoin d’une réforme, en vue d’en faire une armée moderne et crédible, capable d’assumer efficacement sa mission, respectable et respectée par tous et crainte par nos ennemis. Il faudrait alors bannir à jamais ces jugements injustifiés et ces qualificatifs péjoratifs démoralisants tels que ‘mal nécessaire’, ‘institution budgétivore dont on pourrait se passer’ !

Telle est l’armée de demain que nous appelons de notre vœu, tenant compte d’une longue expérience (37 ans) sur le terrain et dans les fonctions de commandement les plus élevées, et aussi avec un recul de 20 ans.
Il m’arrive de penser, dois-je l’avouer, que je ne verrai pas un tel espoir se réaliser… «’BUT I HAVE A DREAM » pour la défense et l’intégrité de notre pays et que j’estime de mon devoir d’en faire part à qui de droit.

N.B : Il est précisé que je ne parle au nom de personne. Mais je sais que beaucoup portent les mêmes soucis et le même espoir.

Général (R) Said El Kateb
12 janvier 2015
 

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