Opinions - 12.12.2014

Aziz Krichen: Pourquoi Moncef Marzouki sera battu

Aziz Krichen: Pourquoi Moncef Marzouki sera battu

Je fais une lecture très positive du résultat des dernières élections législatives. Le paysage politique partisan a enfin commencé à se clarifier et s’équilibrer. C’est une bonne chose pour tout le monde. C’est une bonne chose pour Nahdha, qui ne peut plus se laisser aller à ses tentations hégémoniques. C’est une bonne chose pour Nidaa Tounes qui, même s’il est arrivé en tête et même s’il le voulait, ne pourrait pas se permettre de reproduire les pratiques d’exclusion de l’ancien régime. Et j’ajouterai, paradoxalement, que c’est une bonne chose pour l’avenir du mouvement démocratique. L’effondrement électoral des partis se réclamant de ce mouvement ne marque pas la mort d’un idéal ; il annonce au contraire que la voie est maintenant libérée pour construire une alternative politique mature, indépendante du jeu bipolaire.

Tels sont selon moi les acquis, effectifs ou potentiels, dégagés par le scrutin du 26 octobre. Dans cette optique, l’élection présidentielle ne présente qu’un intérêt secondaire, dans la mesure où notre mode de gouvernement est devenu essentiellement parlementaire. La bataille principale a déjà eu lieu et a livré son verdict. Cette nouvelle élection constitue cependant un moment de vérité, et il est important de l’apprécier à la lumière de la perspective qui vient d’être dessinée. La question qui se pose est la suivante : la campagne présidentielle va-t-elle confirmer ou infirmer la tendance à la stabilité et à l’apaisement ? Va-t-elle constituer une étape supplémentaire dans la normalisation politique ou, au contraire, marquer un brutal retour en arrière ?

A première vue, la qualification de Moncef Marzouki au deuxième tour semble signifier que l’affaire est mal engagée. Mais il ne faut pas se laisser abuser par les apparences. L’espèce d’agressivité frénétique dans laquelle le candidat sortant s’est jeté, en en espérant une victoire électorale, n’a aucune chance de succès. Pour une raison très simple : le jeu politique est déterminé par les acteurs principaux de ce jeu, et lui n’est qu’un second couteau.

La logique d’une élection présidentielle à deux tours obéit à des règles élémentaires, que l’on peut ramener à la formule suivante : au premier tour, on se démarque, on se différencie, on mobilise d’abord son camp ; au deuxième tour, on adopte un discours d’ouverture et d’unité, pour rassembler au-delà de ses partisans et réunir une majorité. Etudions les possibilités objectives de Moncef Marzouki par rapport à la mise en œuvre de ces principes de base.

Chacun sait qu’il ne s’est qualifié qu’en réactivant à son profit la bipolarisation. Il a pu ainsi mobiliser l’électorat du CPR, son propre parti, celui du Tayyar, une scission du CPR, et celui d’Ennahdha. Ces trois formations réunies avaient totalisé 1.085.768 voix aux législatives. Moncef Marzouki a réalisé 1.092.418 voix au premier tour de la présidentielle. Sa rhétorique d’affrontement lui a donc permis de rassembler l’essentiel du potentiel électoral de « son »  camp. Pour espérer obtenir une majorité de suffrages et l’emporter au second tour, il lui faut changer de registre, ratisser plus large, s’ouvrir notamment aux courants démocratiques et progressistes – bref : passer d’une logique d’attaque bloc contre bloc à une logique d’entente et de réconciliation.

Peut-il le faire ? Il suffit de poser la question pour connaître la réponse. Moncef Marzouki est incapable d’opérer pareille mutation, parce qu’il est pris dans une contradiction insurmontable : d’une part, il s’est trop discrédité depuis trois ans aux yeux de l’électorat non islamiste pour le séduire aujourd’hui uniquement en pacifiant son discours ; d’autre part, et dans l’hypothèse où il abandonne sa phraséologie guerrière, il est sûr de perdre une grande partie des soutiens collectés au premier tour, qui l’avaient appuyé en raison précisément de son extrémisme verbal.

De fait, la seule issue disponible devant lui, c’est la poursuite de la fuite en avant, la radicalisation encore plus outrancière de son discours sectaire, la surenchère dans la fitna. Un discours où il ciblerait, en désespoir de cause, non pas les électeurs des candidats non qualifiés au second tour, mais les abstentionnistes du premier tour, pour les convaincre de venir voter le 21 décembre. Une attitude qui ne lui apportera pas grand-chose au bout du compte, mais qui fera monter la tension et la violence dans le pays. C’est ce que l’on appelle la politique de la terre brûlée – une sortie de scène bien peu glorieuse pour quelqu’un qui se réclamait naguère des droits de l’homme…

En face, malgré plusieurs handicaps, le candidat Beji Caïd Essebsi paraît capable de rassembler beaucoup plus que son électorat partisan (1.279.941 voix pour Nidaa Tounes aux législatives, 1.289.384 voix pour BCE à la première manche des présidentielles). Il semble certain, en effet, qu’une grande majorité des voix recueillies par le Front populaire (255.529), l’UPL (181.407) et Afek Tounes (102.916) se reporteront sans états d’âme sur lui au second tour, selon une proportion d’environ deux sur trois. Il n’est pas même exclu que les supporters du Courant de l’amour (sic !) de Hechmi Hamdi (187.923 voix) se joignent à eux. Au total, BCE bénéficiera d’un différentiel de voix considérable et l’emportera avec un écart tel qu’il ne souffrira aucune contestation.

En conséquence, on peut estimer que la défaite de Moncef Marzouki est d’ores et déjà inscrite dans les chiffres. Mais il y a encore un autre facteur à prendre en compte, qui pourrait transformer la défaite en déroute.

Les Tunisiens se doutent que ce ne sont pas le CPR (72.942 voix aux législatives) ni le Tayyar (65.792) qui ont porté Moncef Marzouki au second tour, mais Ennahdha (947.034). Engagés dans une négociation musclée avec Nidaa Tounes à propos des conditions de leur cohabitation dans le système de pouvoir à mettre en place durant le prochain quinquennat, les islamistes ne tenaient pas à ce que BCE passe dès le premier tour, parce que cela les aurait privés d’une carte maîtresse dans le rapport de force qu’ils voulaient instituer. Or, le dimanche 23 novembre, à la mi-journée, c’est ce scénario qui était en train de s’imposer. C’est alors que furent données les consignes appelant à aller voter massivement en faveur du candidat sortant, avec le résultat que l’on connaît. Mais cette décision du parti Ennahdha était purement tactique, uniquement valable dans le contexte du premier tour.

L’enjeu est totalement différent pour le second tour. Ennahdha ne se hasardera pas à pousser le bras de fer jusqu’à la rupture. Les dirigeants islamistes n’ignorent pas les contraintes intérieures et extérieures qui pèsent sur eux. Ils savent que ces contraintes les condamnent à suivre une ligne de prudence et de modération et à rechercher des solutions de compromis raisonnables avec Nidaa Tounes et BCE, qui détiennent dorénavant les principaux leviers de commande. Dans cette optique, il n’y a aucune place pour l’actuel locataire du palais de Carthage.

Ceux qui spéculent sur le fait que la direction d’Ennahdha soit aujourd’hui débordée  par ses militants se trompent grossièrement. Certes, cette direction est minée par des divergences internes et elle n’exerce plus un contrôle absolu sur la totalité de ses troupes et de ses clientèles – mais elle garde toujours une autorité incontestée sur ce qui constitue la base de masse du mouvement. En d’autres mots, le patron d’Ennahdha est Rached Ghannouchi ; il n’est pas et ne sera jamais Moncef Marzouki, quoi qu’il fasse ou ferait pour donner le change.

Que va-t-il alors se passer durant cette campagne du deuxième tour ? On l’imagine sans peine. Les vrais partis, comme les vrais Etats, n’ont ni amitié ni alliance permanentes, ils n’ont que des intérêts. Déjà au premier tour, les islamistes avaient lâché un nombre élevé d’« amis » et d’« alliés » – Mustapha Ben Jaafar, Nejib Chebbi, Kamel Morjane, Mohamed Frikha, Hamouda Ben Slama, Abderrahim Zouari, etc. –, dont ils avaient encouragé ou suscité la candidature, pour tuer dans l’œuf tout projet de constitution d’un troisième axe qui serait venu perturber le tête-à-tête bipolaire. Le 21 décembre, ce sera au tour du dernier « ami » et « allié » d’être abandonné au milieu du gué.

Plusieurs signes indiquent que le lâchage a déjà commencé. On peut parier qu’il ira en s’amplifiant. Au final, Moncef Marzouki se retrouvera livré à lui-même. Il sera battu et bien battu. Et il passera à la trappe, comme ses anciens compagnons piteusement  éliminés au premier tour. Sauf que sa chute sera sans doute plus douloureuse que la leur, car il tombera de plus haut.

Aziz Krichen

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7 Commentaires
Les Commentaires
lotfi - 12-12-2014 14:43

Trés bonne étude et on ne peut dire plus. Tout est dit. Adieu tartour. Ce qui me chiffone le plus par contre c'est: sera t il un jour jugé pour ses nombreuses exactions délibérées qui ont mené le pays à la ruine et nombre de nos jeunes à la mort en Syrie. Je l'espere en tout cas.

T.B. - 12-12-2014 15:36

Mr. la contre- revolution n´est pas un être humain mais un Meteorite,qui est deporvu de "volonté" et de désir, le meteorite tombe et fait des ravages qu´on le veuille ou non. C´est pourquoi on ne sait pas ce que vous voulez par cet analyse statistique. Le monde attende au moins qu´ un des pays arabes reussisse la transition vers la démocratie, vous en êtes sûr qu´on y arrive quand même, et quelle garantie vous voulez nous donner.

ayaketfi - 12-12-2014 16:44

Beaucoup n'ont encore pas compris que ce qui motive, et qui a toujours motivé, Marzouki ou certains de ses compères au CPR et à Ennadha c'est d'abord le coté bassement matériel du "pouvoir" 'salaires, accessoires avantages en nature...et Retraite dorée); Car, il s’agit bien de cela pour lequel l'ex assemblée du peuple a voté et a maintenu dans la constitution tous les avantages matériels qu'avait fait voter Ben Ali... et comme cela: TOUT CE BEAU MONDE POURRA SE SOUTENIR POLITIQUEMENT....

Salah Mrabet - 12-12-2014 19:06

Cher Si Aziz : merci pour cette analyse qui nous redonne tant d'espoir . Que Dieu vous entende et que le 21 Décembre 2014 soit le jour de l'immense JOIE de toutes les Tunisiennes et tous les Tunisiens épris de fidélité et d'Amour pour notre chère Patrie.. notre Tunisie de toujours .

Mahmoud - 13-12-2014 17:47

Désormais chez vs Leaders, le parti-pris politique est bel bien explicite et sans détour : BCE plutôt que MMM ! Encore un pamphlet contre un candidat (MMM) plutôt que l'autre (BCE) ! Cette fois-ci, MMM ds le statut historique d'un certain Jules César, trahi par le plus proche de ses proches ! La lecture de Aziz semble bien imparable : MMM risque bien de ne pas l'emporter... Sauf que quid de l'autre candidat BCE ? Aucune critique, aucune lacune qui serait relevée ds son discours au public tunisien, ne serait-ce qu'une appréciation relativisant sa performance électorale ! Niente ! Par contre poverino MMM : lui serait "bourré" de lacunes et même de fautes graves et des gaffes de discours et de comportement ! Qu'est-ce qu'on pas raconté à son propos, MMM ? Attention : en 1988-89, le paysage politique tunisien était, également, aussi manichéen qu'actuellement : "Al Inkadh" contre le "cahos" et la "dérive de la patrie !!! Pourvu que nos "éminences grises" qui meublent notre paysage médiatique, matin et soir, n'y basculent pas si naivement comme autrefois... A bon entendeur...

drmohamedsellam - 13-12-2014 17:59

Un président -enfant Marzouki,en venant au pouvoir,n’a pas commis d’erreur..L’erreur incombe avant tout à ses électeurs..ce sont eux qui doivent en assumer la responsabilité..Marzouki n’est pas fait pour être président..On ne peut pas être président sans passer par des étapes primordiales..Il a voulu être président.. et pour lui donner ce plaisir,on l’a bombardé président ,comme si l’on avait affaire à un enfant capricieux,auquel on est astreint de donner ce qu’il désire pour qu’il nous laisse en paix… drmohamedsellam

douss - 14-12-2014 12:30

C'est incroyable ce que Béji Kaid Essebsi a réussi à faire en si peu de temps, malgré ou grâce à son âge avancé et respectable ? Contre vents et marées et obstacles divers, il semble concrétiser actuellement l'espoir d'un grand nombre de tunisiens de retrouver une vraie voie de reconciliation et de nreconstruction du pays. Il mérite le soutien de tous et l'engagement de chacun à aller dans le même sens. Quand à Marzouki dont la rage lui a rapporté déjà plusieurs fois:" dégage", et bientôt le nauffrage, qu'il mérite amplement.

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