Notes & Docs - 02.05.2011

Réformer ou mourir : III la réforme de la redistribution inversée

Au lendemain du 24 juillet, la Constituante issue des élections et le gouvernement qui en émergera par la suite auront  à faire redémarrer  les grands chantiers suspendus depuis 40 ans. Dans une série d'articles dont nous nous avons entamons la mise en ligne il y a deux semaines, notre ami, Habib Touhami passe en revue les réformes que toute la Tunisie attend pour repartir du bon pied après une hibernation qui n'a que trop duré. Après la réforme fiscale, la réforme de la répartition de la richesse produite, voici venu le tour  de "la réforme de la redistribution inversée."

La redistribution des revenus concerne plus particulièrement les diverses opérations par lesquelles la valeur ajoutée partagée au préalable entre les salariés, les propriétaires d'entreprises et les administrations publiques, est ensuite redistribuée du fait de l'action gouvernementale et de la Sécurité Sociale. En théorie, la redistribution vient donc corriger, après coup, les « méfaits » de la répartition primaire. Pour ce faire la redistribution dispose de trois leviers principaux : la fiscalité,  les transferts sociaux et la Sécurité Sociale. 

Nous avons déjà  explicité le rôle pernicieux de la fiscalité dans la redistribution et montré ses limites. Il s’agit maintenant d’analyser l’impact des transferts sociaux sur la redistribution. Ceux-ci comprennent d’une part les prestations sociales en nature qui relèvent du champ de la protection sociale, d’autre part les transferts de biens et services individuels non marchands, en particulier l'éducation, la formation, la santé ainsi que  les dépenses de la Caisse Générale de Compensation.

Si l’on considère les transferts d’éducation par habitant selon la tranche de dépenses, peu d’indications statistiques fiables couvrant les vingt-cinq dernières sont disponibles ou crédibles. En fait, le Gouvernement n’a plus publié de données chiffrées depuis 1986. On sait néanmoins qu’à l’époque, l’ensemble des transferts relatifs aux dépenses d’éducation s’était élevé  à 32.000 dinars pour la tranche de consommation la plus basse (-100 dinars) et à 85.000 dinars pour la tranche la plus élevée (800 dinars et+). Cela résulte de la conjonction de deux phénomènes. D’une part la déperdition scolaire (l’abandon prématuré d’un cycle d’étude et le redoublement de classe) touche en priorité les classes défavorisées. D’autre part, le coût moyen d’éducation s’élève sensiblement du primaire au secondaire et du secondaire au supérieur. En d’autres termes, les moins nantis retirent des dépenses nationales d’éducation beaucoup moins de bénéfices que les ménages aisés, trois fois moins en moyenne. 

Situation des transferts par habitant à la veille du VII Plan de développement (1987-1991)

Tranches de dépenses par personne et par an

Primaire  Nombre moyen d’élèves pour 1000 ménages

Primaire Transfert par habitant en D

Secondaire Nombre moyen d’élèves pour 1000 ménages

Secondaire  Transfert par habitant en D

Supérieur Nombre moyen d’élèves pour 1000 ménages

Supérieur  Transfert par habitant en D

Total  transferts en D

-100 D

1420

24.600

150

6.100

5

1.300

32.000

100-150 D

1440

26.500

230

10.200

9

2.000

38.700

150-250 D

1330

26.400

290

14.100

12

3.200

43.000

250-500 D

1000

22.500

415

22.900

22

6.500

51.000

500-800 D

710

17.500

460

28.000

40

13.600

59.000

800 D et +

510

14.800

420

30.000

105

40.800

85.000

Ensemble

980

22.000

380

20.900

35

10.600

53.500

On pourrait évidemment nous objecter que la mise en place de l’école de base a contribué à la diminution des déperditions scolaires qui touchent les classes les moins favorisées. On pourrait tout aussi bien faire valoir qu’en définitive les diverses « manipulations » opérées au niveau de l’admission au Baccalauréat et des taux de réussite dans le supérieur ont plutôt favorisé les classes moyennes inférieures. N’empêche, les résultats du bac montrent que ce sont les régions les plus développées ou les plus favorisées qui enregistrent les taux de réussite les plus élevés, sans compter les mentions. En  2009 par exemple, Sfax a occupé la première place en ce qui concerne la session principale (session déterminante en ce qui concerne les moyennes et les mentions) suivie de près par Sousse, Monastir, Nabeul, Mahdia, l’Ariana et Tunis alors que les gouvernorats  de Gafsa, Kébili, Tataouine , le Kef et Kasserine occupent les dernières places. En moyenne et au cours de la décennie écoulée, le classement n’a que très légèrement évolué, les huit premières places revenant systématiquement aux gouvernorats les mieux placés alors que les dernières places sont toujours occupées par les mêmes gouvernorats. Ainsi en 2010 par exemple, c’est Sousse qui se classe premier (69%,29%) des admis dans la session principale suivie de Sfax (67,08%), Nabeul (66,77%), Mahdia (65,21%) et l’Ariana (62,52%) alors que Gafsa est bon dernier (40,88%), Kébili et Kasserine restant toujours à la traîne avec respectivement des taux de réussite de 42,84% et 45,2%. Ce constat exprime à lui seul le sentiment d’injustice et de marginalisation éprouvé par les principaux foyers de la révolte.  
       
Résultats du baccalauréat par région en 2009 (session principale)

Rang

Gouvernorat

Taux en %

Rang

Gouvernorat

Taux en %

1

Sfax

60,87

13

Gabes

46,82

2

Sousse

59,18

14

Manouba

45,20

3

Monastir

58,54

15

Kaïrouan

44,18

4

Nabeul

55,74

16

Jendouba

42,50

5

Mahdia

55,10

17

Béja

41,01

6

Ariana

54,60

18

Sidi Bouzid

40,10

7

Tunis

53,23

19

Zaghouan

38,83

8

Bizerte

50,78

20

Gafsa

38,35

9

Medenine

49,54

21

Kébili

37,58

10

Tozeur

49,11

22

Tataouine

37,35

11

Ben Arous

48,39

23

Le Kef

36,31

12

Siliana

46,90

24

Kasserine

35,73


Résultats du baccalauréat par région en 2008 (session principale)

Rang

Gouvernorat

Taux en %

Rang

Gouvernorat

Taux en %

1

Sfax

71,95

13

Manouba

53,05

2

Monastir

67,17

14

Kaïrouan

52,30

3

Nabeul

66,48

15

Siliana

51,66

4

Sousse

64,96

16

Tataouine

49,44

5

Tunis

63,73

17

Zaghouan

48,49

6

Mahdia

63,43

18

Béja

46,98

7

L’Ariana

62,60

19

Le Kef

45,44

8

Ben Arous

60,34

20

Sidi Bouzid

45,27

9

Medenine

58,20

21

Jendouba

43,33

10

Bizerte

55,52

22

Gafsa

42,50

11

Tozeur

54,90

23

Kasserine

42,00

12

Gabes

53,07

24

Kébili

41,00

L’accès aux soins n’échappe pas non plus aux disparités catégorielles et régionales. L’assurance-maladie est supposée amortir ces disparités, mais dans les faits, les revenus et le lieu de résidence annihilent grandement la répartition supposée égalitaire des bénéfices tirés par les ménages et les régions des dépenses nationales de santé. En effet, il y a ce qui relève de la répartition des moyens et des soins relevant de la Santé Publique entre les régions du littoral et les régions du Sud et de l’intérieur. Monastir et Kasserine ont à peu près la même population, mais Monastir dispose du double de médecins spécialistes par rapport à Kasserine et près de 50% de plus en ce qui concerne les généralistes. La population de Mahdia est inférieure  à celle de Médenine, pourtant le Gouvernorat de Mahdia accapare le double des médecins de la Santé Publique par rapport à Médenine. Autrement dit, la répartition géographique des ressources humaines du Ministère de la Santé Publique obéit à d’autres considérations que la démographie, l’état sanitaire des populations ou l’accessibilité aux soins. 

Ressources humaines du secteur public de santé par gouvernorat

Gouvernorat

Population

Médecins Généralistes

Médecins Spécialistes

Gouvernorat

Population

Médecins Généralistes

Médecins Spécialistes

Gabes

307.713

57

27

Monastir

363.901

111

116

Gafsa

307.513

52

39

Sidi Bouzid

377.143

67

33

Mahdia

335.744

121

42

Kasserine

386.908

81

20

Sousse

433.709

162

177

Jendouba

404.783

58

33

Bizerte

483.086

100

52

Le Kef

272.352

52

29

Medenine

381.185

61

43

Ben Arous

371.745

76

11

Kébili

131.914

35

18

Tozeur

89.055

29

18

Source : Carte sanitaire Site MSP

Il y a ensuite ce qui relève de la répartition des moyens et des structures du secteur privé. L’essentiel des cliniques privées est en effet installé dans une zone du littoral qui va schématiquement de Sfax à Bizerte. Il en est de même des médecins de libre pratique, des laboratoires d’analyse, des centres de dialyse,  des services de transport sanitaire et de toute l’infrastructure sanitaire privée. Ceci n’a pas manqué d’induire des bénéfices plus substantiels à tirer de l’assurance-maladie selon que l’on réside à Kasserine ou à Tunis par l’effet même de la proximité par rapport à l’infrastructure sanitaire. S’y ajoute bien évidemment ce qui relève des disparités des revenus ou du positionnement social par région. Les plus nantis ont accès à plus de prestations sanitaires que les groupes de personnes les plus modestes et tirent plus de bénéfices des dépenses nationales de santé et de l’assurance-maladie. Il en de même des régions les développées par rapport aux régions les moins développées.  

Infrastructure sanitaire privée par région en 2007

 

Cabinets dentaires

Cliniques

 Officines

Médecins LP

District de Tunis

746

33

534

2429

Nord-Est

256

6

254

657

Centre-Est

483

19

456

1657

Ensemble

1485

58

1244

4743

Tunisie entière

1808

75

1775

5732

Source : MSP

Deux phénomènes sont à noter. La répartition très inégalitaire des centres de soins et des médecins du secteur et du secteur privé par région semble avoir influencé le choix du mode de couverture (soins directs ou remboursement) de l’assurance maladie. Il semble en effet que le choix du remboursement prédomine dans les régions développés et que le choix des soins directs recueille les faveurs des régions moins développés. Outre la proximité de l’infrastructure sanitaire, il est probable que le niveau du revenu ait joué aussi. La combinaison de ces deux factures a donc donné au choix du mode de couverture une explication socioéconomique évidente. Mais dans la mesure où le taux de cotisation à l’assurance maladie est unique, nous craignons d’assister, encore une fois, à une redistribution inversée.
   
En ce qui concerne les dépenses de la CGC, on sait et depuis longtemps déjà que l’injustice perdurera tant que l’on compensera en aval, c'est-à-dire au niveau des prix, et qu’il faut de ce fait compenser en amont, c’est à dire au niveau des salaires et des revenus. Les rafistolages de toute sorte n’auront aucune portée sociale réelle. Des solutions pratiques existent pourtant, telle le « transfert » de la compensation au niveau de la branche des prestations familiales de la Sécurité Sociale. En tout cas, la diminution de l’intervention de la CGC n’a pas conduit au résultat souhaité même si comparativement à l’évolution de la population et à la structure de consommation, les dépenses de compensation ont été stabilisées, ce qui n’est sans doute qu’un aspect secondaire du problème au regard de la problématique que nous posons ici.

Evolution des charges de la CGC en MD

Désignation

1997

1998

1999

2000

2001

2002

Céréales et dérivées

261,6

216,4

126,4

152,9

181,2

150,2

Huiles végétales

56,4

77,0

57,6

42,2

34,0

49,2

Lait

25,0

20,4

10,9

11,8

9,8

7,8

Sucre

15,9

9,8

1,9

0

0

0

Papier scolaire

11,5

8,7

7,6

15,0

15,4

14,7

Autres

1,2

0,6

0,1

3,4

7,5

4,3

Total

370,6

332,9

204,5

225,3

247,9

226,2

S’agissant des bénéfices tirés par les groupes sociaux des dépenses nationales d’éducation et de formation,  le problème doit être posé en relation avec  la réforme à introduire au niveau du rôle de l’école dans la circulation sociale car faire payer les plus favorisés n’envoie plus d’enfants de milieux défavorisés à l’Université et ne les rend pas plus performants au baccalauréat. En effet,  la plupart des reçus au bac, originaires de certaines régions, sont orientés vers les maîtrises et les filières courtes qui concentrent plus de 80% du chômage des diplômés du supérieur.

Aucune politique redistributive des revenus sur le plan national ne peut être réellement efficiente dans un espace géographique caractérisé par un fort déséquilibre régional. Si l’on prend le soin de distinguer ce qui dans l’évolution de la distribution des revenus provient d’une part, des sources directes de revenus (poids grandissant des salaires dans les revenus par exemple et distribution de la population salarié occupée par région) et d’autre part, des sources indirectes (dépenses d’assistance à l’emploi, rendements des politiques régionales), on constate aisément que les secondes viennent conforter les premières et non point les corriger. Ceci explique, par exemple, que plus de 90% des crédits alloués aux divers programmes de soutien à l’emploi se concentrent en Tunisie dans les gouvernorats du littoral, c'est-à-dire dans les  gouvernorats les plus développés, les gouvernorats où les niveaux de consommation (et donc de revenu) sont les plus  élevés, les seuls gouvernorats qui accusent un solde migratoire interne positif. En effet, les emplois créés par le FONAPRA ou par d’autres programmes similaires sont pour ainsi dire alimentés par les revenus, et ils ne sont certainement pas à l’origine de la croissance elle-même. Un menuisier, un mécanicien, un charpentier ou un ébéniste s’installent dans la durée dans des régions qui disposent déjà d’une activité économique forte, génératrice de revenus d’un certain niveau.

Dans ce cadre, les enquêtes nationales sur le budget, la consommation et le niveau des ménages de 2000 et de 2005 montrent que la dépense annuelle moyenne par personne est nettement supérieure à la moyenne nationale dans le district de Tunis et la région du Centre-Est (région du Sahel + Sfax) et nettement inférieure dans les régions du Centre-Ouest et du Sud-Ouest (en l’absence de données statistiques sur les niveaux des revenus par région, force de recourir pour les situer aux indications indirectes données par l’enquête nationale sur le budget, la consommation et le niveau des ménages). Le District de Tunis se classe sur plan au premier rang suivie de la Région du Centre-Est et du Nord-Est alors que les régions du Centre-Ouest, du Nord-Ouest, du Sud se classent dans les derniers rangs. En 2005, les trois premiers rangs sont toujours occupés par les mêmes régions alors que la situation s’est aggravée dans les régions de l’Ouest. 

Dépenses annuelles moyennes par région en 2000 et 2005 en Dinars Source : INS)

 

Dép.moy.an/ P en 2000

Rang

 Dép.moy.an/ P en 2005

Rang

District de Tunis

1761

1

2390

1

Nord-Est

1190

3

1613

3

Nord-Ouest

1103

4

1416

6

Centre-Ouest

909

7

1138

7

Centre-Est

1594

2

2084

2

Sud-Ouest

1017

6

1466

5

Sud-Est

1097

5

1826

4

ENSEMBLE

1329

 

 

 

Ce phénomène est à mettre en parallèle avec le basculement démographique de la Tunisie vers le littoral. Certes il s’agit là d’un un phénomène qui remonte loin, mais son accélération relative « au bénéfice » des deux seules régions du District de Tunis et du Centre-Est (les deux seules régions dont le solde est positif) est certainement liée à la situation de l’emploi.  En effet, si l’on analyse les causes de la migration intérieure, on s’aperçoit que la recherche d’emploi prime (nonobstant le regroupement familial comme il est d’usage) sur toute autre considération.
       
Causes de la migration intérieure en 2004 (Source : INS) 

 

Migrants en 1000

En %

 Rang

Recherche de travail

117,1

26,4

2

Acquisition de logement

15,4

3,4

6

Amélioration des conditions de logement

21,2

4,8

5

Mariage

36,8

8,3

4

Regroupement familial

190,5

42,8

1

Etudes

50,8

11,4

3

Autres

12,8

2,9

7

On le voit, la cause fondamentale de la migration intérieure et de la disparité des revenus par région est l’emploi. En effet, le littoral accapare près de 92% de l’emploi industriel total et près de 77% de l’emploi salarié total. Le District de Tunis accapare à lui seul près de 28% de l’emploi salarié. Comparativement à son poids démographique, la région du Sahel+Sfax fait mieux puisqu’elle accapare 25,2% de l’emploi salarié. C’est ainsi que se conjuguent plusieurs effets: emploi, concentration administrative, encadrement, revenus salariaux les plus élevés, etc.  Au total, le classement des régions par pourcentage de l’emploi salarié dans l’emploi occupé total correspond très exactement au classement des régions par niveau de consommation.

Répartition de l’emploi salarié par région en 2004

 

Salariés

Population occupée

 % des salariés

Part dans l’emploi salarié total

District de Tunis

592.119

717.324

82,5

27,6

Nord-Est

343.331

438.615

78,3

16,0

Nord-Ouest

211.637

328.376

64,4

9,9

Centre-Ouest

197.434

321.266

61,5

9,2

Centre-Est

541.457

687.197

78,8

25,2

Sud-Ouest

95.011

135.283

70,2

4,4

Sud-Est

167.140

226.624

73,8

7,8

TOTAL

2.148.129

2.854.685

75,2

100

On ne peut donc pas dissocier dénuement individuel et dénuement régional. C’est d’autant plus vrai que nous sommes en face à ce qu’on peut appeler « une redistribution inversée ». Non seulement la répartition primaire est inégalitaire, mais, en plus,  les mécanismes de  redistribution aggravent le caractère inégalitaire de la répartition primaire puisqu’ils sont eux-mêmes inégalitaires. Cela légitime d’agir d’abord sur la répartition primaire dans la mesure où ni la fiscalité, ni les transferts sociaux, ni même la Sécurité Sociale ne pourraient inverser la tendance si la répartition primaire reste trop inégalitaire. Il n’en demeure pas moins capital de revoir le ciblage de la redistribution tout en agissant sur la répartition primaire. Se pose alors le problème de la politique salariale, une politique qui fait l’unanimité contre elle parce qu’elle ne prend pas suffisamment en considération trois contraintes : la compétitivité, l’équité et l’équilibre financier de l’entreprise et des finances publiques.

Une politique salariale est un compromis à trouver entre des contraintes économiques et financières d’une part, des contraintes sociales d’autre part. La fixation et l’évolution des salaires doit prendre en considération  le mérite, la performance et la qualification. Or nos grilles de salaire ne traduisent nullement ces principes de base. De surcroît, ces grillent ne sont pas suffisamment aérées pour encourager la formation continue et pour dissuader la course effrénée vers les postes fonctionnels injustifiés. Le salaire doit  exprimer aussi la reconnaissance de l’entreprise pour le travail effectué même si l’argent ne constitue pas le seul moteur de la motivation. Enfin, le salaire doit tenir compte de la situation de l’entreprise. Cela requiert l’instauration d’un climat social propice au dialogue et à la négociation sociale. Or, il y a peu d’entreprises où le climat social est sain. Pour l’instant, patrons et salariés se voient en ennemis inexpiables. Aucune véritable politique salariale ne peut voir le jour dans ces conditions.
Par ailleurs, les rares textes relatifs à la fixation et l’évolution des salaires  sont, ou  contradictoires ou sibyllins. Sur ce plan, le Code du travail contredit les Conventions Collectives sur plusieurs points. Le pilotage rigide, centralisé et uniformisé des pouvoirs publics ajoute à l’incohérence. Le montant du salaire de base des grilles qui sert à composer la totalité de la grille est fixé plus par l’habitude ou l’acquis que par la spécificité de l’activité de l’entreprise. En somme, la fixation des salaires et leur évolution dépendent plus des décisions politiques ou des rapports de force sur le plan social et moins de la situation de l’entreprise et du  secteur d’activité. 

Comment expliquer les disparités de disparité que nous avons relevée plus haut ? Est-ce par le taux d’encadrement, la part des salaires dans la VA, la productivité, le degré de syndicalisation, l’influence sur l’économie en général ou la disponibilité de la main-d’œuvre, c'est-à-dire par la loi de l’offre et de la demande ? La réponse est évidemment très nuancée. Si l’on prend la part des salaires dans la VA comme référence, le niveau du salaire dans les hydrocarbures pourrait y trouver une explication plausible. Mais ce n’est pas le cas de l’électricité ou l’Administration. Si l’on prend en considération la productivité, le niveau du salaire moyen dans certains secteurs s’explique encore moins. Bref, aucune explication ne nous a semblée convaincante, y compris celle avancée par certains sur l’effet de la sensibilité sociale ou économique des transports ou des mines par exemple. 
C’est pour dire que  notre politique salariale doit être repensée de fond en comble. Pour ce faire, elle doit tenir compte des principes de base suivants :

1. Globalement, l’évolution de la masse salariale doit tenir compte de l’évolution du PIB à prix courants. Il s’agit là d’un principe global qui ne peut s’appliquer qu’en tenant compte de la part des salaires dans la VA. En effet, cette part varie entre 5% dans le secteur pétrolier et 70% dans le textile et l’habillement. Cela veut dire qu’une application  uniforme  de la corrélation risque de  mettre en danger les entreprises les plus fragiles et les plus soumises à la concurrence étrangère.

2.
L’évolution des salaires doit tenir compte de l’évolution générale des prix puisque le salaire est lui-même un prix, celui du travail. Mais entre l’application intégrale et uniforme d’une échelle mobile et l’ignorance de ce fait, il y a une marge. En tout cas la référence à l’évolution générale des prix est d’autant plus légitime  que le salarié est en défaut de répercuter la hausse des prix sur autrui comme peut le faire le commerçant, le coiffeur ou le mécanicien.

3.
La fixation et l’évolution du salaire individuel doit tenir compte de la nature du poste de travail occupé, de la qualification, du mérite, de l’effort et de la productivité. Il n’est ni équitable sur le plan social ni « payant » sur le plan économique de ne pas récompenser ceux qui produisent le plus d’effort ou ceux qui travaillent dans les conditions matérielles et psychologiques les plus difficiles.  Les dispositifs actuels quant à l’avancement et « au rendement »  sont tout sauf justes et productifs (le système de la notation tel qu’il est pratiqué tend à «infantiliser» en attribuant systématiquement des bonnes notes à presque tous).

4. On ne peut déconnecter les salaires des effets négatifs ou positifs de la redistribution des revenus. Autrement dit, la négociation sur les salaires doit être repensée par rapport à la politique des revenus et non pas être déconnectée de la fiscalité directe et indirecte ou  de l’intervention redistributive de la Sécurité Sociale, les indemnités familiales tout spécialement.

5. Il faut aérer les grilles des salaires afin d’encourager la formation continue et de décourager l’inflation des postes fonctionnels et des indemnités « spécifiques ». Le salaire de base doit constituer la base du salaire et non une composante plus au moins marginale. Il faut aussi « personnaliser » les grilles autant que possible selon des modalités à convenir entre les partenaires sociaux.

Cependant, la refonte de la politique salariale pose des problèmes méthodologiques et pratiques d’une difficulté insoupçonnée. Le calcul de la VA sur le plan national est par exemple sujet à toutes les contestations. Il en est de même de la masse salariale et de ses trois composantes. L’indice des prix est lui-même très critiqué, et d’ailleurs très critiquable dès qu’il s’agit de prendre en compte la perte du pouvoir d’achat par tranche de salaires. A l’heure actuelle, le calcul des gains de productivité (en dehors du cas d’une entreprise travaillent à la chaîne et encore) reste très aléatoire. Quant à la répartition équitable de ces gains entre les facteurs, cela procède de l’objectif inaccessible. Bref, nous manquons de méthodes et d’instruments spécifiques. L’heure est peut être venue de créer un Institut indépendant du type CREDOC en France à moins d’étendre les prérogatives de l’actuel Institut de recherches sur la Sécurité Sociale à l’étude des revenus.

Prochain article : la réforme de l'école, instrument de la mobilité sociale

A lire : I La Réforme fiscale

A lire : II La Réforme de la répartition de la richesse produite
 

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