News - 05.09.2025

Hafedh Abdelmelek: Effet Dunning-Kruger et blocages du développement

Hafedh Abdelmelek: Effet Dunning-Kruger et blocages du développement

1. Introduction

Dans toute société, le savoir et la compétence jouent le rôle d’un miroir reflétant la réalité des capacités individuelles et collectives. Ce miroir permet à chacun, individus, institutions ou États, de se situer, d’identifier ses limites et de progresser en connaissance de cause. Mais que se passe-t-il lorsque ce miroir est faussé, voire brisé ?.

La relation entre miroir et réflexion dépasse le cadre scientifique pour toucher à la quête de soi. Le miroir reflète notre image; la réflexion révèle notre pensée. Tous deux sont des outils puissants de connaissance, mais demandent un regard lucide pour accéder à une vérité intérieure. En effet, l’effet Dunning-Kruger, ce biais cognitif selon lequel les moins compétents tendent à surestimer leurs aptitudes, agit précisément comme une déformation de ce reflet. Il obscurcit la perception des lacunes, freine l’apprentissage, et conduit à des décisions souvent inefficaces.

Dans les sociétés modernes, marquées par l’instantanéité, la surinformation et l’illusion de la maîtrise, on assiste à une inquiétante montée de la désinformation, de la superficialité, et du rejet de l’expertise. Cette crise culturelle peut être comprise à travers trois notions qui se croisent et s’alimentent mutuellement: la civilisation des mensonges, l’effet Dunning-Kruger, et le déclin civilisationnel. Leur articulation permet de saisir certains des mécanismes profonds de la dégradation culturelle et morale des sociétés contemporaines. Dans ce cadre, l’effet Dunning-Kruger et la généralisation du mensonge ne sont pas de simples symptômes: ils deviennent des moteurs du déclin. Quand l’illusion de savoir remplace le savoir réel, et que le mensonge triomphe du réel, la civilisation cesse de progresser; elle régresse. L’interaction entre ces trois éléments révèle une crise profonde de nos sociétés: une crise de la vérité, de la compétence, et du sens. La seule issue semble passer par une revalorisation de l’esprit critique, de l’humilité intellectuelle, et de la culture. Sans cela, la "civilisation des mensonges" pourrait bien devenir le tombeau des sociétés modernes.

Dans les pays en voie de développement, cette distorsion cognitive prend une ampleur systémique: elle entrave la gouvernance, compromet les réformes éducatives, fragilise les institutions et limite les dynamiques d’innovation. Ainsi, le miroir brisé du savoir devient un obstacle silencieux mais profond au progrès.

2. Comprendre l’effet Dunning-Kruger: la faille cognitive de l’auto-évaluation

L’effet Dunning-Kruger repose sur un mécanisme de double ignorance : les individus les moins compétents ne perçoivent pas l’étendue de leur incompétence et manquent des outils cognitifs nécessaires pour en prendre conscience. Autrement dit, ils ignorent ce qu’ils ne savent pas, et ne savent pas qu’ils l’ignorent.Dans les pays en voie de développement, cette dynamique est souvent exacerbée par plusieurs facteurs structurels :

Des systèmes éducatifs fragiles, où l’apprentissage repose davantage sur la mémorisation que sur la pensée critique, l’évaluation réflexive et l'apprentissage de l'usage de la pensée et de l'action systémique;
Une culture de l’autorité, dans laquelle remettre en question le savoir établi ou les figures hiérarchiques est perçu comme une forme d’insubordination;
Une pauvreté informationnelle, liée à un accès limité aux ressources de savoir actualisé, aux débats scientifiques ou aux technologies éducatives.
Dans ce contexte, le déficit de compétences va fréquemment de pair avec une surconfiance nuisible, qui empêche l’individu de se remettre en question et freine, de ce fait, tout processus d’amélioration ou de réforme.

3. L’effet Dunning-Kruger comme facteur de blocage du développement

a) Gouvernance et leadership incompétent dans les domaines scientifiques et techniques

Des dirigeants prennent des décisions scientifiques et techniques sans en comprendre les enjeux, persuadés de leur propre compétence. L'entourage évite de corriger ces erreurs par peur de représailles ou par loyauté aveugle. Cela produit des politiques publiques mal conçues, inefficaces, voire contre-productives.

b) Éducation: un système qui ne détecte pas les écarts réels

Les élèves et étudiants ont tendance à surestimer leur niveau en raison de l’absence de repères clairs et de critères d’évaluation rigoureux. Cette surestimation est souvent renforcée par des enseignants parfois insuffisamment formés (technicien du savoir), mais persuadés de maîtriser pleinement leur discipline. Par ailleurs, les examens se concentrent davantage sur la restitution mécanique des connaissances que sur l’évaluation de la compréhension réelle par rapport à un projet qui émane du besoin réel du pays ou de l’humanité, contribuant ainsi à entretenir une illusion de compétence à tous les niveaux du système éducatif.

c) Économie et entrepreneuriat : excès de confiance, faible innovation

De nombreux entrepreneurs se lancent dans des projets, de start up ou de spin-off, sans préparation adéquate ni compétences réelles ni coaching, animés par une confiance excessive en un succès supposé « naturel ». Cette surconfiance est parfois partagée par des institutions d’accompagnements et financières ou des bailleurs de fonds insuffisamment outillés, qui soutiennent des initiatives peu viables (cas typique de l’effet Dunning-Kruger). Lorsque ces projets échouent, les causes sont fréquemment attribuées à des facteurs externes, comme la corruption, l’environnement économique ou le climat, plutôt qu’à une absence de planification et de compétences, ce qui empêche toute remise en question constructive.

4. Le cercle vicieux de l’incompétence ignorée

Lorsque l’effet Dunning-Kruger s’installe durablement au sein d’un système, il donne lieu à un véritable cercle vicieux. Les individus peu compétents, persuadés de leur maîtrise, prennent des décisions mal éclairées. Ces choix produisent des résultats décevants, voire néfastes. Plutôt que de remettre en question leurs propres lacunes, ces acteurs ont tendance à attribuer l’échec à des facteurs extérieurs, au contexte, ou à des obstacles structurels.
Ce refus de responsabilité empêche toute remise en cause personnelle ou institutionnelle, bloquant ainsi le processus d’apprentissage et de correction. Le système continue alors de fonctionner dans une illusion de progrès, tandis que les erreurs se répètent.

Ainsi, même en présence d’investissements, de réformes ou d’aide internationale, certaines entreprises peuvent rester piégés dans une forme de sous-développement intellectuel, alimenté non pas par un manque de ressources, mais par une incapacité à reconnaître ses propres limites.

5. Briser le miroir: quelles solutions?

a) Éducation métacognitive

L’un des leviers fondamentaux pour limiter les effets de l’illusion de compétence réside dans le renforcement de l’éducation métacognitive, c’est-à-dire la capacité à réfléchir sur ses propres processus d’apprentissage. Permettre aux élèves et étudiants de mieux identifier leurs forces et faiblesses réelles, afin d’ajuster leurs efforts et de développer une posture d’apprentissage critique (analyse SWOT).

Pistes d’action concrètes:

• Développer l’auto-évaluation structurée: introduire des exercices réguliers de réflexion personnelle, où les apprenants comparent leur propre évaluation à celle de l’enseignant.

 Valoriser l’erreur comme outil pédagogique: mettre en place des dispositifs de retour d’information (feedback) qui soulignent l’intérêt des erreurs pour progresser, plutôt que de les sanctionner automatiquement.

 Former les enseignants à détecter l’illusion de compétence: les outiller pour reconnaître les signes de surconfiance chez les élèves, et adapter leur pédagogie en conséquence.

• Intégrer des modules de métacognition dans les programmes: inclure dans les curricula des séquences sur le fonctionnement cognitif, les biais mentaux

 Utiliser des outils de mesure anonymes et formatifs: mettre en place des quiz ou autotests permettant aux élèves d’évaluer leur niveau réel sans pression, favorisant ainsi une prise de conscience individuelle sans stigmatisation.

b) Formation continue et évaluation des décideurs

Dans les sphères décisionnelles, l’effet Dunning-Kruger peut avoir des conséquences particulièrement graves, notamment lorsque des individus peu qualifiés occupent des fonctions stratégiques tout en surestimant leurs capacités. Il devient alors essentiel d’institutionnaliser des mécanismes de régulation et de contrôle des compétences, pour restaurer la légitimité et l’efficacité de l’action publique.

• Réduire les effets de la surconfiance dans la prise de décision administrative, en assurant que les responsabilités sensibles soient confiées à des personnes réellement compétentes.

• Réaliser des audits de compétences réguliers: évaluer objectivement les aptitudes techniques et managériales des hauts fonctionnaires et cadres publics, afin d’identifier les écarts entre la perception de soi et les compétences réelles.

• Instaurer des certifications obligatoires pour certains postes stratégiques: exiger des qualifications vérifiables pour les fonctions à responsabilité dans les secteurs critiques (planification, finance, santé, etc.).

• Proposer des modules de formation sur les biais cognitifs: intégrer, dans les écoles d’administration et les programmes de formation continue, des séquences sur la pensée critique, les erreurs de jugement et les mécanismes de sur confiance.

• Créer des cellules indépendantes d’expertise: mettre en place des comités consultatifs ou technocratiques chargés d’évaluer les décisions majeures sur la base de données, d’analyses rigoureuses et de retours d’expérience.

• Renforcer la transparence et les contre-pouvoirs: promouvoir un environnement institutionnel où la confrontation des idées, l’accès à l’information et la responsabilité des décideurs permettent de freiner les excès de confiance non fondée.

c) Culture de l’humilité intellectuelle

Au-delà des réformes institutionnelles ou éducatives, il est essentiel de transformer en profondeur les normes culturelles qui entourent le savoir et la prise de parole. Dans de nombreux contextes, l’expression du doute ou l’aveu d’ignorance est perçue comme une faiblesse. Pourtant, l’humilité intellectuelle, la capacité à reconnaître ses limites et à apprendre des autres, est un levier fondamental pour sortir du piège de l’illusion de compétence.

Créer un climat social où reconnaître ses lacunes n’est pas stigmatisé, mais encouragé comme signe de maturité et de volonté d’apprendre.
Pistes d’action concrètes:

• Valoriser des figures publiques authentiques et lucides: mettre en avant des leaders, enseignants, scientifiques ou responsables qui assument publiquement leurs erreurs ou reconnaissent ce qu’ils ne savent pas, afin de donner l’exemple.

• Encourager des environnements bienveillants face à l’incertitude: que ce soit dans les écoles, les entreprises ou les médias, promouvoir des espaces de dialogue où l’expression du doute est perçue comme constructive plutôt que comme un aveu d’infériorité.

• Déconstruire la figure de l’expert infaillible: par des campagnes de sensibilisation, des débats publics et des pratiques pédagogiques, rappeler que la compétence s’accompagne nécessairement de questionnements et de remise en question continue.

d) Médias et communication

Développer des émissions qui vulgarisent la pensée critique, les biais cognitifs et la rigueur scientifique. Lutter contre les « pseudo-experts » dans l’espace public. L’effet Dunning‑Kruger décrit le biais cognitif où les individus peu compétents ont tendance à surestimer leurs capacités, tandis que les plus compétents les sous-estiment . Ce phénomène s’explique par un déficit métacognitif (« double fardeau ») : les incompétents ne reconnaissent pas leur incompétence

Pistes d’action concrètes:

Campagnes de sensibilisation sur les biais cognitifs dans les médias, télé, réseaux sociaux.

Valoriser l’humilité intellectuelle et le doute raisonnable dans les figures publiques.

Lutter contre les "experts autoproclamés" dans les talk-shows et débats.

Programmes radio éducatifs sur la pensée critique, adaptés aux langues locales conformément au concept développé par Hafedh Abdelmelek (OTDAV 2025 صوت الحكمة من تونس).

6. Mesures systémiques à long terme

Au-delà des interventions ciblées, une réponse durable à l’effet Dunning-Kruger nécessite la construction d’un environnement institutionnel et culturel fondé sur la reconnaissance de la compétence réelle, l’objectivité dans l’évaluation, et la promotion du mérite.
Établir un écosystème qui valorise les compétences vérifiables, encourage l’amélioration continue, et réduit l'influence des logiques clientélistes dans l’accès aux responsabilités.

Pistes d’action concrètes:

• Réformer les systèmes de promotion professionnelle: faire en sorte que l’avancement dans les carrières publiques et privées repose sur des évaluations de performance réelles, et non sur l’ancienneté, les réseaux personnels ou la loyauté.

• Mettre en place des indicateurs nationaux de compétence et d’impact: développer des outils de suivi et de mesure des compétences professionnelles à l’échelle sectorielle et nationale, avec des données accessibles au public, afin de renforcer la transparence et la responsabilité.

• Encourager des structures méritocratiques inclusives: favoriser des systèmes de recrutement et de nomination basés sur les qualifications et le potentiel, tout en veillant à garantir l’équité d’accès et la diversité sociale.

• Renforcer la coopération internationale dans le domaine cognitif: développer des partenariats pour soutenir la formation, les échanges universitaires, les bourses, et les programmes de développement des compétences métacognitives, en particulier pour les jeunes générations et les cadres publics.

7. Conclusion: Réparer le miroir pour libérer le potentiel

L’effet Dunning-Kruger agit comme une fracture cognitive invisible qui freine profondément le développement des pays du Sud. En faussant le miroir de l’autoévaluation, il empêche la reconnaissance des limites, bloque l’accès à la compétence véritable et compromet la capacité collective à progresser. Là où la lucidité devrait guider l’action, c’est souvent la surconfiance mal fondée qui s’impose.

Réparer ce miroir, c’est redonner à la connaissance sa véritable fonction : non pas comme outil de domination ou de prestige, mais comme un processus continu d’apprentissage, de doute constructif et de transformation personnelle et collective. Cela suppose de replacer la compétence au cœur des systèmes éducatifs, des politiques publiques et des dynamiques sociales. Le développement durable ne repose pas uniquement sur les infrastructures ou les financements extérieurs, mais aussi, et surtout, sur la qualité cognitive et critique des acteurs qui les conçoivent, les dirigent, les animent et les évaluent.
L’effet Dunning-Kruger, bien que présent dans toutes les sociétés, prend une ampleur particulière dans les contextes marqués par : des niveaux d’éducation inégaux, des institutions faibles, et des normes culturelles qui valorisent l’apparence du savoir plutôt que sa réalité.

Combattre l’effet Dunning-Kruger ne revient pas à stigmatiser les incompétents, mais à construire des environnements où : l’apprentissage est valorisé, l’erreur est normalisée comme étape du progrès, et la compétence est objectivement mesurée et encouragée. Car au fond, le vrai moteur du développement, c’est la capacité d’une société à se voir telle qu’elle est, pour devenir ce qu’elle peut être.

Hafedh Abdelmelek
 

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