News - 04.07.2025

Les portes de l’enfer s’ouvrent au paradis : De l’épître du pardon d’Al- Ma’arrî, de la divine comédie de Dante

Les portes de l’enfer s’ouvrent au paradis : De l’épître du pardon  d’al- ma’arrî, de la divine comédie de Dante

Par Latifa Lakhdhar - Ce titre est celui d’un livre dont l’auteur est Ahmed Ben Salah. Il a été  co-édité au début de cette année 2025,  par Orients- éditions à Paris et les  éditions Déméter à Tunis.

Ahmed Ben Salah, ingénieur centralien  qui vient de s’essayer à l’écriture et à l’essai avec un esprit  cartésien,  nourri à la maturité du grand lecteur qu’il est,  revisite, ces deux œuvres magistrales, celle de l’Epître du Pardon d’el Maari et celle de la Divine Comédie de Dante avec méthode, grande pédagogie, minutie,  précision, sens de la contextualisation et du détail signifiant,  en offrant au lecteur une  étude  passionnée pour laquelle il a mobilisé des sources et une bibliographie imposantes.

Il va sans dire que le titre  de son livre se présente sous une belle formule  métaphorique, mais avouons que cette métaphore n’efface en rien  son caractère- à priori- étonnant et étrange. Car, si l’auteur annonce dès l’introduction que celui-ci est inspiré d’un hadith, en l’occurrence celui affirmant, en substance,  que lorsque vient ramadan, les portes du paradis s’ouvrent, celles de l’enfer se ferment et les démons sont enchainés, il n’en reste pas moins qu’il en soit foncièrement différent.

Inspiré mais différent, car si par ce hadith est visé le sens de la miséricorde divine pour ceux qui s’en tiennent aux pratiques pieuses et aux  normes théologiques de la purification du corps et de l’âme pendant ce mois sacré et béni, le titre du livre de Ahmed Ben Salah « Les portes de l’enfer s’ouvrent au paradis » est choisi pour connoter une générosité plus large pour les humains puisqu’il signifie qu’il n’y a  plus de muraille et de rempart infranchissables qui blindent l’espace infernal et le sépare de l’espace paradisiaque, qu’ il n’y a plus de cloisonnement, plus de frontière gardée, plus de séparation rigoureuse entre ces deux espaces antinomiques. Le mal semble, de la sorte, s’ouvrir au bien et  le monde du châtiment suprême semble mener systématiquement au monde des délices, du luxe, de la volupté et du bonheur éternel.

On peut comprendre enfin que ce  titre métaphorique est  lancé, à la suite de la vision d’el-Maari, pour signifier que la destinée de l’homme, cet être  mis dans sa condition si complexe et si dure d’humain, ne peut pas être fixée de manière irréversible et  figée, d’autant que raisonnablement  son statut de prédestiné qui l’exempte de responsabilité, suppose qu’il pourrait bénéficier de la miséricorde et de la largesse divine.

Pour  dire l’essentiel du livre maintenant, la démarche de l’auteur nous démontre qu’  el- Maari et Dante et peut-être le premier plus que le deuxième n’ont pas adhéré à  l’épistémé de leur temps ni ne se sont soumis à ce qui est  permis ou interdit de penser et  de ne pas penser par le contexte religieux, social et politique pesant dans lequel a vécu chacun des deux.

El-Maari  esprit sceptique était subtilement dans une transgression qu’il mène par la dérision et le sarcastique, il était, comme par rapport à ses autres écrits, dans la rébellion de la raison contre l’asthénie et la facilité des évidences. Par le biais de la beauté, des nuances et de la subtilité d’une langue arabe qu’il maîtrise à merveille, « cet homme à deux prisons » comme le décrit le grand Taha Hussein, à savoir la non-voyance et la misanthropie choisie et assumée, a su faire naviguer sa philosophie humaniste à travers les méandres dangereux d’une voie minée. L’inquisition était aux aguets et le pouvoir des gardiens du temple menaçait de mettre à mort tout esprit libre et toute pensée susceptible de remettre en question la vision et les règles d’une ortho- doxa. Celle  sunnite conservatrice et totalitaire, qui s’installait à l’époque en se considérant, d’autorité, comme la voie victorieuse, la plus juste et la plus théologiquement légitime. Cette voie même qui a fait subir au destin de Bachar, d’el Hallaj, de Souhrawardi et de biens d’autres, les affres que nous connaissons.

Plus que Dante qui dans sa conception de l’au-delà était tout autant  dans la critique que dans la fidélité  au dogme ecclésiastique  et à ses textes fondateurs, el-Maari, précurseur d’un humanisme arabo-musulman resté à nos jours inachevé, nous offre par sa présentation de l’au-delà un univers imaginaire inspiré certes  de l’idée coranique, mais ne reconnaissant en rien l’épaisse couche secrétée par le travail des  moufassiroun, des mouhadhithoun et des fuqaha, couche qui, pourtant, a orienté, ceinturé et blindé pour les croyants musulmans une foi  plutôt dogmatique.

Contre cette croyance par exemple, on voit le paradis d’el Maari dans lequel il a choisi de n’y faire  figurer aucune présence des gestionnaires, uléma et théologiens connus et reconnus de l’islam, on voit cet espace paradisiaque s’ouvrir –sur intercession du prophète-à ceux qui, partant du principe religieux dominant, sont maudits à cause de leur non- respect des règles d’une vie pieuse, il y fait rencontrer en l’occurrence des poètes bachiques, ceux ‘kouffar »  de la période antéislamique ainsi que des danseuses et des chanteuses, tous voués, pourtant, d’après l’interprétation orthodoxe, à passer en enfer. Pour cet univers imaginaire et pour  aller encore  plus loin dans  sa vision humaniste sans rien magnifier, el -Maari nous offre  un récit  qui reproduit, aussi bien pour l’enfer que pour le paradis, les mœurs et la moralité humaine d’ici -bas, celle comportant les mêmes vices, les mêmes écarts et les mêmes variantes d’avidité, au point que « les délices deviennent burlesques et que les supplices n’engendrent pas d’effroi » nous dit l’auteur. Possédant l’intelligence et la technique de l’esquive savante, el-Maari, utilise plusieurs moyens en vue de noyer ses propres écarts et de brouiller les pistes,  dont celui  d’user des redondances et  de truffer son texte de citations, de  poèmes et de mots savants.    

La comparaison menée par l’auteur entre l’œuvre du poète—philosophe-mystique musulman et  « l’Homère » italien conclut d’ailleurs à une non –similitude de fond entre la démarche et  la pensée de chacun des deux, « l’un sacralise et s’en tient à ce qu’il y a d’essentiel dans le dogme chrétien sur l’au- delà », l’autre humanise et désacralise ce même univers.

D’ailleurs l’auteur ne passe par l’œuvre célèbre du prêtre espagnol Miguel Asin Palacios « L’Eschatologie musulmane de la Divine Comédie » où pourtant ce dernier, pour avoir supposé qu’un savant européen puisse se référer ou emprunter aux savants arabo-musulmans parmi lesquels il cite el Maari, a subi  la critique agressive de la pensée européocentriste et colonialiste du début du XX è siècle, Ahmed Ben Salah ne le fait que pour relever, d’un côté, la dimension quelque part non prouvée par Asin Palacios d’une véritable similitude entre les deux eschatologies et d’affirmer, d’un autre côté, que des passerelles entre la culture arabo-musulmane et celle chrétienne du moyen-âge central avaient bel et bien  existé que ce soit  à travers  les rapports de guerre ou à travers les échanges divers des périodes de  paix.

Mais, au -delà de son contenu fouillé et bien pensé,  le livre de Ahmed Ben Salah, par le retour qu’il fait sur cette importante pièce du  corpus lumineux du patrimoine arabo-musulman, se caractérise- à mon sens- par une grande pertinence intellectuelle et culturelle. D’abord celle qui nous fait prendre conscience de notre malheur d’arabes qui est celui des parcours laissés systématiquement dans l’inachèvement intellectuel, politique et social.

Ensuite celle qui nous rappelle que dans ce monde d’aujourd’hui où la thèse du « choc des civilisations » continue  de plus belle l’œuvre colonialiste barbare du grand mépris de l’Autre non occidental, en l’occurrence l’arabo-musulman, prend la voie d’une volonté de puissance et d’hégémonie qui en arrive à la prédation et à la guerre, et  use des manipulations perverses et malveillantes de certaines expressions dogmatiques de cette même culture pour l’ ensauvager, l’enfoncer dans l’obscurantisme  et faciliter plus encore sa mise aux fers , ce livre vient nous rappeler que la réappropriation intellectuelle d’un patrimoine arabe non moins fondateur du rationalisme universel et des Lumières, piliers de la modernité, est une piste qui  peut nous être salutaire.
Car, si les questions de l’Homme, qu’elles soient ontologiques ou autres, ressortissent de l’universel, les réponses sont tenues de sortir du terrain des cultures. Or, ce terrain si riche en potentiel intellectuel rationaliste et lumineux est, justement là, pour nous dire combien est désastreuse  notre démission devant l’œuvre de continuer et d’enrichir cet héritage que de grands esprits nous ont légué, souvent, aux prix de leurs vies.

Latifa Lakhdhar
Universitaire
Ancienne ministre de la culture


   
 

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