Opinions - 05.06.2023

Mohamed Salah Ben Ammar: Réapprendre le vivre ensemble

Mohamed Salah Ben Ammar: Réapprendre le vivre ensemble

Ce Samedi soir mon épouse et moi sommes allés voir le film documentaire de Yassine Redissi «Je reviendrai là-bas» (Produit par KIF Studio et Goubantini Cinéma) qui relate le parcours de l’artiste tunisien Henri Tibi (19 octobre 1930 - 14 mai 2013), tel qu’il a été reconstitué par trois jeunes tunisiens. Bien que marginal le parcours de ce troubadour reflète en partie celui de la minorité juive tunisienne mais pas uniquement, une partie des tunisiens se reconnaîtront dans son parcours.

La salle de cinéma (Le Balzac à Paris) était comble. A première vue le public était un mélange hétéroclite, des tunisiens Juifs sexagénaires ou plus et une majorité de tunisiens musulmans plutôt de l’âge de nos enfants.

Ces jeunes tunisiens avaient des visages radieux, ils étaient insolents de beauté. Des corps sans complexe, se mouvaient dans l’espace avec une assurance qui en dit long sur leur détermination à croquer la vie. Une vraie fierté pour cette jeunesse. Certains ont été mes étudiants à la faculté de médecine et sont venus me saluer. Les personnes de notre génération se connaissaient souvent, de toute évidence ils s’étaient donné le mot.

Le fond de l’air était léger. On avait l’impression de voir la mer et que la salle était peinte en blanc et bleu.

Le mélange de générations a, à lui seul, a d’emblée crée une sorte de communion émotionnelle. Une déclaration d’amour et d’attachement à la Tunisie que le film allait traduire à merveille.

Ce film est une ode au vivre ensemble générationnelle et sociétale. Des Tunisiens musulmans, juifs, chrétiens, italiens, maltais et mêmes des russes partageaient la même cité et vivaient en parfaite harmonie. Il faut entendre partager, une vraie vie commune avec des échanges et des interactions quotidiennes.

Le film, splendide, a refait vivre ceux de ma génération dans un paradis perdu où le vivre ensemble prenait tout son sens. Il nous a ramené à une période où avec peu de moyens les jeunesses des différentes communautés partageaient une insouciance et une réelle joie de vivre. La misère est moins pénible au soleil dit la chanson. Un simple maillot de bain, nous étions tous égaux au moins une grande partie de la journée. La mer et le sable chaud effaçaient toutes les peines et l’amour n’était jamais loin. Un paquet de glibettes partagé, une partie de volley-ball et nous étions heureux. La nuit on dormait à dix dans une chambre sur des matelas de fortune. C’est un travail de mémoire, tout en subtilité et finesse, sans jamais tomber dans le pathos qu’a mené Yassine Redissi. Au mépris de la chronologie, il nous a baladés avec Henri Tibi, il nous a envoûtés. Nous avons été totalement bluffés. Un film avec peu de moyens, juste, quelques vieilles photos, des enregistrements sur des cassettes audio, des interviews et le tour était joué. Nous n’avons pas vu le temps passer. Un long métrage de 92 minutes ? C’est ce que disent les critiques, nous n’avons pas vu le temps passer.

On se serait cru au cinéma en Inde, les commentaires à haute voix, les applaudissements fusaient de partout. Quand le mot fin s’est affiché, la salle a applaudi à tout rompre pendant de longues minutes, mais là n’était pas la plus grande surprise.

Dès que les lumières se sont allumées, j’ai regardé autour de moi, tous les visages autour de moi étaient baignés de larmes. Tous les spectateurs pleuraient à chaudes larmes.

Les larmes de ceux de notre génération ne nous ont pas surpris. La nostalgie est une chose terrible. Mais diable pourquoi ces jeunes qui n’ont pas connu cette période, pleuraient-ils? Que pleuraient-ils? J’ai posé la question à un jeune médecin qui a été mon résident, il a eu cette réponse en forme d’accusation : Je pleure sur l'état actuel du pays, les mentalités. Que s’est-il passé pour qu’on en arrive là ? Je pleure par dépit, mais aussi par amour du pays. J’en étais cloué.

Notre jeunesse, notre chance

Un jour une amie m’a dit, il est difficile de désespérer d’un pays qui a une jeunesse aussi belle. J’aimerai tant la croire, qu’avons-nous fait pour notre jeunesse?

La scène qui m’a peut-être le plus touché est celle de la jeune troupe musicale des lycéens de Sousse qui a repris les chansons de Henri Tibi. Je regardais les visages angéliques des musiciens et me disais qu’avons-nous à leur offrir ? Quelle société leur avons-nous laissé, même les plages ont disparu ?

Une société de  l’intolérance où l’injure, la corruption, l’iniquité, la violence n’étonnent plus, où la gentillesse est considérée comme une tare, où la liberté d’expression est punie, où la place de la femme dans l’espace public est toujours restreinte où la femme diplômée est condamnée au chômage, où elle hérite la moitié de son frère, une société où la peine de mort n’est pas un sujet, une société où fumer un joint fait de vous un délinquant, où l’homosexualité est punie, où l’éducation, la santé, les transports, la culture ne sont plus des chances pour les plus faibles mais à coup sûr des handicaps qui creusent encore plus les écarts entre les classes sociales et les régions.

Une société qui ne sait pas comment réparer le mal qu’elle a fait. Une société paranoïaque incapable d’assumer la réalité.
Une bonne partie de notre jeunesse n’a pas eu de chance. Elle est née dans un environnement où elle a été biberonnée aux fakes news des réseaux sociaux et au complotisme. Une jeunesse qui n’avait pas les moyens d’accéder à la culture.  Des jeunes qui ne lisent pas plus de deux livres par an et dont les héros sont les pervers des feuilletons télévisés ramadanesques.

Rien qu’à l’idée que peut être ces jeunes soussiens rêvent de quitter le pays, est déprimante. D’ailleurs les jeunes spectateurs tunisiens qui étaient en pleurs dans une salle de cinéma à Paris ont été certainement eux aussi lycéens à Bizerte ou alors Sousse ou Sfax ou Gafsa... Aujourd’hui ils se sont épanouis à l’étranger, ils sont respectés, ils ont un travail. Ils s’habillent comme ils veulent, assistent à des conférences, des expositions et des concerts et peuvent s’aimer sans avoir à se cacher. Ils sont traités comme des citoyens libres et responsables. Pourquoi nous n’avons pas été capables de leur offrir ce minimum vital?

L’échec n’était pas une fatalité, non. Des hommes et des femmes, nous, avons fait de ce coin de paradis un enfer pour une grande partie de sa jeunesse. Longtemps, les droits les plus élémentaires ont été interdits. Il nous a été interdit, de nous réunir, de parler, d’écrire, de lire certains livres et même d’avoir la barbe ou de porter un voile. Longtemps nous avons accepté l’oppression sans réagir. Longtemps la délation a été l’arme des cellules du parti. Longtemps les opposants islamistes ou de gauche ou même sans aucune appartenance ont été emprisonnés dans une indifférence révoltante. Cela permettait aux observateurs étrangers d’affirmer que la Tunisie était sur la bonne voie. Une politique qui a aplati les cortex.

Alors ne soyons pas dupes, la révolution n’a été que la conséquence des injustices, des frustrations et des brimades. Elle est née sur un vide culturel sidéral, l’absence de vie sociétale, de débats libres.

Il est difficile de reconstruire en une ou deux décennies

Vouloir faire porter le chapeau à la dernière décennie est une manœuvre destinée à nous faire revenir en arrière. Rien de surprenant qu’il y ait des nostalgiques de la dictature, toutes les anciennes dictatures l’ont vécu. Qui peut contester que ce que nous vivons aujourd’hui est en grande partie dû au bilan des années de dictature? Aussi bien celle de Bourguiba que de toute l’ère du général Ben Ali. Évidemment les errements d’après 2011 étaient évitables mais en partie seulement.

Il nous faut tenir compte d’une triste réalité. Elle n’est pas immuable mais elle est pour le moment incontestable. N’ayons pas la mémoire trop courte. Une rumeur ou la projection d’un dessin animé comme «Persépolis» peut faire basculer les élections. Des valises d’argent venant de pays frères et amis font et défont les élections. Des personnes peu fréquentables, aux fortunes douteuses ont pu constituer des groupes parlementaires sur des promesses et des slogans démagogiques. Quand bien même un vote ait été libre ce n’est pas pour autant une garantie de démocratie, nous le savons maintenant.

L’erreur a été de remettre en question la démocratie et de lui mettre sur le dos tous les travers de nos institutions et toutes nos fautes. Une démocratie est une construction qu’il faut entretenir en permanence. Les démocrates doivent marteler ce message.
Notre jeunesse à l’étranger ou en Tunisie est une richesse, une chance. Nous devons le réaliser et nous donner les moyens d’assurer son épanouissement.

Comme on le dit chez nous «Le cœur est vivant».

On me dit que partout les réactions des jeunes tunisiens à Tunis, à Paris ou autre part ont été les mêmes. Tous ont applaudi, tous ont pleuré à la fin du film car ce film a aussi raconté leur histoire, celle d’une société qui n’arrive plus à les faire rêver mais leurs larmes sont des larmes d’espoir, il ne faut pas le perdre de vue.

Notre coin de paradis a été abimé mais il est toujours entre nos mains. Nous pouvons le réparer et en faire un havre de paix, d’amour, de tolérance et de justice où le vivre ensemble aura du sens. Redonner de l’espoir à notre jeunesse. Ce projet ne pourra se réaliser que par la construction d’une démocratie, une vraie avec des institutions solides et une réelle séparation des pouvoirs.

Mohamed Salah Ben Ammar

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1 Commentaire
Les Commentaires
hamadi - 24-11-2023 14:57

je suis né en 1948 à tunis,en vous lisant un déluge de larmes sort de mes yeux. ici sur la cote d azur tous mes ami-e-s sont juifs+siciliens,calabrais,maltais,chretiens,80% de cette bande sont nés à l hopital italien de mon quartier (bab el fellah)j arrete.un grand merci pour ce souvenir. *orthographe non garanti.

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