Opinions - 16.05.2022

Dr Mohamed Salah Ben Ammar : Vivre dans une Polis

Dr Mohamed Salah Ben Ammar : Vivre dans une Polis

« Nous sommes dans les nœuds de la violence et nous y étouffons. Que ce soit à l'intérieur des nations ou dans le monde, la méfiance, le ressentiment, la cupidité, la course à la puissance sont en train de fabriquer un univers sombre et désespéré où chaque homme se trouve obligé de vivre dans le présent, le mot seul d'« avenir » lui figurant toutes les angoisses, livré à des puissances abstraites, décharné et abruti par une vie précipitée, séparé des vérités naturelles, des loisirs sages et du simple bonheur. » Albert Camus ; La crise de l’homme.

La violence a atteint ces derniers temps des paroxysmes dramatiques dans notre société. Aucun secteur n’a été épargné, nul n’y a échappé. Dans le milieu scolaire, professionnel, familial, sportif, sur les réseaux sociaux, dans les médias, sur la route, à l'hôpital et évidemment policières et dans la vie politique. Elle prend toutes les formes possibles et imaginables. Verbale, physique, intellectuelle, psychologique. Elle a atteint directement ou indirectement chacun d’entre nous. Avancez une idée ou une proposition et s’acharneront sur vous des dizaines d’inconnus qui, ne discuteront pas vos idées, mais vous traiteront de tous les noms, s’en prendront à vous personnellement. Tout de suite après la révolution les opposants étaient qualifiés de Kouffar aujourd'hui ils sont devenus des traîtres vendus à l'étranger. Dans ce climat d'intimidation, beaucoup préfèrent se taire.

La violence est dans le moindre acte de la vie quotidienne, elle s'est banalisée tant elle est devenue la norme. Vous devez en permanence être sur le qui-vive. La violence observée lors de la finale de handball n’est pas un accident de parcours mais une des manifestations du mal-être que vit notre société depuis quelque temps, c’est une évidence. Chaque fois que vous avez affaire avec une administration, sans savoir pourquoi une angoisse vous étreint, vous cherchez subrepticement de provoquer la connivence de votre interlocuteur, car même si vous êtes dans votre droit, inconsciemment vous avez intégré que le force remplace le droit dans toutes les transactions. Elle agit en fait comme une arme de dissuasion.

Depuis un certain temps et dans un unanimisme simpliste, tous les maux de notre pays ont été mis sur le compte de la dernière décennie. Soit, admettons-le. Mais la diabolisation réussie de l’ARP autorise-t-elle pour autant tous les excès. Avouez que les décisions prises ont été d’une radicalité et d’une violence institutionnelles jamais atteintes. Mais de toute évidence une bonne majorité de nos concitoyens admire le sensationnel, elle avait besoin de têtes, même si cela devait se faire au prix d’un saut dans l’inconnu.

Je me souviens encore du soir du 1 mai 2022, un dimanche, la famille élargie s’était réunie pour une dernière rupture du jeûne. Le dîner avalé comme il se doit à la cinquième vitesse, tous autour de gâteaux mielleux et du traditionnel thé vert, dans un brouhaha indescriptible, souhaitaient un aidek mabrouk téléphonique à la grand-mère, aux tantes, oncles et autres amis de la famille quand soudain s’est invité à l’écran le visage glabre, livide, inexpressif, glaçant d’austérité du président de la république. L’allocution a duré 17 minutes, elle a été prononcée sur un ton saccadé, des propos teintés d’une religiosité surfaite, prononcés dans un arabe littéraire approximatif de journal télévisé, aussi creux que pompeux mais…d’une violence inouïe. Durant 10 minutes soit plus que la moitié du discours, à la place des vœux traditionnels de fin du ramadan, nous avons eu droit à, ce qui est désormais la règle, un discours haineux, injurieux envers les opposants, ceux qui « ont une maladie au cœur ».  En guerre, il a menacé « des têtes vont tomber » mais comme à son habitude il a omis de préciser qui sont-ils, ni comment il comptait leur régler leur compte. Je passe sur les autres qualificatifs utilisés, les menaces et les insultes envers l’opposition.

Ce précieux moment de bonheur familial a été gâché mais au-delà du désagrément persistant une phrase de Isaac Asimov m’était revenue à l’esprit « la violence est le dernier refuge de l’incompétence ». De fait la violence, quelle qu’en soit la forme, est toujours l’expression d’une faiblesse, elle est à la fois la traduction d’un trop plein de rancunes et la mise en surface de frustrations refoulées.

La légitimité électorale si importante soit-elle autorise-t-elle de tels propos violents un soir de fête ?

Tous les autocrates ont été à un moment ou un autre admirés. Ils ont tous rêvé d’une société épurée, uniforme, parlant d'une seule voix, ayant un même projet déclaré, tous ont eu d'abord recours à la violence verbale puis cette violence s’est traduite secondairement par une suspension de la légalité puis par la répression.

La violence quasi quotidienne des propos du président de la république est l’aveu de son échec, la suspension de la légalité en est la traduction. Une posture, une phraséologie et un scénario bien rodés dupent toujours dans un premier temps les simples et les personnes en colère, rapidement les réalités s’imposent, les incohérences du projet s’imposent.

La violence que l’on cherche à légitimer au nom d'un objectif politique aussi juste soit-il alimente les autres formes de violences contenues dans notre société. Pour l’instant elle est verbale mais elle ne l’a pas toujours été, Chokri Belaid et Mohamed Brahmi en ont été les victimes les plus connues. En désignant régulièrement avec une violence ahurissante, une haine absolument glaçante des boucs émissaires sans jamais les définir clairement, le président divise, il désigne tout le monde, il stigmatise de franges entières de la société et il sème la discorde dans une société en grande souffrance où la violence ne demande qu’à s’exprimer. Une fois enclenché, le processus devient hors de contrôle. La violence institutionnelle bien ancrée par 50 ans de dictature a repris des forces après un timide recul, elle se traduira tôt ou tard par un rejet tout aussi violent. Les citoyens qui ont goûté à la liberté n’accepteront plus jamais une domination d’où qu’elle vienne, ni celle de l’appareil de l’Etat et encore moins celle des zélotes du pouvoir en place.

Être politique selon Hannah Arendt c’est vivre dans une polis, cela signifie que toutes choses se décident par la parole et la persuasion et non par la force ni la violence. Nous en sommes loin mais nous apprenons. Nous ne devons pas accepter la banalisation de la violence. L’élite et les hauts responsables d’une nation ont un devoir d’exemplarité, le minimum qu’ils doivent à leurs concitoyens est d’éclairer et débattre des idées et des projets sereinement dans le respect de la pluralité. Certes nous avons encore beaucoup de chemin à faire mais ce n’est pas pour autant un vœu pieu ou une rêverie d'idéaliste, c’est un impératif sociétal. Restons lucides pour l’instant et espérons en attendant que les choses n’empirent pas !

Dr Mohamed Salah Ben Ammar

 

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