Hommage à ... - 09.02.2021

Hakim Ben Hammouda : Chedly Ayari, le grand économiste qui nous manquera

Hakim Ben Hammouda : Chedly Ayari, le grand économiste qui nous manquera

Par Hakim Ben Hammouda, ancien Ministre de l’Economie et des Finances - C’est avec beaucoup d’émotion et un gros pincement au cœur que j’évoquerai si Chedly le père de tous les économistes tunisiens, le grand homme d’Etat et l’ami.

Un grand économiste

J’avais des relations très étroites avec si Chedly depuis de longues années. On a beaucoup échangé sur les questions économiques et l’évolution de la macroéconomie. Ce qui était important à souligner avec si Chedly c’était son suivi de l’évolution de la pensée économiques et des grands choix des politiques économiques. Notre dernière discussion ne date pas de plus tard de la fin du mois d’octobre dernier où je suis allé lui rendre visite et il m’a retenu à déjeuner avec lui. On a longuement parlé de l’évolution de l’économie politique et des politiques économiques suite à la pandémie du Covid-19. Il était très content de voir qu’on revenait à ses convictions profondes sur la finalité de l’économie qui est la satisfaction des besoins sociaux des populations et de ne pas limiter ça aux grands équilibres macroéconomiques.

Si Chedly était avant tout un grand économiste, un professeur d’une rare pédagogie et un chercheur de premier plan. Il faut souligner que c’est le premier agrégé tunisien de sciences économiques du temps où l’agrégation se passait encore en France. Je me rappelle encore lorsqu’il évoquait avec beaucoup avec moi sa leçon d’agrégation qui était sur un économiste français très peu connu, Pierre de Boisguilbert que beaucoup considérait comme le père de l’économie moderne. Il a été le premier doyen de la faculté d’économie et il a été surtout le professeur de la première génération d’économistes tunisiens dont si Mustpha Kamel Nabli, si Hassine Dimassi, si Abderrazak Zouari, si Abdeljélil Bédoui, si Mohamed Haddar, si Hédi Zaiem, si Hachemi Alaya, si Mohamed Lahouel, si Moncef Ben Slama, si Abdejjabar Bsaies et feu Abdessalem Damak et bien d’autres. De ce point de vue, on peut considérer si Chedly comme le père des économistes tunisiens.

Mais, parallèlement à formation de la première génération des économistes tunisiens, si Chedly est probablement celui qui tracé pour toujours la grande identité de l’école économique tunisienne et qui la caractérisera jusqu’à nos jours et fera sa réputation au niveau international. C’est si Chedly qui est à l’origine de ce subtile mélange entre les sciences humaines et sociales et le recours à la formalisation mathématique et économétrique qui caractérise les travaux de générations entières d’économistes tunisiens. C’est ce fragile équilibre entre connaissance du réel et abstraction mathématique qui est au cœur du succès des économistes tunisiens au moment ou bien d’autres écoles économiques dans d’autres pays n’ont pas résisté au tournant du tout formalisation du début des années 1980.

En dépit de ses responsabilités politiques et internationales, si Chedly a continué à suivre l’évolution de la pensée économique, à réfléchir et à écrire sur les grandes questions économiques nationales et internationales. 

Une grande amitié et beaucoup de complicité

Parallèlement au respect que j’avais pour le professeur d’économie, une grande relation amicale est née entre moi et si Chedly depuis de longues années.

Lorsque si Mehdi Jomaa m’a appelé pour me demander de rejoindre son équipe, j’étais en France. Il m’a dit au téléphone qu’il y avait avec lui dans la bureau si Chedly et il m’a dit qu’il lui avait demandé de venir avec lui car on lui a dit en ville que si Chedly était l’une des rares personnes à qui je ne pouvais pas dire non. Et, si Mehdi Jomaa avait raison. Je n’ai pas pu dire non à si Chedly et comme ça j’ai rejoint l’équipe de si Mehdi.

Nos relations professionnelles étaient marqués par le professionnalisme, l’amitié, la confiance et la bienveillance de si Chedly à tous les instants pour m’aider et me défendre.

Dans le protocole de la relation entre un Gouverneur de la Banque centrale et un ministre de l’Economie et des finances, c’est toujours le Ministre qui a la prévalence. Or, compte-tenu du respect et de la grande estime que j’avais pour si Chedly, je ne le voyais pas venir me voir dans mon bureau au Ministère. Alors le jour de ma nomination je lui avais dis « si Chedly tant que je serai ministre tu ne mettras pas les pieds au Ministère des finances à la Kasbah et c’est moi qui me déplacera à la Banque centrale pour te voir ». ça été ainsi pendant tout mon mandat. Je passais le voir quand le besoin se faisait sentier et parfois de manière quotidienne. A ce propos Mehdi Jomaa m’a appelé un jour alors que j’étais son ministre et m’a dit en rigolant « tu sais Hakim certains m’ont dit que c’était pas normal que ton ministre aille voir le gouverneur de la banque centrale à son bureau. Il ne respecte pas Hiba Addawla ». Et, toujours en rigolant Mehdi Jomaa me dit «  je leur ai répondu vous ne connaissez pas la qualité de la relation entre si Chedly et Hakim et leur complicité. J’ai confiance en Hakim et je le laisse gérer sa relation avec si Chedly comme bon lui semble ».

Beaucoup de souvenirs me viennent à l’esprit et je me rappelle que si Chedly demandait à son assistante et à son directeur de cabinet d’organiser avec mon cabinet nos déplacements à l’étranger de manière à ce que nous voyageons ensemble et que nous soyons dans le même hôtel. Même en Tunisie, Il tenait absolument à ce que nous voyageons ensemble dans sa voiture lorsque nous devions nous rendre à une réunion à Tunis ou à l’intérieur du pays.

Des moments inoubliables où je continuais à discuter avec lui et que si Chedly rendaient agréable par son humour exquis. Mon dieu l’humour de si Chedly, un pur délice et surtout les histoires qu’il me racontait sur le Président Bourguiba et de l’ambiance de l’Etat aux premières années de l’indépendance. 

Je me rappellerai toujours de la volonté de si Mehdi Jomaa de bénéficier de l’expérience de si Chedly et lui demander d’être un acteur important et d’aider notre gouvernement. A la sortie de notre second conseil ministériel, si Mehdi Jomaa me demanda à moi et à si Chedly de le suivre dans son bureau. D’entrée de jeu, Mehdi Jomaa s’adressa à si Chedly en ses mots « Si Chedly on avait convenu que tu m’aidais dans cette tâche difficile et je te remercie d’avoir accepté de le faire. Mais, je ne veux que dans le Conseil des ministres tu t’assois au fonds de la salle, place réservé au gouverneur de la Banque centrale lors des conseils. Je veux que dorénavant tu te mettes à mes côtés ». Si Chedly répondit avec son flegme habituel et un petit sourire dans le coin « Monsieur le Chef de gouvernement je ne peux pas me mettre à tes côtés car le protocole de la République a réservé ses quatre places à tes ministres de souveraineté ». Et, Mehdi Jomaa de répondre «OK. Si Chedly tu choisis où tu veux t’installer mais certainement pas au fond de la table de réunion du Conseil ». Et, si Chedly « Je suis d’accord Monsieur le Chef de gouvernement je me mettrai aux côtés de Hakim. Yefhemin w nefhmou ; (Lui et moi on se comprend)». Et, c’est comme ça qu’avec si Chedly nous nous tenions compagnie y compris dans les conseils des Ministres.   

Mais, probablement le moment qui me revient avec le plus d’émotion c’est la visite de si Chedly à Jammel pour me présenter ses condoléances le jour du Fark de la disparition de feu mon père. J’avais quitté le gouvernement depuis quelques mois. Si Chedly m’avait appelé au téléphone et j’avais essayé de le dissuader de faire 400 km pour venir me voir en lui disant que j’organisais un second fark à Tunis. Mais, c’était sans compter sur son amitié têtue et cette complicité fraternelle qui nous liait. Il était là et a passé un long avec moi avant de reprendre la route. A chaque fois que je me rappelle cet épisode je suis épris par un émoi et un bouleversement sans fin.

L’homme d’Etat

Ce compagnonnage avec si Chedly m’a permis de me rendre compte de ses qualités d’homme d’Etat et de son engagement en faveur du pays. Une histoire résume à elle seule ce sens des responsabilités et de l’engagement. Nous étions invités en 2014 pour assister à une importante réunion du FMI en Jordanie pour les pays de la région MENA. En plus de l’intérêt du thème de la réunion, notre présence était cruciale dans la mesure où nous étions dans une situation difficile dans nos relations avec l’institution de Bretton Woods et nous avions voulu avoir quelques concessions. Il était difficile de trouver un accord avec les responsables techniques de l’institution. Nous avons décidé avec si Chedly de passer outre et d’en appeler directement à Madame Lagarde la grand patronne du Fonds et qui avait une attention particulière pour notre pays. Elle nous a donné rendez-vous à Amman à la réunion où elle devait se rendre. Du coup, nous avons décidé avec si Chedly de nous rendre personnellement pour deux jours dans la capitale jordanienne et de ne pas nous faire représenter. En arrivant à Amman, j’ai vu que si Chedly n’était pas joyeux comme à son habitude et restait tout le temps dans sa chambre en dehors des réunions officielles. Et, il n’a pas voulu sortir dîner avec moi comme il insistait pour que nous le fassions lors de nos missions conjointes. Il avait décliné l’invitation de notre ambassadrice à dîner à la résidence ce qui n’était pas dans ses habitudes. Je lui ai demandé à plusieurs reprises ce qu’il y avait mais il s’est limité à me répondre de manière laconique que ça allait. Enfin, nous avons pu avoir la réunion avec Mme Lagarde et avec si Chedly nous lui avons expliqué nos désaccords sur le fond et sur la forme avec certains de ces collaborateurs de l’époque. Cette discussion était très importante et nous avons pu avoir gain de cause sur nos plus importantes revendications. Nous sommes repartis à Tunis et en arrivant à l’aéroport son chargé de protocole est venu me voir pour me dire que si Chedly avait perdu son frère et avait appris la nouvelle en arrivant en Jordanie. Cette histoire m’avait marqué et j’ai vu comment l’homme a pu cacher son deuil car la responsabilité et l’intérêt supérieur du pays lui demandait d’être loin au moment où il vivait cette épreuve douloureuse.

J’ai beaucoup appris lors de ses moments avec lui le sens de l’Etat. Il me parlait beaucoup de Bourguiba, de si Hédi Nouira et des compagnons des premières heures de l’Etat indépendant. Il évoquait avec moi leurs débats, ses discussions avec le Président Bourguiba sur les questions économiques.

Et, puis il nous a beaucoup conseillé du temps du gouvernement Jomaa. Mehdi Jomaa l’a invité à jouer avec notre gouvernement un rôle très actif et à donner son avis sur les grandes décisions. Je me rappelle des paroles de Mehdi Jomaa à mon égard « Hakim tu es l’économiste en chef du gouvernement. Tu proposes nos grandes orientations et nos grands choix de politique économique à l’équipe et tu es charge de leur mise en œuvre avec un compte rendu régulier à l’équipe. Tu as toute cette liberté et je te donne ma confiance totale. Je n’interviendrai que lorsque si Chedly n’est pas d’accord avec toi ».  Et, nous n’étions pas toujours d’accord sur les options de politique économique et sur les réformes. Mais, nous parvenions souvent à un accord. Et, si Chedly me disait que nous parvenons souvent à un accord car nous étions avent tout des économistes professionnels. D’ailleurs, il se plaignait souvent de la place marginale des économistes dans les gouvernements post-révolution. Il me disait souvent « t’imagines si on mettait un non juriste à la tête du Ministère de la justice. Le pays s’arrêtera !!!! ».

Nous nous sommes vus par hasard il y a quelques semaines lors d’une marche avec si Abderrazak Zouari. Il faisait également une petite marche avec son épouse et sa compagne de toujours Eliane. Il avait encore beaucoup de projets et de rêves pour notre pays.

Allah yarhmek si Chedly et toutes mes condoléances à sa famille.

Hakim Ben Hammouda

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