News - 14.12.2020

Relancer l’économie ou rétablir les finances publiques ? Un avis éclairé des économistes

Relancer l’économie ou rétablir les finances publiques ? Un avis éclairé des économistes

Par  Fatma Fatma Marrakchi Charfi - Devant l’impasse économique et les mouvements sociaux qu’affronte le pays en ce moment et devant la multiplicité des initiatives pour mener un dialogue national économique et social à la recherche d’une solution, le laboratoire d’Intégration Économique Internationale (LIEI) a voulu apporter un éclairage sur certaines pistes et orientations économiques et proposer des solutions éclairées. En effet, le LIEI a organisé le 20 novembre 2020, une conférence sur le thème «Les Lois de finances à l’épreuve de la Covid-19 : relancer l’économie ou rétablir les finances publiques?». Cet évènement a été organisé en collaboration avec l’Association des Relations Économiques et Financières Internationales avec le soutien de la Fondation Friedrich Naumann pour la Liberté et l'ambassade de France en Tunisie - Service de coopération et d'action culturelle. Il a associé une pléiade de professeurs universitaires économistes pour réfléchir sur les vrais sujets de débat et les priorités de l’économie tunisienne afin de proposer des solutions éclairées et innovantes.

Le débat sur le sujet a été abordé dans sa dimension de long terme dans une optique qui permet à la Tunisie de renouer avec le chemin vertueux de la croissance dans une conjoncture difficile et avec des moyens de financements extrêmement limités. Il a été aussi abordé dans sa dimension de court terme en essayant de proposer des solutions pour rééquilibrer le budget de l’Etat dans le sens de la rationalisation des dépenses de l’Etat, et de l’augmentation de l’efficacité dans la collecte des recettes fiscales.

Animant les débats, Fatma Fatma Marrakchi Charfi, Professeure en Économie et directrice du LIEI a lancé le débat en se focalisant sur les lois de finances (LF) (rectificatives 2020 et celle de 2021), tout en faisant remarquer que le souci majeur de la Tunisie dépasse ce cadre et doit être ramené au sujet de la croissance économique. En effet, en ouvrant les débats, elle demande au Professeur Abderrazak Zouari son point de vue sur les facteurs qui pourraient remettre la Tunisie sur le sentier vertueux de la croissance ? Et si les LF qui représentent la traduction de la politique budgétaire ont un rôle à jouer ?

Le Professeur Zouari, rappelle que les politiques monétaires et budgétaires ne sont que des politiques conjoncturelles qui essaient de ramener la croissance à son trend et donc à réduire l’output gap mais ne sont nullement des instruments pour stimuler la croissance. Cette dernière dépend d’autres facteurs tels que : la pleine utilisation de toutes les ressources de production dont les ressources naturelles, tout en faisant remarquer que le pétrole est à l’arrêt ainsi que l’extraction du phosphate, l’investissement en capital physique, le saut technologique qui aurait dû être fait depuis l’année 2000 ainsi que la qualité des institutions qui influencent la croissance. Toutefois, il fait remarquer que les taux de croissance commençaient déjà à décliner depuis 2008 et que la révolution n’a fait qu’exacerber cette tendance.

Il relève que même si La LF représente la traduction de la politique budgétaire du pays dans le cadre d’une vision économique globale, les problèmes de l’économie tunisienne dépassent les discussions autour de la LF et qu’il y a une absence totale de débat autour des aspects qui conditionnent la relance par l’offre telles que la qualité des institutions, la gouvernance, le saut technologique. Il a fait remarquer que les pays qui ont le mieux réussi sont ceux qui ont misé sur un mix de la politique industrielle et le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC), dans le sens de l’utilisation et l’intégration du secteur des TICs dans les secteurs traditionnels. Ce sont là, les vrais débats qui doivent être menés par les économistes.

Revenant sur le débat sur la LF, Pr Zouari a insisté sur le fait qu’il faut revenir à un surplus primaire positif qui représente l’état normal d’un budget pour assurer une certaine soutenabilité de la dette, tout en rappelant qu’il est judicieux de distinguer le déficit budgétaire du surplus primaire. En effet, le déficit budgétaire inclut le paiement des intérêts ainsi que le remboursement du principal de la dette contractée par d’autres gouvernements antérieurement à l’exercice en question, alors que le surplus primaire n’est autre que la différence entre les recettes et les dépenses avant le remboursement des intérêts et du principal. Ainsi, le gouvernement soumettant la LF n’est pas responsable de la dette contractée par d’autres gouvernements. Pour rétablir le surplus primaire, il est important d’agir non seulement du côté de la réforme fiscale en élargissant l’assiette et en collectant efficacement les recettes fiscales mais aussi du côté des dépenses en les rationalisant.

Pour conclure, À. Zouari appelle à une réforme institutionnelle plus spécifiquement du ministère des finances qui selon lui devrait gérer uniquement le titre I du budget et laisser la gestion du titre II (investissement public) à la caisse des dépôts et de consignations (CDC). Pour le faire, la CDC doit bénéficier des ressources d’emprunts étrangers. Ainsi, les capitaux extérieurs serviront à financer l’investissement public d’une manière extérieure au budget pour qu’il ne soit plus la variable d’ajustement qu’il faut comprimer à chaque fois qu’il y a un souci de financement.

A son tour, Professeur Taoufik Rajhi a été « challengé » sur les possibilités de relance de l’économie par l’investissement public et sur l’espace budgétaire à trouver pour le financer.  T. Rajhi souligne d’abord qu’il soutenait l’idée que le budget devrait s’inscrire dans un cadre plus général tel qu’un programme de dépenses à moyen terme de 3 ans par exemple qui lui-même doit s’inscrire dans le cadre d’un plan de développement, censé refléter une vision économique. Il souligne aussi que l’exercice de la LF n’est pas un exercice comptable mais qu’il doit refléter un exercice d’arbitrage entre des choix économiques. Il ajoute que plus l’année tire vers sa fin, plus les possibilités d’arbitrage s’amenuisent dans un pays qui perd 10 points de croissance et 25% de ses recettes fiscales avec une augmentation des dépenses générés par la Covid-19.

En outre, l’impact de la Covid-19, se fera ressentir nécessairement en 2021, puisqu’il s’agit de financer un déficit budgétaire d’environ 19 milliards de dinars et que le gouvernement devra rechercher des sources de financement. Le financement sera à chercher sur un marché intérieur en manque de liquidités où l’épargne est très faible et où le marché obligataire n’est pas dynamique. Le pays a aussi des difficultés d’accès au marché international car non seulement on n’est pas couvert par un programme FMI, mais aussi le rating de la Tunisie est en train de se dégrader.

Actuellement, il n’y a que la BCT qui peut financer le déficit 2020 et la façon avec laquelle on finance 2020 impactera nécessairement 2021, dans la mesure où l’assèchement des liquidités en 2020 privera l’économie de liquidités pour 2021.

D’ailleurs, la BCT continuera à jouer ce rôle même en 2021 surtout quand on sait que les besoins en 2021 seront énormes. Par ailleurs et sachant que la relance par la demande est hypothéquée, la seule possibilité qui s’offre à la Tunisie est une relance par l’offre en usant de mesures fiscales tels que des allègements fiscaux qui ne génèrent pas des dépenses fiscales. De toutes les façons, ces mesures ne pourront pas augmenter l’investissement public d’une manière substantielle.
T. Rajhi recommande la prudence dans le recours au financement des déficits par la BCT tout en insistant sur la nécessité de travailler sur un programme avec le FMI qui sera une condition pour pouvoir lever des fonds sur le marché international et conditionnera aussi l’appui des institutions financières internationales. Par ailleurs, il faut solutionner la question relative à la dette sociale qui est la dette de l’Etat issue des entreprises publiques et des caisses sociales. Les dettes des entreprises publiques - principalement la STIR, la STEG et l’office des céréales - sont issues du non engagement des réformes concernant les subventions énergétiques et alimentaires et celles concernant la dette des caisses sociales issues des dettes de la CNSS et de la CNRPS auprès de la CNAM qui s’élèvent à environ 5 milliards de dinars, dépassant même le budget alloué à l’investissement public. La solution pour traiter ces dettes qui s’accumulent d’année en année et plombent le budget de l’Etat est de les faire sortir du budget, en créant une caisse de gestion de la dette sociale.

Cette solution permettrait d’obtenir des liquidités de suite et de transformer la dette de court terme en une dette de long terme. Pour le financement de cette caisse, on peut déjà penser à une émission de bons sociaux, au versement du bénéfice de la BCT dans cette caisse et non dans le budget de l’Etat et à une participation annuelle du budget de l’Etat. Bref, il s’agit de traiter la dette sociale en dehors du budget de l’Etat à l’instar de ce qui est fait en France par exemple et c’est à l’ARP de décider quelle dette amortir, quels montants et comment rembourser cette dette sociale ?

Outre la caisse de gestion de la dette publique, T. Rajhi relance l’idée de la création d’une agence de trésor. Il s’agit d’un projet de loi qui existait déjà dans la matrice des réformes avec la Banque mondiale en 2017 mais qui n’a jamais vu le jour.  Cette agence de Trésor aura pour mission de gérer la dette publique dont les dettes croisées des entreprises publiques et la trésorerie de l'État au mieux des intérêts du contribuable et dans les meilleures conditions. Des compétences doivent être nommées à la tête de l’agence de trésorerie et de la caisse de gestion de la dette publique.

Interrogé sur l’équité fiscale, Professeur Zouheir Bouchaddakh revient sur la réforme fiscale et défend l’idée qu’au-delà de la faiblesse de la croissance qui explique la faiblesse des ressources propres de l’Etat, l’absence d’équité fiscale en Tunisie empêche une collecte efficace de l’impôt. L’équité fiscale fait défaut pour l’impôt sur les revenus (IR) ainsi que pour l’impôt sur les sociétés (IS). En effet, il explique qu’environ 70% des impôts directs, sont des impôts sur les salaires retenus à la source et que les professions libérales (Impôts sur les bénéfices non commerciaux) ne contribuent que pour 2% dans les IR. En outre, le régime forfaitaire englobe à lui seul, plus que 400 000 contribuables, soit plus que la moitié des contribuables en Tunisie et sur les 400 000 contribuables forfaitaires, il n’y a que 200 000 qui déclarent leurs revenus. Sur ces 200 000, il y a 90% qui ne paient que le minimum, soit 200 DT ou 100 DT selon que le contribuable soit dans une zone communale ou pas. De ce fait, le régime forfaitaire a récolté 42 millions de dinars pour l’année 2018 soit 0,2% des recettes fiscales.

Devant cette inéquité fiscale, Pr. Bouchaddakh préconise vivement de faire rentrer les faux forfaitaires dans le régime réel, ce qui a hélas été rejeté par l’ARP. Concernant l’impôt sur les sociétés, il y a 250 entreprises qui paient plus que 50% de l’IS et les 2000 premières entreprises paient plus que 80% alors que les autres ne contribuent que très faiblement à l’IS. Selon Z. Bouchaddakh, les solutions seraient d’alléger le fardeau de la charge fiscale, d’élargir l’assiette avec une uniformisation du taux de l’IS et d’encourager la vérification fiscale ponctuelle à côté de la vérification profonde plus lourde à mener. Ainsi, le contrôle approfondi devrait diminuer au profit de la vérification ponctuelle plus allégée qui concerne un seul impôt et qui est limitée dans le temps. Ceci permettrait d’augmenter le taux de couverture et serait très probablement dissuasif pour les fraudeurs potentiels, puisque dans le système actuel, un fraudeur a 99% de « chance » d’échapper au contrôle. Ainsi, si le contrôle fiscal actuel détecte la non-conformité, la vérification ponctuelle devrait augmenter la conformité volontaire et nous rapprocherait des standards internationaux en augmentant les recettes fiscales à moyen terme.

Interrogé sur les risques associés au schéma de financement proposé par les différentes LF, Professeur Samir Abdelhafidh précise que la couverture des besoins de financement prévue par le Projet de LF 2021 soulève trois problèmes majeurs. Ces problèmes portent, sur la capacité de la Tunisie à pouvoir mobiliser les montants prévus, sur les coûts financiers exorbitants des fonds étrangers - en rappelant la dernière dégradation de Fitch rating de la note souveraine de la Tunisie de B à B avec perspectives négatives (B-) - et sur le risque du surendettement de la Tunisie et le risque de défaut de paiement.

Afin de réduire ces risques, il s’agit de diminuer le besoin de financement en essayant de rompre avec le cercle vicieux du déficit budgétaire, endettement, remboursement des intérêts, déficit budgétaire, endettement…. Ce qui exigerait l’augmentation des recettes propres et/ou la rationalisation des dépenses budgétaires dans le but de réduire le surplus primaire qui est négatif, voire d’obtenir un solde primaire positif. Ceci nécessite en particulier une plus grande efficacité du système fiscal dans la mobilisation des ressources et exige une priorisation dans les dépenses publiques. Une autre possibilité d’alléger ce besoin de financement réside dans la réduction des montants à rembourser au titre des échéances de 2021, ce qui nécessiterait un grand effort diplomatique à l’instar de ce qui a été fait avec le Fonds Arabe du Développement Économique et Social (FADES) ayant reporté à plus tard, le paiement de 94 millions de dinars arrivés à échéance en 2020. Le report des échéances devrait également être recherché auprès des créanciers internes.

S. Abdelhafidh, préconise aussi de privilégier les financements officiels que ce soit sous leur forme bilatérale ou multilatérale tout en travaillant en parallèle sur un nouveau programme avec le FMI et solliciter des garanties souveraines aux sorties de la Tunisie sur le marché international pour bénéficier de financements à des coûts modérés, comme c’était le cas en 2015 et en 2016.

Au total, les conférenciers sont unanimes pour

Recourir à un nouveau programme avec le FMI qui doit être discuté le plus rapidement possible. Ceci diminuerait les intérêts sur les prêts étrangers et faciliterait l’obtention de fonds des autres bailleurs de fonds étrangers.

Obtenir des garanties que ce soit américaines ou européennes qui conditionneraient les négociations sur l’ALECA.

Travailler sur la réforme fiscale en allégeant les taux, en élargissant l’assiette et en favorisant le contrôle ponctuel par rapport au contrôle approfondi.

Trouver des solutions innovantes pour le financement du budget en faisant sortir du budget soit le titre II en l’affectant à la CDC, soit la dette sociale en créant une caisse de la gestion de la dette sociale en transformant des dettes de court terme en des dettes de long terme.

Au-delà des solutions de court terme, les panélistes se sont accordés à dire que le retour au chemin vertueux de la croissance est aujourd’hui une nécessité en insistant sur les politiques sectorielles. De même qu’ils étaient unanimes quant à la nécessité de recourir à un programme de dépenses à moyen terme qui doit s’inscrire dans le cadre d’un plan de développement, censé refléter une vision économique et permettre aux gouvernements en place d'asseoir leurs réformes.

Participants

Abderrazek Zouari: Professeur universitaire et ancien Ministre du Développement régional

Taoufik Rajhi: Professeur universitaire et ex Ministre chargé du suivi des réformes majeures

Zouheir Bouchaddakh: Professeur universitaire, Faculté des Sciences Economiques et de Gestion de Tunis – Laboratoire d’Intégration Économique Internationale -

Samir Abdelhafidh: Professeur universitaire, Faculté des Sciences Economiques et de Gestion de Tunis – Laboratoire d’Intégration Économique Internationale

La conférence a été modérée par Professeure Fatma Marrakchi Charfi, directrice du Laboratoire d’Intégration Économique Internationale.

Fatma Fatma Marrakchi Charfi
Professeure d’Economie et directrice du Laboratoire d’Intégration Économique Internationale

Lire aussi

Les lois de finance à l'épreuve de la Covid-19: relancer l'économie ou rétablir les finances publiques?
 


 

Vous aimez cet article ? partagez-le avec vos amis ! Abonnez-vous
commenter cet article
0 Commentaires
X

Fly-out sidebar

This is an optional, fully widgetized sidebar. Show your latest posts, comments, etc. As is the rest of the menu, the sidebar too is fully color customizable.