News - 30.04.2020

Décret Abbou: Pourquoi Fakhfakh s’est-il laissé dépouiller de ses principales attributions de chef de l’Administration?

Décret Abbou: Pourquoi Fakhfakh s’est-il laissé dépouiller de ses principales attributions de chef de l’Administration?

Les juristes en sont hérissés, et les Tunisiens avisés, fort dépités. Par décret gouvernemental N°167 – 2020 en date du 28 avril 2020, relatif, dans un amalgame inédit, aux attributions et aux prérogatives du Ministre d’État délégué auprès de lui, et chargé de la Fonction publique, de la gouvernance et de la lutte contre la malversation, le chef du gouvernement vide de manière quasi-complète l’administration relevant de son autorité. Tout ou presque est délégué à Mohamed Abbou, titulaire de la charge. En se dessaisissant de ses pouvoirs transférés, Fakhfakh, en autorité délégataire se rend incompétent en la matière. C’est là principalement la différence entre la délégation de pouvoir et la délégation de signature, comme le rappellent les juristes. La délégation de pouvoir n’est possible qu’en cas d’empêchement provisoire constaté et mentionné dans le décret concerné, en précisant impérativement  la durée, puisque cette délégation s’éteint avec la disparition de l’empêchement, ajoutent-ils.

« Les lacunes flagrantes ne manque pas, relève des juristes. Au mépris de principes élémentaires de droit, délégation par décret des compétences fixées par une loi, visa et référence à un texte abrogé, chevauchement d’attributions avec ses conséquences en dysfonctionnement, voire affrontements en cas de crise politique, et autres dispositions figureront en mauvais cas d’école. »

Abbou en vice-chef de gouvernement

La signification politique est importante : Abbou, déjà positionné en ministre d’État, est ainsi érigé en vice-chef du gouvernement, pour ne pas dire en chef de gouvernement bis comme certains commentateurs ne s’empêchent pas de le dire. Tout est possible. Il suffit de le proclamer officiellement.

Selon ses proches, la décision de Fakhfakh « part d’un bon sentiment ». « Devant se concentrer sur l’économique et le social en ces temps de crise, il a préféré se décharger de la gestion administrative sur un co-équipier politique de poids, chef d’un parti important de la coalition gouvernementale », argue, sans sourire, l’un des siens.

« Ce partage très poussé du pouvoir à la tête du gouvernement ne se limite pas à ce décret inédit. Il est également illustré par l’investiture à ses côtés de « conseillers » délégués auprès de lui, comme un ‘’Résident général’’, par les partis de sa coalition, relève un spécialiste. Si certains nouveaux venus ne manquent pas de compétence, ajoute-t-il, d’autres ne pourraient se prévaloir que de leur engagement partisan fidèle et de leur brio en combinaisons. Leur loyauté ira à leur parti. Tout ce climat malsain qui menace de s’installer à la Kasbah ne fera que compliquer la tâche de Fakhfakh et le soumettre sous l’emprise de ses partenaires qui finiront un jour ou l’autre de le lâcher. »

D’abord, deux problèmes juridiques

Un premier examen du décret Abbou permet de déceler deux problèmes, explique à Leaders un éminent professeur de droit administratif.
D’abord, légistique :

Regrouper le fait de fixer les attributions et le fait de déléguer dans un seul texte est inédit. Cela altère son intelligibilité. (Confer, pour comparer, le décret Essid du 11 mars 2016).

Viser et se référer à un texte abrogé n'est pas valable. Il s'agit ici du décret du 4 août 2016 qui, en réalité, n'existe plus depuis la suppression du ministère en question par l'effet du décret du 10 avril 2017.

Et ensuite, de légalité:

La compétence de nomination déléguée par ce décret est prévue par la loi du 17 août 2015 et cette loi ne prévoit pas de délégation. Ainsi, la délégation envisagée n'est pas autorisée et manque, de la sorte, de fondement légal.

Une lecture juridique édifiante

La lecture du décret laisse perplexes les spécialistes du droit administratif qu’ils soient chercheurs et enseignants universitaires ou anciens hauts cadres, voire membres du gouvernement, il y a quelques années, alliant ainsi la maitrise juridique à l’expérience de sa pratique. Leurs avis synthétisés ci-après, est édifiantes.

Observations générales

1) Ce texte vide de manière quasi-complète, l’administration relevant du chef du gouvernement lui-même. Ce dernier n’a plus sous son autorité directe que son cabinet et sous sa tutelle que quelques organismes comme l’IORT ou les Archives nationales. Historiquement, ce transfert de pouvoirs rappelle celui opéré par feu Mansour Skhiri, alors ministre de la Fonction publique et de la Réforme administrative, entré à l’époque en conflit avec le Premier ministre, feu Mohamed Mzali.

2) Selon les principes généraux de Droit, applicables en la matière, tout transfert (ou délégation) de pouvoirs, obéit à quatre conditions :

Il doit avoir une assise juridique précise et en cas de pouvoirs reconnus par la constitution notamment au président de la République ou au chef du Gouvernement, cette assise juridique ne peut être que le texte constitutionnel.
A défaut d’assise juridique précise, tous les actes pris sur la base du transfert de pouvoirs seraient susceptibles d’annulation par le Tribunal administratif.

Il doit être expresse et précis, avec détermination de ses limites.

Il doit être partiel.

Il fait dessaisir l’autorité délégataire des pouvoirs transférés et la rend juridiquement incompétente en la matière (c’est là principalement la différence entre la délégation de pouvoir et la délégation de signature).

3) Pour le cas de la Tunisie, l’article 92 (avant dernier paragraphe) de la constitution, prévoit la possibilité pour le chef du Gouvernement, de déléguer certains de ses pouvoirs aux ministres, sans préciser quels pouvoirs peuvent être délégués ou ne peuvent pas être délégués. (Ex : la nomination des membres du gouvernement).

Observations particulières

L’article 1er du décret permet au ministre d’État, d’établir et de mettre en œuvre la politique du gouvernement dans certains domaines.
Cette disposition parait contredire l’article 91 de la Constitution qui précise que c’est au chef du gouvernement d’arrêter la politique générale de l’Etat, en notant que cet article ne prévoit pas la possibilité de déléguer ce pouvoir.

Les articles 2 à 6 du décret donnent au ministre d’Etat, une délégation quasi générale de tous les pouvoirs relatifs à la gestion et à la tutelle des services administratifs relevant légalement du chef du Gouvernement.
Cet article rend incompétent le chef du gouvernement en la matière, or le même texte garde compétente cette autorité, ce qui est contraire aux principes généraux sus évoqués.
En plus, le chevauchement d’attributions qui va obligatoirement naître dans la pratique, va inéluctablement générer des disfonctionnements dans les services, notamment en cas de discordance de points de vue entre les deux autorités gouvernementales concernées.

L’article 7 prévoit la délégation au ministre d’État de nommer les cadres supérieurs de l’Etat. Cet article paraît contraire à l’article 92 de la constitution qui donne précisément ce pouvoir au chef du gouvernement, sans, en principe, possibilité de le transférer ou de le déléguer.
Remarquons à ce propos, que l’ancienne constitution de 1959, permettait expressément au président de la République de déléguer ce même pouvoir au Premier ministre, uniquement pour certaines fonctions.

Avant d’apposer sa signature sur le décret, Elyès Fakhfakh avait-il consulté les spécialistes avisés en dehors de son cercle rapproché ? La Tunisie en compte d’excellent. En interne, avait-il été tenu informé par ses conseillers et services de tous les aspects juridiques et politiques du texte qui lui était soumis ? Depuis des siècles, la Kasbah est réputée pour avoir toujours eu d’excellent juristes qui s’est enrichi davantage sous la République. Le patrimoine du droit administratif tunisien est aussi précieux que glorieux, servant de référence à de nombreux autres pays. Alors que s’est-il passé ? Dans un nouveau retournement dont ils se font champions depuis 2012, des « scripteurs de textes juridiques » se sont empressés de devancer les vœux des nouveaux maitres des lieux en se pliant révérencieusement à leurs à leurs désirs ? Ou, sous la pression du temps et de la politique, des juristes de la deuxième génération, connus pourtant pour leur compétence, ont fini par plier à l’urgence et aux multiples amendements imposés ?

Présenté en conseil de ministre, la semaine dernière, le projet de décret n’a pas fait de l’examen profond nécessaire. Anouar Maalouf (Ennahdha), sans se prononcer sur ses détails a demandé le report de son examen. Mais, les jeux étaient déjà faits.
 
 

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3 Commentaires
Les Commentaires
EL Ghoudi Habib - 30-04-2020 10:28

j'ai rien compris, contribuable

Adib Ben Jebara - 30-04-2020 12:08

Les juristes doivent laisser les gens travailler tant que la loi est respectee.

Kilani - 30-04-2020 16:49

Il est vrai que la constitution est remplie de contradictions ( volontaires ) entre ses différents articles . En effet il s agit d une constitution conçue en juin 2013 par les islamistes et révisee à la hâte en été suite aux mouvements du bardo . Donc les coquilles ne manqueront pas . Quant à fakhfakh et son décret j a il impression qu il se limite à ses proches conseillers ( amis ) pour prendre ses décisions . Il s est trouvé submergé par les événements du covid19 et a préféré consacrer son temps à cela . C est grave de se dessaisir de ses responsabilités premières pour un événement circonstanciel . Quant au gouvernement , il a été constitué par les partis tant au niveau des responsables que des départements . Il est donc difficile à gérer car ce sont les partis qui le gèrent . Fakhfakh n ayant pas de parti joué au déséquilibre permanent . D ailleurs on assiste de nouveau au même phénomène au sujet des conseillers puisque la justification du cdg était de dire qu il y aura des conseillers de chaque parti constituant la coalition gouvernementale . C est du n importe quoi . En plus les nominations par certains ministres au sein de strutures relevant de leurscompétences sans consulter le cdg ne pourra que continuer car les articles de la constitution Ne sont pas clairs à ce sujet pour ne pas dire contradictoires . Il se pose vraiment une question de fond sur le mode de fonctionnement de ce gouvernement . On a l impression qu il y’a autant de gouvernements que de partis le composant

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