News - 30.04.2020

Pr Najet Brahmi Zouaoui : De la crise du Coronavirus à celle de la règle du droit

De la crise du Coronavirus  à celle de la règle du droit

Par Pr Najet Brahmi Zouaoui

Introduction

1- Cherchant à contourner les inconséquences néfastes de la crise du Corona virus «Covid 19», les autorités publiques tunisiennes ont été toutes mobilisées pour contourner les retombées  de la pandémie. Le chef du gouvernement, devant se substituer provisoirement au parlement dans la  mise en place de textes juridiques en vue de faire face au Corona virus «Covid 19»(1), a procédé à la promulgation d’une  première  série de décrets lois en date des 16 et 17 avril 2020. Il s’agit des décrets lois N° 6, 7, 8,9 et 10 et 11  publiés au JORT du 18 avril 2020(2)

2- A contenu variable, les différents décrets lois répondent tous d’un souci de préservation d’un ordre public protecteur et directeur imposé par la nouvelle conjoncture du pays assimilée à l’Etat de guerre(3) et justifiant des mesures d’urgence tous azimuts.

3- Une première lecture de cette panoplie de textes juridiques, permet d’affirmer que sur les six décrets lois déjà publiés, un seul est de nature à régir la suspension des délais et procédures dans la période du confinement obligatoire. C’est le décret-loi N 2020/8 du 17 avril 2020 qui règlemente la question de la suspension des procédures et délais.

4- Une lecture approfondie de ces textes oblige cependant à la réserve dans la mesure où la question de la suspension des délais et  procédures a été aussi régie par les décret-loi N° 6 et 7 des 16 et 17 avril 2020 portant pour le premier «Mise en place de  mesures fiscales et financières pour faire face au Corona virus «Covid 19» et pour le second «Mesures exceptionnelles relatives aux agents publics et à l’administration des entreprises et établissements publics ainsi  qu’aux services administratifs».La suspension des délais et procédures participe donc de textes juridiques différents qui se ramènent  aujourd’hui(4) à trois décrets lois.

5- Une lecture critique de l’ensemble des nouvelles dispositions relatives à la suspension des délais et procédures permet d’emblée de faire sortir le décret N°2020/6 du champ de cette étude. La définition précise de son domaine d’application aussi bien objectif que chronologique(5) augure d’une application efficace de la règle de la suspension qu’il consacre. Il en va autrement pour les deux décrets loi N° 7 et 8 qui ; de formulations très critiquables, présagent de difficultés au jour où les délais doivent reprendre. Pour le second, les difficultés ont déjà surgi dans la mesure où une stricte application de ce texte risque, nous aurions à le souligner, de suspendre l’activité du service judicaire jusqu’au 13 juillet 2020(6).  Et de porter atteinte au droit de l’accès à la justice fort revendiqué ces derniers temps aussi bien par le justiciable que par son avocat .En fait, on assiste aujourd’hui à un véritable appel par les avocats à une stratégie de reprise du travail judicaire afin de préserver  l’intérêt du justiciable.

6- Une étude combinée des deux décrets loi n’en permet pas moins de révéler un enchevêtrement très critiquable entre le dispositif du décret-loi N° 2020/8 et l’article 7 du décret-loi N°2020/7.Celui-ci, se voulant protecteur des droits des usagers du service public, s’avère si limité que l’efficacité même du texte serait altérée. Le premier- en l’occurrence le décret-loi N° 2020/8- d’une formulation très générale au niveau du libellé du principe de la suspension qu’il consacre, se veut de par les exemples qu’il cite un serviteur exclusif des intérêts des acteurs de la procédure judiciaire sans les autres. Une meilleure définition de son domaine objectif s’avère donc indispensable afin d’éviter tout enchevêtrement avec le décret-loi N°2020/7.  

7- Ainsi soulignées, ces remarques préalables invitent à une double lecture analytique (I) et critique des deux décrets lois susvisés. La lecture sera intégrale pour le décret-loi N° 2020/8 et partielle car limitée au seul dispositif de l’article 7 pour le décret-loi N° 2020/7.

I- La suspension des procédures et délais: Une mesure pour faire face au Corona Virus «Covid 19»

8- Tels que régis par les deux décrets lois susvisés, la suspension des délais et procédures tient d’une mesure dérogatoire(B) à celle du droit commun de la procédure (A).

A-La suspension des délais et procédures au sens du droit commun de la procédure

9- Technique classique du droit commun de la procédure, la suspension des délais a pour effet de neutraliser l’effet juridique de l’accélération du temps réel dans une période bien déterminée(7). Elle autorise la partie qui s’en prévaut à reprendre son action lorsque le motif de la suspension cesse d’exister. Les délais de l’action, gelés pour une période bien déterminée, continuent donc à courir juste après la levée de l’empêchement. Leur calcul ainsi que les différents effets juridiques qui en découlent font table rase de la période du gel. La suspension de la procédure est garante du droit d’action et opère   dans les hypothèses où il est incontestablement établi que l’exercice de ce droit est manifestement menacé.

10- Mais s’il est vrai que la suspension des délais est fort liée au droit de la procédure civile et commerciale mais aussi pénale, il n’en est pas moins vrai que la technique est appelée à jouer en dehors de tout contentieux. En fait, la suspension des délais légaux peut aussi jouer à chaque fois où son principal motif –à savoir l’impossibilité pour le titulaire d’un droit dont l’exercice est limité dans le temps d’en assurer la mise en œuvre pour un motif bien déterminé- se trouve établi. La suspension vient alors protéger non uniquement le droit de l’action au sens strict du terme(8) mais aussi tous les droits subjectifs dont la mise en œuvre est assortie de délais tels par exemple le droit d’accomplir une formalité administrative dans un délai bien déterminé. Les textes en vigueur en retiennent une multitude d’illustrations. On peut par exemple citer la loi N° 2016/71 du 30 Septembre 2016(9) relative à l’investissement qui conditionne l’octroi de primes d’incitation à l’investissement à l’accomplissement de certaines formalités dans des délais bien déterminés. L’investisseur ne peut en prétendre au bénéfice que s’il apporte la preuve de l’accomplissement desdites formalités.

11- Il va sans dire que les périodes de révolutions ou d’épidémie provoquent entre autres effets la fermeture des entreprises et établissements publics ainsi que des tribunaux empêchant le titulaire du droit subjectif de l’exercer paisiblement(10) sauf à croire à un télétravail effectif et paré de toutes les vertus du travail au sens présentiel du terme. Aussi, le législateur doit-il prendre les mesures nécessaires afin de garantir un meilleur exercice du droit d’action tous azimuts dans ces périodes critiques. Son intervention est d’autant plus impérieuse qu’il y a, dans certains domaines péril en la demeure. Conscient de ces problèmes, le législateur tunisien a promulgué pendant la période du confinement une série de décrets- lois(11) dont les deux relatifs à la suspension des délais et procédures.

B -La suspension des délais et procédures dans les décrets lois faisant face à l’épidémie Corona Virus «Covid 19»

12- Sur un total actuel de six décrets lois promulgués pendant la période du confinement, on compte déjà trois traitants expressément de la suspension des délais et procédures. Il s’agit respectivement des décrets lois N° 6 , 7 et 8 promulgués en date du 16 avril 2020 pour le premier et  17 avril 2020 pour les deuxième et troisième. Ayant déjà exclu du  champs de cette étude le décret-loi N 6, notre œuvre s’en tient à l’étude respective des  seuls décrets lois N 7 et 8(12). Celui-ci, de portée générale (a) s’avère à présent très problématique. Le premier, portant mesures exceptionnelles concernant les agents publics et l’administration des établissements et entreprises publiques ainsi que des services administratifs, contient un article-en l’occurrence l’article 7- qui régit la suspension des délais et procédures devant les entreprises et établissements publics (b) et n’est pas moins sans susciter la réserve.

a) La suspension des procédures au sens du décret-loi N° 2020/8 du 17 avril 2020 portant suspension des procédures et délais

13- Composé de quatre articles, le décret-loi N° 2020/8 vient en réalité répondre aux soucis des différents acteurs de la justice dont notamment les huissiers notaires et les avocats qui; contraints à un confinement sanitaire obligatoire, ont dû manquer à leurs obligations professionnelles d’accomplir des actes juridiques dans les délais impartis par la loi. L’ article 1er  de ce décret-loi dispose en effet que « Sont suspendus, les procédures et délais prévus par les textes juridiques en vigueur et notamment ceux relatifs à la mise en œuvre des actions, leur inscription et enrôlement ainsi que ceux qui concernent la convocation des parties à l’action, leur intervention ainsi que tous les recours de quelque nature qu’ils soient ».Une lecture exégétique de cet article permet d’y relever un principe -1-et des exceptions-2.

1- Le principe de la suspension

14- Le principe préside au dispositif légal de l’article premier susvisé et est libellé comme suit : « Sont suspendus les procédures et délais prévus par les textes juridiques en vigueur ».

15- Ainsi formulé, le principe s’entend d’une conception trop extensive qui va incontestablement au-delà des seuls actes et délais de la procédure judicaire. La spécification exclusive au sein du même article d’une panoplie d’exemples rattachés au seul domaine de la procédure judiciaire et le choix fait par le législateur de réserver un régime juridique spécial à la suspension des délais et procédures dans plusieurs domaines juridiques et en dehors de ce décret-loi, laisse planer un sérieux doute sur la volonté déclarée de notre législateur de faire  du décret-loi N° 2020/8 un texte juridique de portée générale. D’où une série de questions juridiques auxquelles cette étude se propose de répondre.

• Suspension de tous les délais et actes de la procédure toutes formes combinées?

16- Tel que formulé, le principe de la suspension s’accommode a priori de tous les délais et procédures de quelque nature qu’ils soient. Il s’entendra ainsi des délais et procédures liés aussi bien à la procédure judicaire qu’extrajudiciaire ou administrative. La formule étant générale, elle devrait être prise dans sa généralité. Il s’agit ici d’une application  systématique de la règle de l’article 533 du COC(13).

17- La spécification , exclusive par le législateur des actes et des délais de la procédure judicaire  d’une part et la promulgation d’autres  décrets loi portant entre autres dispositions, celle de la suspension des délais relatifs aux délais administratifs et fiscaux(14) permet cependant de jeter un sérieux doute sur la généralité du texte d’une part et sur son domaine d’application de l’autre. Le décret-loi N 2020/8 serait, malgré la généralité de ses termes, d’une application limitée aux seuls délais et actes de la procédure judiciaire. Cette façon de lire l’article serait d’autant plus justifiée que des projets de nouveaux décrets lois sont déjà sur la table du chef du gouvernement pour régir plusieurs questions dont notamment la suspension des procédures et délais relatifs à l’investissement d’une part et qu’aujourd’hui, le décret-loi N 2020 ne semble interpeler que les acteurs de la justice de l’autre.

18- S’agissant tout d’abord du projet d’un nouveau décret-loi régissant la suspension des procédures et délais en matière d’investissement, il y a lieu de souligner que, croyant en la menace de leurs droits et notamment ceux relatifs au bénéfice de la prime d’incitation à l’investissement, et à défaut d’une bonne vulgarisation du dispositif du décret-loi N 2020/8, les investisseurs ont tiré, suite au confinement obligatoire, la sonnette d’alarme appelant à une préservation de leurs droits dont le bénéfice est tributaire de l’accomplissement de certaines formalités dans un temps bien déterminé et que le confinement a rendu impossible. Venant à leurs demandes, le chef du gouvernement, croit-on officiellement le savoir, projette promulguer dans les jours qui viennent un décret-loi portant suspension des délais et procédures en matière d’investissement. Le décret-loi, une fois publié, viendrait s’ajouter aux deux autres déjà cités et confirmer l’intention du législateur de préserver le domaine du décret-loi N2020/8 à la seule suspension des délais et procédures judiciaires.

19- Et s’agissant ensuite de l’intérêt porté au décret-loi N2020/8, il serait indiqué de souligner que celui-ci suscite aujourd’hui les réserves des acteurs de la justice particulièrement. L’article 2 du décret-loi, régissant la durée de la suspension qui n’aurait à être levée qu’à la date du 13 juillet 2020 serait pour le justiciable aussi bien que pour son avocat, une véritable entrave contre la reprise du travail judicaire(15).

20- Pratiquement réservé aux seuls actes et délais de la procédure judicaire, le décret-loi N° 2020/7 invite aussi à la réflexion eu égard du double domaine de la suspension qui doit s’étendre aussi bien aux délais qu’aux actes de la procédure.

• Les délais et actes de la procédure judicaire : Quelle légitimité de la dualité ?

21- Ainsi posée, la question serait d’autant plus justifiée qu’appelé à légiférer le même jour par un autre instrument juridique, le chef du gouvernement a choisi de s’en tenir à la suspension des seuls délais sans allusion aucune aux procédures. Il en est ainsi dans le dispositif de l’article 7 du décret-loi N 2020/7 du 17 avril 2020(16)..

22- Certes légitime, la question liée au domaine de la suspension devrait s’accommoder d’une conception large où la procédure vient s’ajouter aux délais pour répondre de l’intention du législateur soucieux d’une protection irréprochable des différents acteurs de la procédure d’une part et de la distinction classique entre la procédure et les délais de l’autre.

23- S’agissant  tout d’abord de la distinction entre les règles de la procédure et les délais, elle est incontestablement consacrée par le droit commun de la procédure civile et commerciale qui  retient une distinction expresse entre les deux notions affichée de surcroit dans les intitulés de plusieurs titres du code de procédure civile et commerciale(17).

24-S’agissant ensuite du caractère protecteur de la suspension au sens du décret-loi susvisé, il y a lieu de souligner que la suspension des délais viserait ainsi à protéger les huissiers notaires et avocats tenus, pour certains actes de la procédure, à une obligation d’agir dans des délais bien déterminés dont la violation entraine la nullité de la procédure tel l’exercice des voies de recours en matières civile  et commerciale(18). Quant à la suspension de la procédure, elle chercherait à protéger le justiciable qui ;confronté  pendant la période du confinement obligatoire, à  une suspension du travail, devrait être couvert par la technique du report de l’affaire en l’état synonyme d’un gel provisoire de la procédure. Le report systématique de l’affaire à une date ultérieure s’en tient à un aspect purement formel n’ayant aucun impact sur le fond de l’affaire qui sera reportée en l’état. Ainsi, les affaires qui étaient en phase préparatoire de l’affaire avant le confinement seront reportées en l’état. Le tribunal sera appelé après le confinement à reprendre de là où il était. Le justiciable aura alors à communiquer les pièces et documents qu’il était appelé à fournir au moment où la procédure était suspendue.

• La suspension des délais et actes de procédure prévus par tous les textes juridiques en vigueur toutes formes confondues ?

25- Dans le droit fil d’une nette volonté extensive du domaine de la suspension des délais et procédures, on souligne la suspension de tous les délais et procédures prévues par les textes juridiques en vigueur.  Aucune distinction n’est alors faite entre conventions internationales, lois organiques, lois ordinaires, décrets, arrêtes et autres. La hiérarchie des textes juridiques est ainsi neutralisée. Tous les intérêts qui s’y attachent se trouvent donc édulcorés. Le Corona virus Covid 19 aurait ainsi interpellé la théorie de Kelsen quant à la hiérarchie des normes et l’aurait mise à l’épreuve(19).

2- Les exceptions au principe de la suspension.

26- Elles sont prévues par l’article 3 du décret-loi susvisé qui dispose que « sont exclus des champs d’application de ce décret-loi, les délais de recours relatifs à la détention, à la détention provisoire, aux délais de garde à vue   et ceux portant sur les procédures d’exécution relative aux recherchés ainsi qu’aux délais de poursuite et prescription de la peine. » Ainsi formulées, ces différentes exceptions traduisent le souci du législateur tunisien de préserver le droit fondamental à la liberté. Le Corona virus Covid 19 ne doit en aucun justifier une atteinte au cours normal du processus judiciaire lorsque la liberté des individus est en jeu. La pratique aurait-elle confirmé de telles exceptions ? Le confinement obligatoire et l’état de certains tribunaux seraient-ils de nature à garantir une parfaite application de cette règle ? Les statistiques établies par le ministère de la justice et puisées dans le rapport mensuel de statistiques dressées par chaque tribunal permettront de répondre à cette question.

b- La suspension des procédures au sens du décret-loi N° 2020/7 du 18 avril 2020

27-Portant « Mesures exceptionnelles concernant les agents publics et l’administration des entreprises publiques ainsi que des services administratifs », le décret-loi N° 2020/7 compte 11 articles. Aux termes de son article 7 « Sont suspendus pendant la période du confinement général les délais légaux prévus par la législation en vigueur relatifs aux actes d’administration et de gestion des entreprises et établissements publics conformément aux lois N° 89/9 du 1er février 1989 et 2000/93 du 03 novembre 2000 ci-dessus citées ».

28- Ainsi formulé, l’article7 susvisé est loin d’être précis. Et l’on peut trouver aussi bien dans sa technique que dans sa lettre deux principales marques de son imprécision. S’agissant de la technique tout d’abord, il y a lieu de souligner la technique du renvoi qui consiste à renvoyer aux deux lois spéciales susvisées. Cette technique, aujourd’hui très critiquable car source d’insécurité juridique, le serait d’autant plus au niveau du décret-loi susvisé que les termes du renvoi ne sont pas si clairs qu’ils permettent une définition incontestable du domaine de la suspension des délais. En effet, que faut-il entendre par législation en vigueur au sens de l’article 7 susvisé ? La question est si bien justifiée que le même article renvoie aux deux lois N°89/9 et 2000/93 susvisées laissant entendre une identité de substances entre la législation en vigueur et les deux lois susvisées. Cette lecture, certes envisageable, ne saurait cependant se justifier du fait qu’elle s’oppose à la présomption légale selon laquelle le législateur ne se répète pas. La « législation en vigueur » diffère donc des deux lois susvisées. Il s’agirait de tout texte de loi en vigueur prévoyant un délai relatif « aux actes d’administration et de gestion » conformément aux deux lois susvisées. Se pose alors la question de définir lesdits actes. Or, à bien vouloir lire les deux lois susvisées, on ne peut y trouver une définition expresse desdits actes. Et si l’on devait répondre de la définition la plus simple qui se base sur le critère pris de la qualité de l’acteur d’une part et de celui de l’objet de l’acte de l’autre, il serait aisé d’affirmer que l’acte de gestion est celui qui est assuré par le gérant au nom et pour le compte de la société alors que l’acte de direction est celui qui est entrepris par le directeur ou le directeur général selon la nature de l’entreprise et qui se fait lui aussi au nom de l’entreprise et pour son propre compte. La définition de l’acte serait ainsi tributaire d’un statut bien déterminé de l’acteur et d’un objet bien précis de l’acte.

29- Aussi et au lieu de procéder par un renvoi qui appelle à son tour à l’interprétation de son double support à savoir le texte qui renvoie et celui auquel on renvoie, il aurait été plus commode pour le législateur de procéder à une définition directe et expresse des personnes devant bénéficier de la suspension au sens du décret -loi N°2020/7.Cette façon de faire aurait dissipé tout doute quant au domaine d’application dudit décret-loi qui semble prêter le flanc à la critique à plus d’un égard.

II- La suspension des procédures et délais: une mesure   peu mesurée

30- Une lecture combinée des deux décrets loi susvisés permet de souligner d’une part un enchevêtrement entre les deux décrets loi N° 6 et 8 susvisés(A) et de l’autre un amalgame d’atteinte aux principes gouverneurs de la procédure dont la sécurité juridique d’une part et l’efficacité de la règle du droit de l’autre(B)

A- Un enchevêtrement manifeste entre les deux décrets lois

31- Cherchant à répondre de deux soucis différents-Celui des acteurs de la justice d’une part et celui des usagers du service public de l’autre-, les deux décrets lois susvisés n’ont pas manqué à se croiser à telle enseigne que le premier, de formulation générale (a)semble contenir le second sur la question bien déterminée de la suspension des délais (b). L’article 7 du décret-loi N 7, régissant la question de la suspension des délais engagées devant l’administration publique tiendrait, semble-il d’une inflation légale fort redoutable.

a) La formulation générale de l’article 1er du décret-loi N 2020/6 du 17 avril 2020

32- Bien que répondant des attentes des acteurs de la justice, le décret-loi N° 2020/8 est, l’a-t-on déjà montré, de portée générale qui autorise son application à tous les actes et délais de la procédure quelle qu’en soient la forme et la nature. A lui seul, ce décret-loi aurait suffi, avec quelques retouches, à régir la question de la suspension des délais et procédures devant les administrations publiques. Il aurait par ailleurs évité une inégalité regrettable entre les usagers du service public et les justiciables usagers du service judicaire. L’inégalité tient en effet de la durée de la période de suspension différemment définies dans les deux décrets de lois. Ainsi, si la suspension est limitée à la seule période du confinement obligatoire pour les actes liés à la procédure administrative, il en va autrement pour les actes et délais de procédure au sens du décret-loi N° 2000/8. L’article 2 de ce texte prévoit en effet que « La suspension susvisée commence à courir à partir du 11 Mars 2020.Il y a reprise des délais suspendus un mois après la publication d’un décret gouvernemental pour la raison ».

33- Plus longue et mieux définie, la durée de la suspension des délais et procédures au sens du décret-loi N°2020/8 serait de surcroit mieux garante des droits des personnes concernées qui seront à l’aise pour agir et ne risquent pas une forclusion de leurs droits pour motif de contraintes temporelle. Le risque d’une telle forclusion serait très grand dans le cas de l’article 7 du décret-loi N°2020/7 du fait que les délais reprennent juste le lendemain du confinement et que tout le monde est appelé à courir au même temps pour réaliser une obligation de faire ou de donner. Qui plus est, l’encombrement, source de risque sur les droits pécuniaires, n’en serait pas moins sans altérer la santé des usagers de l’administration publique, appelés à observer la distanciation même après le dé-confinement. Le futur très proche synonyme de la période du dé-confinement, ne manquerait pas de révéler lesdits risques.

34- Devrait-on alors d’ores et déjà appeler à une abrogation des termes de l’article 7 du décret-loi N2020/7 et lui substituer, si besoin est, une autre disposition qui prévoit simplement que « La suspension des délais au sens de ce décret-loi est soumise aux mêmes règles que celles prévues par le décret-loi N° 2020/8 ».

b) Le décret-loi N°2020/ 8 est à lui seul suffisant, encore faut-il le réviser ?

35- Très légitime, cet appel à un remaniement des textes récemment publiés n’est pas le seul à notre sens. En fait, il serait aussi indiqué d’appeler à une révision du décret-loi N° 2020/8 en vue d’écourter la durée de la suspension tributaire d’un passage d’un mois à partir de la publication d’un décret gouvernemental pour la raison. Cette réforme tient aujourd’hui d’une urgence vue le doute qui semble planer sur la possibilité d’une reprise du travail judicaire toutes spécialités confondues. La formule actuelle dudit décret-loi ne semble pas, l’a-t-on déjà montré, s’accommoder de la simple bonne volonté des acteurs de la justice. Elle est tributaire d’une double condition : Un décret gouvernemental d’une part et l’écoulement d’un délai d’un mois à partir de la date de publication de ce décret-loi de l’autre.

36- Soulignons au passage une autre forme d’incohérence au niveau des décrets loi pris pour face au virus Corona virus Covid 19. En effet, de portée générale, le décret-loi relatif à la suspension des délais et procédures aurait pris le numéro 7 et celui prévoyant une disposition spéciale à la suspension des délais et procédures devant l’administration publique aurait pris le numéro 8. S’il en était ainsi, le renvoi du décret-loi N 8 au décret-loi N 7 aurait été plus cohérent. Quel qu’il en soit, il ne semble pas du tout que le renvoi est nécessaire. La simple abrogation de l’article 7 du décret-loi N° 2020/8 ne saurait en aucun cas créer un vide dans la mesure où il suffit à lui seul pour régir la suspension des délais et procédures toutes formes et natures confondues. Cette affirmation est d’autant plus justifiée que la dualité des textes est, en l’occurrence de nature à malmener les principes directeurs de la procédure.

B) Une dualité regrettable des décrets lois

37- Tel que précédemment analysés, le décret-loi N° 2020/8 et l’article 7 du décret-loi N°2020/7 seraient de nature à altérer les deux principes de plus en affirmés en matière de droit en général et de droit de la procédure civile et commerciale en particulier à savoir le principe de la sécurité juridique(a) d’une part et le principe de l’efficacité(b) de l’autre.

a) Une atteinte notoire au principe de la sécurité juridique

38- Erigée de nos jours au rang d’un principe gouverneur du droit la sécurité juridique(20) est double. Elle est dans le temps et dans l’espace. Dans sa première composante, la sécurité juridique appelle à la stabilisation de la règle de droit qui ne doit être réformée qu’après failles révélées suite à une pratique plus ou moins constante. Et dans sa deuxième composante, elle s’oppose à toute œuvre d’éparpillement des textes concernant une même matière et s’accommode d’une œuvre d’unification des textes dans un même cadre juridique. Les réformes juridiques récemment menées aussi bien en droit français(21) qu’en droit tunisien(22) attestent d’un attachement de plus en plus affirmé à cet aspect de la sécurité juridique. L’éparpillement des textes est de plus en plus redouté car, outre le risque de l’oubli de l’un ou l’autre des textes régissant la matière qu’il est en mesure de générer, il est source d’incohérence, de contradictions et donc d’inefficacité de la loi.

39- Cela dit, notre lecture critique de la dualité des deux textes de lois régissant la question de la suspension des délais et procédures, ayant déjà montré les limites de la législation en la matière, serait par ailleurs de nature à affirmer une atteinte fort regrettable à la sécurité juridique. L’appel à l’unification des textes se trouve à nouveau fortement recommandé. Il le sera davantage au vue de l’atteinte à l’efficacité que la dualité sus indiquée est en mesure d’engendrer.

b) Une brèche incontestable au principe de l’efficacité

40- Pour pouvoir produire ses effets, la règle de droit doit être intelligible. Notre lecture critique du dispositif légal de l’article 7 du décret-loi N 2020/8 a permis de révéler des difficultés quant à la définition du domaine de la suspension des actes de la procédure que confrontent les usagers du service public à l’administration publique. Il était établi que de par son renvoi aux deux lois N° 89/9 et 2000/91, l’article 7 susvisé est loin de définir le domaine de la suspension d’où l’interrogation sur l’efficacité de cette disposition. Le renvoi aux actes de gestion et de direction au sens de ces deux lois pour définir la suspension des délais et procédure est en soi un frein contre l’efficacité de l’article 7 du décret-loi. Le frein est si redoutable qu’il s’agit moins d’une  loi promulguée en temps  normal mais d’un décret-loi décrété en période de pandémie assimilée par les autorités publiques à l’état  de guerre. La loi, appelée à durer dans le temps, peut être interprétée, modifiée et même abrogée lorsqu’elle est inintelligible. Elle peut même rester encre sur papier dans les hypothèses où elle se trouve décalée par rapport à la réalité sociale. Il en va autrement pour un décret-loi qui ; traduisant l’état d’urgence, ne peut être parée des mêmes vertus que la loi. Sa forme, aussi bien que son fond doivent tous les deux garantir son efficacité.

41- En conclusion, il y a lieu surtout de rappeler la vertu de la généralité de la règle du droit et d’appeler à sa préservation si l’on veut éviter une véritable crise du droit. La crise du Coronavirus doit certes être contournée. Elle ne devrait en aucun cas provoquer une crise de la règle du droit. Or, notre lecture des décrets lois régissant la suspension des délais et procédures a bien révélé une véritable crise de la généralité de la règle du droit sur laquelle est venue se greffer une autre dont elle est issue à savoir la crise des principes gouverneurs de la procédure synonymes de la sécurité juridique d’une part et l’efficacité de la règle du droit de l’autre.

42- Serait-il alors légitime d’affirmer qu’au moment où la crise du Coran virus « Covid 19 » est en passe à être contournée sur le plan sanitaire, le spectre d’une crise de la règle de droit serait déjà annoncé ?

Najet Brahmi Zouaoui
Professeur à la faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis.
Avocate près la Cour de cassation

(1) C’est la loi N2020/ 19du 12/04/2020 portant délégation au chef du gouvernement de promulguer des décrets lois en vue de faire face au Corona virus Covid19.

(2) Il s’agit respectivement des décrets lois suivants :
N2020/ 6 du 16/4/2020 portant mesures fiscales et financières pour atténuer les retombées du Corona virus Covid 19.
N2020/7 du 17/4/2020 portant mesures exceptionnels concernant les agents publics et l’administration des entreprises et établissements publics ainsi que les services administratifs.
N2020/8 du 17 /4/2020 portant suspension des procédures et délais.
N2020/9 de la 17/4/2020 portante pénalisation de l’infraction au couvre-feu et sa détermination et au confinement obligatoire et les mesures spécifiques concernant les personnes atteintes ou suspectes de l’être par le Corona virus
N2020/10 du 17 /4/2020 portant pénalisation des infractions aux règles de la concurrence et aux prix.
N2020/11 la 17/4/2020 portante révision des taxes et montants relatifs aux produits de la protection personnelle contre le Corona virus Covid 19.

(3) L’assimilation a été rappelée à maintes reprises dans les discours officiels prononcés aussi bien par le président de la République que par le chef du gouvernement à la suite de la déclaration de la Tunisie comme pays atteint par le Corona virus Covid 19.
(4) On croit savoir que ce nombre va bientôt changer vers la hausse dans la mesure où un décret-loi portant règlementation des délais en matière d’investissement est en cours d’élaboration. Le porte-parole du gouvernement l’a bien souligné récemment au journal télévisée Elwatanya. 

(5) Aux termes de l’article9 de décret-loi « Sont suspendus les délais de prescription ainsi que tous les délais relatifs aux procédures de révision fiscale et d’imposition obligatoire y compris les délais d’opposition prévus par le code des droits et procédures fiscales et dans la période qui s’étend du 23 Mars 2020 et jusqu’au 15ème jour de la date de dé confinement sanitaire obligatoire ».

(6) Cette date tiendrait d’une lecture combinée du décret-loi N 2020/8 portant suspension des procédures et délais et du décret gouvernemental N 2020/152 du 13 Mars 2020 portant assimilation du Corona virus « Covid 19 » à la catégorie des maladies transmissibles prévues par l’annexe jointe à la loi N 92/71 du 27 juillet 1992 relative aux maladies transmissibles. L’article 4 du 1er prévoyant que la reprise des délais a lieu un mois après la publication d’un décret gouvernemental » et l’article 4 du second disposant que « le présent décret gouvernemental demeure en vigueur pour une période de trois (3) mois à partir de son entrée en vigueur ». Tout c compte fait, le mois du premier doit s’ajouter anaux trois mois du second pour décaler la reprise du travail au 13 juillet 2020, donc un mois après le dé confinement définitif devant avoir lieu le 13 juin au sens du décret-gouvernemental N 2020/152 du 13 Mars 2020.
(7) Sur une étude d’ensemble de la notion du temps et de ses principales conceptions et notamment la distinction entre le temps réel et le temps juridique, voir Najet Brahmi Zouaoui, Le temps et le crédit, AJT N 23, 2013, P 3.

(8) Le droit à l’action au sens strict du terme tel que régi par l’article 19 du code de procédure civile et commerciale et dont l’exercice est tributaire de trois conditions à savoir la qualité, la capacité et la qualité.

(9) Sur une étude d’ensemble de cette loi, Voir Brahmi Zouaoui (N) (Sous direction),  Le nouveau droit de l’investissement en Tunisie, Regards croisés sur l’Europe et l’Afrique, CPU 2018

(10) Voir sur cet aspect de la question, Najet Brahmi Zouaoui, Le 14 janvier 2011 : Une nouvelle donne pour le recouvrement des créances, Publications de l’école doctorale de la faculté de Droit de Sfax, N 4,2012, P 289.

(11) Voir Supra, note de bas de pages N°2.

(12) Sur les motifs de cette exclusion, voir nos développements, Supra N 4.

(13) Aux termes de cet article : « Lorsque la loi est générale, elle doit s’entendre dans sa généralité ».

(14) Voir Supra, note de bas de page N 2.

(15) La date du 13 juillet 2020 découlerait d’une étude combinée des dispositions du décret-loi N 2020/8 portant suspension des procédures et délais et du décret gouvernemental N 2020/152 du 12 Mars 2020 portant assimilation du corona Virus « Covid 19 » à la catégorie des maladies transmissibles prévues par l’annexe jointe à la loi N 92/71 du 27 juillet 1992 relative aux maladies transmissibles. Sur l’étude combinée de ces deux textes juridiques, Voir Supra, Note N° 6

(16) Voir Supra, note N° 2.

(17) La distinction est expressément établie en matière de voies de recours ordinaires et extraordinaires. On souligne à titre d’exemple qu’en matière d’appel, le législateur tunisien en distingue entre la procédure (Articles de 132 à 140) et les délais (Articles de 141 à 143).

(18) On souligne à tire d’exemple la nullité de l’appel exercé en dehors des délais légaux. L’article 143 du code de procédure civile et commerciale dispose dans ce sens que : « L’appel interjeté après les délais légaux est frappé de déchéance ».

(19) Voir sur cet aspect de la question Kelsen(H), Théorie pure du droit, La pensée juridique LGDJ .Bruylant.

(20) Sur une étude d’ensemble de ce principe, Voir Brahmi Zouaoui (N), La sécurité juridique, In The Mena Business Law, Nexis Lexis, Paris, N 2,2017.

(21) On souligne à titre d’exemple que le souci d’une meilleure observation de la sécurité juridique a justifié pour le législateur français de ramener à un seul code en l’occurrence le Code du commerce toute la matière commerciale dans son sens le plus large synonyme si l’on veut du droit économique ou des affaires.

(22) On souligne ici et à titre d’exemple la réintégration par la loi  N 2016/36 portant droit des procédures collectives de cette dernière branche du droit au code du commerce de 1959.La matière initialement intégrée au sein de ce code et plus particulièrement dans son livre 4 portant dans sa première version »Du concordat préventif et de la faillite », a été extraite du code dans une deuxième étape de l’évolution du droit des procédures collectives. La loi N 95/32 portant droit du redressement en difficultés économiques a en effet porté abrogation du livre 4 du code de commerce. Et il a fallu attendre la nouvelle loi du 29 avril 2016 pour voir le législateur tunisien abroger la loi relative au redressement des entreprises en difficulté et intégrer à nouveau le droit des procédures collectives dans le livre 4 du Code. Dans l’exposé de motifs de cette loi, il a été expressément souligné que ce nouveau choix est justifié par la sécurité juridique.

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