News - 14.03.2020

Ce que disent les Tunisiens: Une parole libre et pertinente

Ce que disent les Tunisiens: Une parole libre et pertinente

Les indicateurs quantitatifs issus des différentes études d’opinion sont importants pour suivre de près leur évolution et pour observer les mutations qui s’opèrent dans le mental des Tunisiens. Si des résultats globaux sont publiés avec fracas dans les médias, la plupart des sondages restent confidentiels, réservés à leurs commanditaires, traités en tris croisés par des statisticiens et analysés par des sociologues, anthropologues et politistes avertis afin d’en comprendre les significations. Ce corpus quantitatif qui donne une idée sur le combien trouve un préalable utile dans les études qualitatives en focus groupes qui précèdent les sondages d’opinion, et expliquent le pourquoi. Un complément s’avère intéressant lorsqu’on réinjecte les principaux thèmes / résultats obtenus dans de nouveaux focus groupes mais aussi des entretiens individuels et / ou collectifs, semi-directifs.

En consultant divers rapports d’études qualitatives élaborés par des instituts spécialisés, recoupés par des indicateurs statistiques fiables, Leaders a essayé de comprendre ce que perçoivent les Tunisiens et comment ils l’expriment, dans leur langage simple et direct. Paroles recueillies par des enquêteurs professionnels, enregistrées et consignées.

Kaïs Saïed: «Le seul stabilisateur»

Il est le seul à incarner un pouvoir résolu capable d’apporter une réponse effective aux attentes des Tunisiens. Un score record de 84% de taux de confiance. On lui reconnaît, même s’il ne l’a pas révélé, un projet, un programme, une boîte à outils magiques. «Nous les pauvres, nos problèmes seront tous résolus, cette année !»

«Vous m’aviez bien élu en tant que constitutionnaliste, me voilà dans mon rôle. J’exerce ainsi mon magistère», nous dit-il. Son levier puissant : la loi, la Constitution. Son concept:الشعب يريد
De qui les Tunisiens peuvent-ils attendre une promesse aussi légitimement incarnée ? De certaines têtes obsolètes et rejetées qui peuplent les directions de nombre de partis ? Si le taux d’abstention a été si fort lors de la dernière élection présidentielle (40%), il ne révèle pas une démission, mais un désaveu du «politique». Les plus motivés sont ceux qui ont voté Saïed.

Mais, c’est une fenêtre qui risque de se refermer rapidement. Le score élevé ne va pas s’évaporer très vite, mais risque de s’étioler progressivement, si Kaïs Saïed n’assure pas.

Béji Caïd Essebsi avait dispersé les responsabilités, se défaussant sur le gouvernement, l’ARP, les partis : انا اش ما دخلني, صلاحياتي محدودة حسب الدستور الجديد

La perception d’un président de la République demeure toujours forte, lui attribuant le pouvoir quasi absolu, érigé en pièce maîtresse dans le dispositif du système politique, à la tête de l’Etat.

Saïed focalise tout sur lui. Tout ce qui réussit lui est attribué. Tout ce qui échoue lui sera reproché aussi. Une très lourde responsabilité, un grand risque. Il prend le leadership. Mais, et après? Il n’est pas sûr que Nabil Karoui eût été meilleur.
Le terrain encore vierge. Il n’y a pas une véritable offre politique bien structurée autour d’un projet mobilisateur.

ARP: «Confiance réduite»

Jamais un parlement n’est aussi mal parti! Euphorie en 2011, avec la promesse d’une nouvelle constitution, relève et changement en 2014, rétrécissement espéré d’Ennahdha en 2019, atomisation accentuée, des têtes peu acceptables.

Partis politiques: la fin?

Une perte totale de confiance. Ceux qui s’estiment très contents d’un parti politique ne dépassent pas les 10%. Effritement continu, flou, indécision. Evidemment, un parti idéologique comme Ennahdha résiste mieux à cette érosion.

Youssef Chahed: «Une chance en or de ratée»

Un jugement très sévère : «Plus avide de pouvoir que prompt à servir la patrie. Peu de grandes réalisations lui sont reconnues. Une perception beaucoup plus d’un jeune loup, qui s’est discrètement infiltré aux hautes sphères du pouvoir. Une fois nommé à la Kasbah, a fait montre d’une ambition insatiable : bras de fer avec son mentor Béji Caïd Essebsi, rupture avec son parti d’origine Nidaa, création, sans l’avouer au départ, de son parti Tahya Tounès, récupération de députés et de cadres de Nidaa et d’autres partis, alliance avec Ennahdha, puis prise de distance, nomination d’affidés sans rendement effectif autre que de servir sa candidature, utilisation des moyens de l’Etat dans sa campagne, nominations partisanes, recasements avant le départ, avortement du gouvernement Jemli, peu d’enthousiasme sincère en faveur d’Elyès Fakhfakh, faux semblant d’alignement total sur le président Saïed, etc».

Il finira par tomber dans les oubliettes, à moins que...

Youssef Chahed a eu une opportunité en or qu’il n’a pas su saisir. C’est un jeune qui aurait pu inventer une cause de jeunesse, suffisamment forte et captivante. Il a préféré se mettre lui-même en avant, diluant ses messages, multipliant ses promesses, sans les polariser autour d’un axe porteur puissant.

Les femmes: «plus propres»

Elles jouissent d’un préjugé plus favorable que les hommes. Elles sont perçues comme plus probablement intègres, compétentes et responsables. النساء أنظف من الرجال

Un message national, fédérateur ? «Il ne passe plus»

Exacerbation des frustrations locales, désenchantement. Montée du régionalisme, du tribalisme, du clanisme.

La fin du Zaïm

Le Messie, c’est fini ! Les personnes n’attirent plus. Seules les causes mobilisent. La politique n’est plus la notoriété, mais la mobilisation autour d’une cause centrale commune. القضيّة

En ce temps, Jamel Abdennaceur (et sur ses traces Moammar Kadhafi) avait fait du nationalisme arabe et le renouveau de la Oumma son cheval de bataille.

Bourguiba avait incarné d’abord l’indépendance, puis l’édification d’une République moderne et la généralisation de l’enseignement.

Kaïs Saïed, ce n’est pas sa personne qui a attiré les masses. Sa cause : la misère, l’exclusion, l’injustice.

Ennahdha a crié fortement que l’Islam est en danger. Sa cause est de défendre la religion.

3eich Tounsi a rapidement montré qu’en fait, tout en recensant les doléances des Tunisiens, il roule en fait pour faire élire Olfa Terras à Carthage. Puis, en position de repli, à la Kasbah, à la tête d’une majorité parlementaire. Son projet n’impacte pas. On a vu beaucoup plus la tête de son égérie qu’un programme effectif. Olfa Terras et son association/parti ont longtemps été bien placés dans les sondages d’opinion, sans pour autant rallier et encore moins convertir les «contacts» en suffrages.

Slim Riahi avait connu le même sort en 2011. Il s’est ravisé en 2014, en collant au Club Africain, ce qui lui avait garanti une bonne place à l’ARP et quatre sièges au gouvernement.

Tahya Tounès s’est avéré comme une machine électorale qui s’emballe pour placer Chahed à Carthage et un «ramassis de coéquipiers» exaltés pour occuper de hauts postes au gouvernement, au Bardo, à la tête des régions, d’ambassades et d’entreprises publiques. Cherchez la cause ! C’est la propre cause de chacun : sa sinécure.

C’est quoi la cause d’Afek ? S’opposer à Ennahdha ? Ça ne fait pas rêver !*

C’est quoi la cause du PDL d’Abir Moussi ? Restaurer l’ancien régime et réhabiliter les «Azlem», en confrontation avec les islamistes? Le positionnement est précis, clivant, mais peu porteur en définitive auprès des grandes masses et plus particulièrement les jeunes. Sauf qu’Abir Moussi incarne une figure de résistance, de combat et de courage.

Un terrain encore vierge. Il n’y a pas une véritable offre politique bien structurée autour d’un projet mobilisateur.

Et dans les régions ?

Mahdia: Le syndrome d’un non-Sahel

La région souffre d’une double peine : elle ne bénéficie ni des avantages de son classement parmi les gouvernorats du Sahel (avec Sousse et Monastir, prospères et bien nantis), ni de l’enclavement de ses délégations intérieures : Souassi, Chorbane, Ouled Chamekh, El Jem, Mellouleche, etc. Mahdia, à la civilisation très ancienne et prestigieuse, qui célèbre cette année le 1100e anniversaire de sa création, et aux compétences nombreuses et de très haut niveau, ne peut compter aujourd’hui que sur ses propres ressources (pêche, agriculture, tourisme, industrie et commerce), et se doit de soutenir elle-même sa dynamique économique.

Sfax: Une ville fière, mais frustrée

«Capitale du Sud», Sfax garde sa grande fierté d’une ville industrieuse, laborieuse, moteur de croissance, avec cependant le sentiment de crouler sous le poids du centre-sud du pays. Son infrastructure, ses hôpitaux, ses établissements scolaires et universitaires, ses logements et ses administrations sont «envahis» par des allogènes qui viennent des régions avoisinantes, en flux migratoires massifs, au détriment des autochtones. Ses enfants sont contraints de monter à Tunis, lorsqu’ils ne partent pas à l’étranger. A cela s’ajoute le grand nombre de voisins libyens qui affluent en patients, visiteurs et même en résidents permanents, ce qui rend avec la migration intérieure les loyers plus chers et la sécurité plus risquée.

Les Sfaxiens estiment qu’ils contribuent le plus au budget national et en récoltent le moins. Leur ville, mais aussi toute la région, est la moins lotie en grands projets, la moins dotée en infrastructures. Même lorsqu’on annonce la fermeture totale de la Siape, la promesse n’est pas intégralement tenue. Quant aux projets de la nouvelle zone Taparura ou du métro léger, ils continuent à traîner.

Mansour Moalla est cité en icône, à la fois motif de fierté (un enfant de la ville, issu d’un milieu très modeste, qui a réussi), et de frustration : il a été bloqué pour qu’il ne serve pas la région.

La seule satisfaction des Sfaxiens, leur cause, c’est l’éducation de leurs enfants et les scores brillants recueillis à tous les examens.

Gabès: «La malédiction» des industries chimiques

La ville est en souffrance. De la marginalisation dans le développement régional, et des conséquences redoutables de la pollution tant atmosphérique que marine. Les industries chimiques sont pointées du doigt et rendues responsables de tant de dégâts. L’augmentation des cas de cancer, de ménopause précoce et d’autres maux se conjuguent aux yeux de la population avec la détérioration de l’écosystème dans les palmeraies et les plantations.

Les dépôts de phosphogypse sur les rivages et les rejets d’eau non traitée dans la mer menacent gravement la côte et les ressources halieutiques, avec l’impact sur les sources de revenu. «Que gagne-t-on en fait des industries chimiques, juste quelques emplois de base. Quant aux hauts postes, ils sont attribués à des cadres qui pour la plupart viennent d’autres régions et n’investissent pas leur épargne (logements etc.) à Gabès.

Le Nord-Ouest: Ils n’assurent pas!

«Rien n’est fait, rien ne se fera ! Tout est dérouté vers d’autres régions». La frustration est totale. La grande déception vient surtout des enfants de la région eux-mêmes. «Ils nous oublient vite, font semblant de s’agiter, nous promettent monts et merveilles puis viennent nous raconter qu’ils ont été bloqués par Tunis». Le cas de Jamel Gharbi, universitaire, éphémère ministre du Développement régional et de la Planification dans le gouvernement Hamadi Jebali (fin 2011-début 2013), est souvent cité en exemple. «Il s’était engagé à tant faire... sans assurer». Quant aux chefs des différentes administrations régionales et aux représentants de l’autorité publique, comme ils ne sont pas de la région, ils ne s’y intéressent pas particulièrement. Ils ne se soucient que de leur carrière et des avantages qu’ils peuvent tirer sur place...

Kairouan, Kasserine, Gafsa, le Sud... Sauf miracle

Même déception, même frustration. Le désenchantement est total. «On finit par s’y habituer, s’y résigner. On n’attend plus rien... Sauf miracle. On survit.

Le Sahel, le Cap Bon, Zaghouan, Bizerte: On vit sa vie

Les portes de l’espoir ne sont pas toutes fermées. On compte sur soi. On se détourne complètement des politiques. On travaille et gagne sa vie comme on peut. La chance sourit parfois, la nature est plus accommodante.


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