Opinions - 08.09.2018

Habib Touhami - L’emploi en Tunisie 2011-2017 : des imprécisions qui jettent la suspicion sur les chifffres officiels

Habib Touhami - L’emploi en Tunisie 2011-2017 : des imprécisions qui jettent la suspicion sur les chifffres officiels

L’INS fait état d’une stabilisation du taux de chômage autour de 15,5% au quatrième trimestre 2017 après qu’il a atteint 18,9% en 2011 et 16,7% en 2012 contre 13,0% seulement en 2010. Mais cette appréciation ne saurait prévaloir en raison de certaines anomalies flagrantes. En effet, le taux de chômage est défini par l’INS comme le rapport du nombre de chômeurs âgés de 15 ans et plus au nombre d’actifs du même groupe d’âge (jusqu’à 2005, le taux de chômage n’a été que pour le groupe 18-59 ans). Or la population active a connu entre 2011 et 2017 des variations que l’on explique difficilement au regard des variations des effectifs des classes d’âge par sexe et des taux d’activité par classe d’âge et sexe. 

Alors qu’elle s’accroissait d’un plus de 80 000 unités en moyenne par an avant 2011, la population active totale, constituée d’après l’INS par la sommation de la population occupée et de la population non occupée, a connu une augmentation sensible en 2011 (+139 900), un trou d’air en 2012 (+500 seulement) et en 2015 (+6 600). Et si l’on peut expliquer son envolée en 2011, résultante conjuguée d’une création d’emplois négative (-106 700) et d’une éventuelle prise en compte, même partielle, d’une sous-population appelée par l’INS «population active marginale» et d’une autre sous-population appelée «population active potentielle», son formidable tassement en 2012 et en 2015 reste difficilement compréhensible. Quoi qu’il en soit, la demande additionnelle d’emploi, c’est-à-dire la variation de la population active d’une année à l’autre, n’aurait été que de 50 000 en moyenne entre 2011 et 2017 contre un peu plus de 80 000 auparavant.  

Indicateurs de l’emploi 2006-2017


Source : INS/Auteur

Plusieurs remarques sont à formuler

L’INS a élaboré il y a quelques années une projection de la population active et par suite une projection de la demande additionnelle. Pour ce faire, l’INS a recouru à deux projections parallèles, l’une portant sur les effectifs de la population en âge d’activité par groupes d’âge et sexe, l’autre sur les taux d’activité par groupe d‘âge et sexe. Nonobstant les réserves habituelles concernant la sous-estimation des taux d’activité du sexe féminin, les résultats selon les hypothèses H1 (basse, évolution tendancielle des taux d’activité) à H5 (haute, accroissement du taux d’activité) montrent un décalage substantiel avec les données enregistrées au cours de la période 2011-2017.

Considérant l’hypothèse H1, on constate que la population active projetée à 4124,2 (en mille) en 2014 se situe en deçà de la population active enregistrée (4 014,2 en mille), laquelle se situe loin derrière la population active projetée selon l’hypothèse H5 (4 348,6 en mille). Pour la période 2012-2016, les projections de l’INS tablaient sur une demande additionnelle annuelle moyenne de 73,7 mille selon H1 et 97,8 mille selon H5 alors la demande additionnelle enregistrée effectivement au cours de la même période n’a été que de 32 000 selon l’INS.

La demande additionnelle projetée en 2014 se situerait selon l’INS  à hauteur de 74,3 mille selon H1  et 98,2 mille selon H5. Or l’INS a estimé cette même demande à 35,6 mille seulement pour l’année considérée. Il ne s’agit pas ici de mettre en doute le sérieux des projections de l’INS, mais de souligner que ces  anomalies et incohérences sont de nature à mettre en cause la crédibilité des statistiques de l’INS sur l’emploi.   

Demande additionnelle annuelle d’emploi en 1000 selon les hypothèses


Source : INS/Auteur

La deuxième remarque concerne la confusion entre créations brutes et créations nettes d’emplois.  Les créations nettes en une année se déduisent de la différence entre les créations brutes et les destructions d’emplois enregistrées au cours de la même année. Elles correspondent schématiquement à la différence entre les populations actives occupées entre t-1 et t. Ainsi les créations nettes d’emplois  en 2010 par exemple (78,5 mille) sont le résultat de la différence entre la population active occupée en 2010 (3 277,4 mille) et la population active occupée en 2009 (3 198,9). Cette approche est évidemment sujette à contestation. Elle n’en demeure pas moins valable en raison des matériaux statistiques disponibles.

Dans les statistiques publiées par les divers organismes nationaux, dont l’INS, les  créations nettes d’emplois dans l’Administration diffèrent assez sensiblement selon les sources et les méthodes de prélèvement. Si on se reporte, par exemple, aux statistiques de l’INS concernant la population active occupée selon le secteur d’activité, on constate qu’au 4e trimestre la population occupée dans les services de l’éducation, la santé et « administratifs » aurait atteint 663,8 mille contre 591,5 mille en 2010 ; soit un accroissement de 72,3 mille seulement entre les deux dates. Ce chiffre correspondrait en principe aux créations nettes d’emplois dans l’administration entre 2010 et 2017. Oui, mais ce chiffre est largement contredit par les données fournies par d’autres organismes officiels et par les diverses déclarations ministérielles faites à ce sujet. Il est vrai que la rubrique « services de l’éducation, la santé et  administratifs » ne se recoupe nécessairement pas avec les données du même INS concernant les créations nettes d’emplois par secteur utilisant cette fois le terme « administration ».

S’agissant de l’année 2015, par exemple, on se retrouve devant deux chiffres contradictoires. L’un estimant le nombre d’agents de la Fonction publique à 604,1 mille (rapport de l’INS sur les caractéristiques des agents de la FP 2011-2015), l’autre estimant la population occupée dans les services de l’éducation, la  santé et administratifs à  660,8 mille.

Créations nettes d’emplois  en 1000 par secteur


Source : INS

La troisième remarque concerne les différences entre  créations nettes d’emplois par secteur et les créations nettes d’emplois par région et par gouvernorat telles qu’elles figurent dans la base de données de l’INS. Si l’on croit les chiffres puisés dans cette base, toutes les régions auraient enregistré des créations nettes d’emplois négatives en 2011 à l’exception du Centre-Est (Sfax+Mahdia+Monastir+Sousse).  Toutefois, la sommation des créations par région aboutit au chiffre de -136.000 pour 2011, chiffre différent des créations d’emplois au plan national tel qu’il est proposé par le même INS (-106.700).

Créations d’emplois en 1000 par région 2008-2016 selon l’INS


Source : INS

Les incohérences s’aggravent quand on descend d’un cran, c’est-à-dire au niveau des  gouvernorats. Si on exclut les chiffres farfelus se rapportant à l’année 2012 et si on déplore l’absence des données relatives aux créations d’emplois par gouvernorat pour l’année 2011 dans la base de données de l’INS, on ne peut que rester circonspect devant le peu de concordance qui existe entre les données nationales et les données par gouvernorat telles qu’elles sont fournies par le même INS.

Créations d’emplois en 1000 par gouvernorat 2008-2016 selon l’INS


Source : INS

Que peut-on dire en conclusion sans mettre en cause frontalement et volontairement la crédibilité des institutions chargées de fournir les statistiques concernant l’emploi ?

  1. La somme des incohérences et des imprécisions sur un sujet aussi délicat que l’emploi est de nature à favoriser la suspicion des institutions officielles et à mettre en doute le sérieux des autres données statistiques fournies par elles.
  2. Certaines insuffisances méthodologiques sont à corriger urgemment dont les méthodes de projection de la population active (demande et offre) et le calcul du taux de chômage. Il serait judicieux de constituer à cet effet un comité d’experts  indépendants chargé de suggérer des aménagements conceptuels et «techniques» à l’INS. 
  3. La population et la presse doivent être mieux informées sur les tenants et les aboutissants de la situation de l’emploi. Un effort pédagogique doit être consenti pour expliquer et justifier les concepts retenus..

Habib Touhami


 

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