News - 10.04.2018

Hédi Zaïem : Nomades, un livre qui tord le cou aux idées reçues en matière de développement

Mohamed Hedi ZAIEM

Un Livre Paradoxal

C'est un livre paradoxal, celui que vient de publier H.Zaiem chez Nirvana.
Le titre d'abord -NOMADES- qui ferait penser à celui d'un roman, reprend en fait les premières lettres du titre (en sous-titre): NOuvelle Macroéconomie pour le Développement et l'Economie Sociale, et ensuite l'image de couverture montrant une caravane sur fond de belles dunes du Sahara. Et au lieu d'un roman, on découvre, en l'ouvrant, un ouvrage scientifique -bourré par moments de développements mathématiques- apparemment destiné aux spécialistes, et même à des spécialistes de haut niveau dans le domaine de la science économique.
Ce qui est paradoxal, c'est qu'au fil et au terme des développements mathématiques, se dessine une vision qui risque de chambarder nos conceptions les plus ancrées du modèle de développement, qui cette fois-ci nous concerne tous, et pas seulement les spécialistes. Selon l'auteur, l'ouvrage "finit par un important travail d' "Economie Politique du développement" accessible à tous les lecteurs, ayant ou sans les connaissances mathématiques requises. Les trois derniers chapitres sont les plus importants au niveau "économique", mais les développements qu'ils contiennent n'auraient qu'une portée limitée sans les apports effectués dans les chapitres techniques qui les précèdent, et sans lesquels, ils risquent d'être rejetés dans ce que Paul Romer (Grand nom de la théorie de la croissance économique et vice-président de la Banque Mondiale) appelle "l'académisme politique".

Un travail novateur sur le plan de la théorie économique

Sur le plan de la théorie économique et pour les spécialistes, le travail remet à plat les fondamentaux de la Théorie de la Croissance économique. Selon le Pr M.K. Nabli, qui a préfacé l'ouvrage " Ce retour aux fondements, et aux questions relatives à la nature de « la fonction de production », du « stock de capital physique, du « capital humain» et du « progrès technologique », lui permet d’explorer de nouvelles voies et approches qui rapprochent les deux domaines d’analyse (Théorie de la Croissance économique et Théorie du Développement économique). Les notions de « facteur de production », de leur « substitution » ou « complémentarité » et « d’incorporation » sont revisitées. Un aspect clé des nouvelles approches et des réponses apportées se rapporte à l’introduction de la contrainte de financement de l’activité économique à savoir de l’investissement, du capital circulant et du capital humain."
Sur ce plan, les innovations -sur lesquelles nous ne nous attarderons pas, car concernant des aspects théoriques, et pour lesquelles nous renvoyons les spécialistes au livre lui-même - sont multiples et considérables. Selon M.K. Nabli le livre "ouvre de nouveaux horizons à la recherche à la fois théorique et empirique sur les questions de la croissance et du développement économique." Sur ce plan, ce que l'auteur appelle "La Théorie Dominante de la Croissance et du Développement Economiques" est sérieusement ébranlée. Ses insuffisance, ses contradictions et même "ses tromperies" sont soigneusement démontées, et "au bistouri".

Les enseignements sur le plan des politiques de développement

Mais le plus important se situe au niveau des enseignements économiques et politiques. Et sur ce plan, beaucoup de mythes s'écroulent. "Les instruments révisés et affinés de la théorie de la croissance sont alors déployés pour explorer des questions propres au développement économique dont le rôle du progrès technologique, de l’accumulation du capital humain, de la contrainte extérieure à la croissance, du rôle et des limites de l’endettement, et de la notion de domination. "
Selon H. Zaiem " Depuis plus d’un quart de siècle, la pensée économique sur le développement est dominée par une littérature et un discours véhiculant certaines propositions, thèmes et orientations, qui semblent faire l'unanimité, aussi bien dans les milieux académiques, qu'au niveau des centres de décision en matière économique. Cette littérature a constitué, à certains égards, une rénovation du discours dominant, par un regain d'intérêt pour certains thèmes, comme le rôle de l’État, ou celui de l'innovation et de la technologie, celui du capital humain ou encore le rôle des inégalités dans le développement. Cette nouvelle "Economie du développement" ne constitue pas une "Théorie" mais une "collection" de thèmes sans aucune articulation évidente entre eux…
La première cibles est la Technologie, que l'auteur qualifie de "Miroir aux alouettes": "La Technologie, et les TIC en particulier, constituent un fonds de commerce florissant pour les politiques en mal de stratégie, quelles que soient leurs obédiences idéologiques et politiques. Ce mythe trouve sans doute son fondement dans l'impact des changements technologiques sur l'amélioration continue sur des décennies de la productivité du travail.  Nous savons que le changement technologique est le moteur de cette amélioration, et qu'il est surtout "une question de vie ou de mort"  pour les pays industriels avancés et leurs firmes dominantes dont la survie est tributaire d'une production continue d'innovations technologiques afin de soutenir leur position dans la concurrence monopolistique entre ces firmes. Mais si ceci est vrai pour ces pays, cela est très différent pour les pays non concernés par cette course sauf à être les consommateurs -"forcés"- de cette technologie. Ils sont non concernés car ils n'ont ni l'infrastructure humaine, ni l'infrastructure industrielle pour participer à cette course qui se joue, telle une finale olympique de 100 mètres, à quelques centièmes de secondes parmi ceux qui appartiennent au peloton de tête."  Et dire qu'il y a certains qui font croire que nous pouvons avoir notre propre "Amazon" ou "Facebook", quand l'Europe toute entière n'y parvient pas.
Sur la base d'une construction théorique minutieuse, H. Zaiem montre que "La course derrière la technologie est une course effrénée vers le "Capital deepening", c'est-à-dire l'accumulation du capital physique au détriment de l'accumulation dans le capital circulant avec son processus continu d'éviction du travail." Ces idées ne sont pas nouvelles, mais cette fois-ci la démonstration est imparable, car elle se construit dans la logique de la théorie dominante et utilise ses propres instruments.
La seconde cible, et non la moindre, est le "Capital humain". Tous s'accordent à disséminer l'idée, devenue profession de foi, que notre salut est dans l'accumulation du capital humain. Tenter de tempérer cette conviction relève du saut périlleux. Ce saut -en fait pas périlleux du tout- H. Zaiem le fait allègrement, les grands auteurs commençant à faire marche arrière et à avouer qu'on n'a jamais pu établir, sur la base de données statistiques, de relation rigoureuse entre accumulation du capital humain et croissance.
Sur la base d'une analyse originale de l'imbrication entre accumulation du capital physique, celle du capital circulant et celle du capital humain, il soutient que "La course au Capital humain, surtout celui qui est formé aux technologies "dures", se justifiait par cette fausse vérité largement diffusée que la technologie se produit presqu'exclusivement par le capital humain… " Elle est derrière ce qu'il appelle "la suraccumulation du capital humain", qui  crée et nourrit un réservoir de travail "qualifié" prêt à répondre aux besoins croissants des pays industriels avancés. Ces derniers n'en tirent que bénéfices alors que ses pays d'origine ont financé -parfois au prix d'un endettement massif- les coûts de son accumulation. Ce qu'on appelle "chômage des diplômés", constituerait "une force d'appel pour nourrir la course à la technologie, et à l'accumulation dans le capital fixe qui la porte. La pression sociale nourrit un discours devenu une rengaine: "Il faut un nouveau modèle de développement". Ce "nouveau modèle" est moins un projet de développement qu'une réponse (fallacieuse) à la pression du "capital humain sans capital". Les individus formés aux nouvelles technologies deviennent, et on ne peut bien sûr le leur reprocher, les vecteurs principaux de la course à la technologie, à travers le capital."
Et l'auteur se garde bien de paraître comme hostile à la formation des hommes  : "Il ne faut pas interpréter ces réserves comme un appel à limiter les efforts et les dépenses d'éducation. Il faut faire la différence entre la réalité de ce qu'on appelle "Formation du capital humain" et "Education". Le premier terme renvoie par sa nature et par les politiques qui lui sont associées à la formation aux savoirs exigés par le développement du capital, c'est-à-dire celles qui sont imposées par le changement technologique. Ces formations laissent peu de place aux humanités nécessaires pour libérer l'homme et en faire un citoyen. A cet égard, il n'est pas étonnant de noter que les mouvements extrémistes de tous bords recrutent de loin relativement plus de jeunes formés à la technologie que de jeunes étant passés par les institutions d'enseignement dans les humanités et les sciences sociales. Ces extrémistes contribuent ainsi plus à détruire leurs sociétés qu'à son développement."
Le livre finit sur un retour de l'auteur à son domaine de prédilection, l'économie politique de l'éducation et de la formation: "L'accumulation du capital humain, telle qu'elle est conçue, est-elle entrain de devenir la voie royale d'aliénation des individus et des peuples. Il faut bannir définitivement le terme "capital humain" et ne plus parler que d' "éducation" avec tout ce que cela suppose au niveau de toute vision du devenir du système éducatif pour le "développement" et du "développement", lui-même."

De riches débats en perspectives

Le livre est riche d'enseignements , et nous avons volontairement fait l'impasse dans cette présentation sur certains points très importants comme la question de la Dépendance et de la Domination Economiques et celle de l'Economie Sociale auxquelles l'auteur consacre deux chapitres. Nous y reviendrons. 
C'est un travail né de soucis académiques mais qui se retrouve au cœur des interrogations qui hantent nos pays à la croisée des chemins. Il peut avoir un retentissement important au niveau du monde académique, qui peut déborder les frontières du pays, comme en atteste l'accueil favorable de grands noms qui ont lu le manuscrit et qui y ont même contribué comme les professeurs Mustapha Kamel Nabli, Hassine Dimassi, Mohamed Tahar Abdessalem et Samir Amin.  Nous souhaitons qu'il contribue à dévier les débats sur des questions majeures et vitales à un moment où le pays s'éternise -sans y parvenir- à chercher ce qu'il appelle un modèle de développement.

Hédi Zaïem : Nomades, Nouvelle macroéconomie pour le développement et l'économie sociale, Préface de Mustapha Kamel Nabli,194 pages, Editions Nirvana  20 DT


 
 

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