Opinions - 30.10.2017

Mohamed Meddeb: A propos de " Pourquoi tant de tension… tant de rancœurs et rancunes contre l’Armée ?"

A proposde " Pourquoi tantde tension… tant de rancœurs et rancunes contre l’Armée ?"

Tout en adhérant à l’ensemble du contenu de l’excellent article(*) de Mr Mohamed Kasdallah intitulé "Pourquoi tant de tension, tant de haine, tant de rancœurs et rancunes contre l'Armée ?", dans ce qui suit je tenterai, à mon tour et à ma façon, de répondre à la question posée, avec l’espoir d’inciter les décideurs et l’Elite d’anticiper une Politique de Défense idoine et à mettre sur pied le type d’Armée quis’impose et qui occupera la place qui devait lui revenir dans cette Tunisie en voie de démocratisation. C’est une modeste contribution, plutôt une incitationà un débat constructif autour de la question centrale qui ne devrait laisser aucun tunisien indifférent: Quelle Armée devrons-nous construire pour défendre l’intégrité territoriale du pays et protéger sa population?

1- En général, le regard du peuple tunisien sur les questions de défense et plus particulièrement sur son Armée n’est que la traduction de la culture ou plutôt la "non culture" qu’on a entretenue dans ce domaine, Défense et Sécurité, durant déjà plus de soixante ans. Cette "non culture" pour ne pas dire ignorance, a abouti à un regard d’indifférence sinon de méfiance que le Pouvoir et l’Elite, ont toujours porté sur l’Armée, malgré son rôle globalement appréciable qu’on tend à lui reconnaitre. En effet, tout le long de l’histoire de la Tunisie indépendante, l’Armée a été volontairement plutôt "ignorée" par le Pouvoir qui s’accommodait bien avec son statut de "grande muette". Et pour diverses raisons, mais sans fondement rationnel aucun, les relations du Pouvoir Politique avec cette Institution étaient plutôt imprégnées, selon les circonstances, de méfiance, de suspicion et de marginalisation.

2- Ce manque de culture militaire chez l’Elite, la suspicion, la méfiance du Pouvoir envers l’Armée et sa marginalisation sont naturellement répercutés dans la conscience populaire et dans le regard du citoyen sur l’Institution militaire dont il ne fait pas partie et avec laquelle il n’entretient pas de contact, donc qu’il ne connait tout simplement pas, d’où son indifférence envers elle.

Ainsi, L’Armée a presque toujours été, et continue jusqu’à nos jours d’être, méconnue voire même ignorée de l’élite du pays ainsi que de l’écrasante majorité des citoyens, sauf bien sûr, aux rares moments où elle leur portait secours face aux calamités naturelles, inondations, incendie sou graves accidents. Les contacts de la société avec cette Institution sont rarissimes, oui on prenait la peine quand même, de diffuser sur la télé publique les cérémonies annuelles de commémoration de la création de l’Armée Nationale ainsi que celles de l’évacuation militaire de Bizerte. Mais comme signe qui ne trompe pas de déconsidération de l’Armée, on a le plus  souvent omis d’inviter au cérémonial de la fête de l’évacuation de Bizerte, même les survivants de la douzaine d’officiers, dont faisait partie le martyr Commandant Béjaoui,le groupe qui avait réussi quand même à empêcher les forces de l’envahisseur de pénétrer dans la vielle ville de Bizerteet de déclarer ainsi la ville entière,occupée et soumise. Leur résistancedans cette partie de la ville, avait pour tant contribué au dénouement favorablede cette affaire.

Les "rafles" des années 90, de leur côté, n’ont fait qu’assombrir davantage l’image de l’Armée et celle du Service National dans l’imaginaire populaire et particulièrement celui des jeunes.

3- Et survint le fatidique 14 janvier 2011, quand le peuple tunisien et le monde entier découvrirent la vocation réelle de l’Armée tunisienne, qui il fautlereconnaitre, avait bien bénéficié d’un large soutien populaire qu’on avait cru une réelle réconciliation entre la société et son Armée et à une dissipation définitive detoute suspicion des gouvernants envers elle.Malheureusement, cela n’était qu’une apparence éphémère, car ce semblant de réconciliation n’a au fond, rien changé,ni à l’attitude des nouveaux gouvernants et de l’Elite à l’égard de l’Armée, ni même celle des jeunes vis-à-vis du Service National, et ce malgré la situation sécuritairecritique que traversentle pays, la région voire le monde entier.

Il faut reconnaitre, que face à la persistance et l’ampleur des menaces et de nombreux appels à accorder au secteur de la Défense l’intérêt qu’il mérite et à initier les réformes, rendues incontournables par les évènements post 2011, certains efforts matériels furent consentis au secteur de la Défense. Seulement, ces efforts sont restés ponctuels et très en deçà des exigences de sécurité du pays et surtout des besoins de réforme du secteur de la Défenseau niveau des grands choix et aussi celles concernant le Ministère de la Défense même, telle que la réorganisation du haut Commandement militaire. A cet effet, partantdes fondamentaux de la Constitution, Il fallait tracer une Politique de Défense claire, à même de garantir la sécurité du pays, d’où découleraient alors les ressources et les sacrifices à y consentir, sacrifices tant collectifs qu’individuels.

Déjà, la Constitution de janvier 2014 nous oriente sur le type d’armée que les Constituants ont décidé pour le pays, une Armée de conscription, car elle stipule bien que: "Tous les citoyens ont le devoir sacré de préserver l'unité de la patrie, et de défendre l'intégrité de son territoire. Le service national est obligatoire pour tous les citoyens selon les dispositions et les conditions prévues par la loi». (Article 9).

Malheureusement, la réalité sur ce plan est tout autre, sur un contingent estimé à environ 65 milles jeunes qui atteignent annuellement l’âge d’incorporation, seuls quelques centaines, rejoignent les unités de l’Armée pour effectuer leur devoir national, pourtant "devoir constitutionnelsacré"! Oui il s’agit bien de centaines! Inutile de souligner l’aspect sélectif et par là très injuste du système actuel du Service National, ce qui expliquerait partiellement, l’attitude perplexe sinon de répugnance du tunisien envers son Armée et son évasion du Service National.

A cet égard, depuis le 24 juin 2015, le Président de la République et Commandant Suprême des Forces Armées, avait publiquement annoncé sa décision de faire réviser les textes juridiques portants sur le Service National. Plus de deux ans après, les premiers signes annonciateurs d’un quelconque effort réel de réforme de ce Service, se font toujours attendre, et l’évasion généralisée des jeunes de ce devoir constitutionnel se poursuit en silence et avec la complicité de tous! Et puis on s’étonne du manque des valeurs et du sens de citoyenneté chez ces jeunes et moins jeunes tunisiens, sans jamais se demander où et quand leura-t-on inculqué de telles valeurs!

Aussi, il y a quelques années, certaines voix s’étaient élevées, pour souligner la nécessité de définir une Politique de Défense claire à adopter pour les 5 - 7 ans à venir et quelques activités, colloques et tables rondes s’y rapportant s’en suivirent, mais sans tarderet faute de mobilisation suffisante et peut être aussi de volonté, cette question fondamentale, à son tour tomba rapidement dans les oubliettes. Il va sans rappeler que la définition de la Politique de Défense, comme son nom l’indique, est une prérogative des Politiques, les militaires n’y interviennent que par la suite pour mettre en œuvre la partie qui leur en revient.

4- Si ce n’est "l’ignorance", excusez l’expression, de l’Elite des problématiques de Défense et Sécurité Nationale, conjuguée à une certaine indifférence à l’égard de l’Institution militaire et à une certaine inconscience de l’importance et du volume du travail qui revient à l’ARP dans le volet Défense, comment expliquer l’attributionde ce dossier "Défense et Sécurité Nationale" à une Commission législative permanente, très maladroitement dénommée "Commission de l’Organisation Administrative et des Affaires des Forces portant d’Armes", plus clairen arabe:

"لجنة التنظيم الإداري وشؤون القوّات الحاملة للسلاح " ? réduisant ainsi le dossier, aux seules affaires des membres mêmes des forces portant des armes, alors que le fond de la question porte sur "la défense de l’intégrité territoriale du pays et la protection de la population", les affaires des membres de ces Forces n’y sont que des questions annexes. Et puis quels rapports y a-t-il entre "Défense et Sécurité nationale" avec" l’Organisation administrative du pays"? Imaginez le profil des honorables représentants du peuple membres de cette Commission, devant maitriser simultanément ces deux domaines, ô combien déterminants pour l’avenir du pays mais clairement très différents et sans aucun lien commun!

L’absence totale de membres du Haut Commandement de l’Armée, dans la composition récente du Conseil de Sécurité Nationale n’est pas plus rassurante quant à l’attitude et la volonté du Pouvoir politique vis-à-vis de l’Armée. On discute et on décide de politiques et demesures de sécurité nationale, le cas échéant de l’opportunité de déclarer la guerre ou faire la paix, et ce en l’absence de ceux chargés de les mettre en œuvre? (Décret gouvernemental n° 2017-70 du 19 janvier 2017, relatif au Conseil de Sécurité). Cela rappelle les conditions du déclenchement de la bataille de Bizerte!

5- En fin, il est certainement utile de rappeler que la conception puis la construction d’un système de Défense d’un pays est une entreprise sérieuse, vraiment laborieuse, nécessite des ressources matérielles, humaines et des délais considérables, des décennies. Ne pouvant donc être improvisée, elle doit être entreprise à l’avance, dès le temps de paix pour se préparer aux pires des éventualités, évidemment en y consentant les sacrifices nécessaires et tout en comptant d’abord sur soi, sans exclure évidemment la coopération internationale tant qu’elle sert les intérêts du pays. A mon avis, seule une Armée Citoyenne, à laquelle prennent part, tous les jeunes tunisien saptes au Service National, sera en mesure de relever les défis sécuritaires, défendre le pays, protéger sa population et aussi d’accomplir d’autres importantes missions de développement. Concrètement, cela suppose un système de conscriptionuniversel et équitable, donc conforme à la Constitution et aux idéaux et aspirations démocratiques. Et si par malheur cette visionne bénéficierait pas d’emblée d’un consensus général dans la population, pourquoi ne pas en débattre? L’important est de réussir à mettre sur pied un système universel, équitable, crédible et bien sûr efficace.

Ainsi, la réponse à la question «pourquoi tant de tension, tant de haine, tant de rancœurs et rancunes contre l'armée? "réside, à mon avis,dans la "non-culture" de "Défense et Sécurité" partagée entre les citoyens, Elite comprise, et traduite dans les faits par ce qui suit:

  • la négligence et la marginalisation de l’outil militaire, résultant du manque de maitrise de l’Elite du fait militaire;
  • la suspicion des gouvernants, y compris les nouveaux, envers l’Armée, suspicion et même méfiance résultant de la méconnaissance de cette institution, il est vraitrès particulière : sa raison d’être, ses spécificités, ses fondamentaux, ses exigences, ses capacités, les nombreux rôles qu’elle peut jouer dans le pays…;
  • Les citoyens ordinaires aussi, ratant l’occasion qui leur est offerte par le Service National pour connaitre de près et de l’intérieur cette Armée, supposée être la leur et à leur service, et de vivre la période d’une année dans son environnement conçu, organisé et géré selon les règles et concepts de citoyenneté et de patriotisme, restent perplexes à l’égard de cette institution;
  • La faiblesse des liens entre la population et son Armée, le citoyen n’en faisant pas partie, se contente de l’observer et la juger de l’extérieur à l’humeur du jour comme l’aurait fait tout étranger...

En conclusion, on ne peut s’attendre à ce que les citoyens, ainsi que l’Elite, respectent et apprécient l’Institution Militaire à sa juste valeur, avant d’instaurer dans les faits un Service National universel et équitable, exercédans l’égalité entre les citoyens sans distinction aucune, dans un espritde discipline, de responsabilité et de sacrifice pour la Patrie, bref, selon les valeurs de citoyenneté et de patriotisme. Face à la démission de l’école de sa mission d’éducation des jeunes et l’explosion du noyau familial, l’Armée "Citoyenne" reste, pour les jeunes, l’unique véritable école d’exercicepratique dans la vie quotidienne des valeurs de citoyenneté, valeurs qui font tant défaut à notre société qui traverse certainement une crise de valeurs dans cette étape cruciale de son histoire. Faut-il y croire, mobiliser les volontés, initier les réformes et prévoir les ressources nécessaires pour relever tant de défis et réaliser tant d’objectifs: la défense du pays en premier lieu, mais aussila formation citoyenne et professionnelle des jeunes, une large contribution à l’effort de développement du pays et aussison rayonnement, dans tous les coins du monde à travers les missions onusiennes de maintien de la paix …

"Que Dieu garde la Tunisie"

Mohamed Meddeb

(*)Article de Mohamed Kasdallah, publié le17/10/2017, sur ce même site électronique "Leaders" /rubrique opinion.

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1 Commentaire
Les Commentaires
Moncef - 31-10-2017 11:25

Excellente synthèse.«Les rafles des années 90»n'est qu'un doux euphémisme pour ne pas dire«Décapitation de l'Armée» dixit feu Habib Boulares ministre de la Défense. L'autocensure n'a plus sa place quand on défend le pays et surtout quand on est ou que l'on à été un citoyen en uniforme au sommet de la Défense.La Défense de la Patrie comme celle de liberté n'a pas de prix et les rafles de 90 ont détruit plusieurs générations de militaires et creuse la méfiance et le mépris du politique à l'égard de la grande muette.Au plaisir de lire les écrits des militaires à la retraite oubliés par nos gouvernants.Allah yostorna Tounes.

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