Opinions - 01.12.2013

Quelle transition démocratique pour la Tunisie ?

Depuis  la révolution du 14 janvier 2011, voici près de trois ans, la Tunisie cherche sa voie vers la démocratie  au nom de  laquelle ont  été lancés plusieurs mouvements insurrectionnels du printemps arabe. Plusieurs distingués constitutionnalistes  tunisiens avaient alors beaucoup  glosé, sur le choix  du  meilleur régime démocratique, pour la Tunisie, à partir de la panoplie des régimes politiques  offerte par le droit  constitutionnel moderne. Quel régime politique   faudrait-il choisir pour conforter cette  jeune démocratie naissante ? Un régime  parlementaire, ou présidentiel, ou mixte, ou d’assemblée? Parmi ces quatre prototypes  de régimes politiques, quel est celui qui offrirait le plus de garanties, quant  à la séparation et  à l’équilibre  des  pouvoirs, sans lesquels il ne saurait y avoir de liberté  politique, ni de démocratie, comme l’écrivait  Montesquieu, il  y a plus  de  deux  siècles et  demi, dans son essai  le plus célèbre, «L’esprit des lois» (1758). Mais, Montesquieu   est-il encore d’actualité ? A vrai dire, depuis cet essai, les mécanismes constitutionnels, on le sait, ont beaucoup évolué  et  la vie politique encore plus.

Aujourd’hui, dans tout le débat autour des thèses  de Montesquieu  sur la séparation des pouvoirs, entre  les partisans  de l’un ou de l’autre des régimes  constitutionnels  ci-dessus mentionnés, on a tout  simplement  oublié,  qu’au-delà  des  mécanismes  constitutionnels théoriques, il y a  un  élément fondamental qui conditionne tous les  systèmes démocratiques  modernes. C’est  la  réalité  du  jeu  des  acteurs  politiques ( hommes et partis politiques )  qui  utilisent  les  rouages  constitutionnels, pour  arriver à leurs  fins :  accéder  au  pouvoir  et  le conserver.  Peu importe le décor constitutionnel,  qu’il soit  parlementaire  ou  présidentiel  ou mixte. L’essentiel est ailleurs. Dans  toutes  les  grandes  démocraties occidentales  qui  fonctionnent  aujourd’hui,  on  constate, avec  plus  ou moins  de  netteté, un  face-à-face entre  deux  grands  partis  politiques ( l’un  plutôt  à  gauche  et  l’autre  plutôt  à  droite) dont le poids  est  relativement équilibré et qui  alternent au pouvoir,  en fonction  du  verdict  des  urnes, autrement  dit conformément à la volonté  des  électeurs, exprimée  au moment des élections. C’est, d’ailleurs, le  plus  souvent, un glissement  de voix  tantôt  vers la gauche  et  tantôt vers  la droite qui fait et défait les majorités électorales. Naturellement, cela ne  veut  pas dire  qu’il n’existe  pas   d’autres partis  sur  l’échiquier  politique. 

Seulement, quand  il en  existe, ces  partis ne sont  que des  petits  partis extrémistes, ou bien  encore des partis  satellites ou alliés qui ne se maintiennent  que  par  leur situation d’alliés possibles  pour  les  deux  grands  partis, seuls  capables  d’obtenir, alternativement, une majorité  de  gouvernement.  Il  en  découle  qu’il  y  a  toujours  un  grand parti  politique  qui gouverne,  porté  au pouvoir  par les électeurs  et  l’autre  qui   joue  un  rôle  non  moins  important  d’opposition. Ce  rôle  joué  par une  opposition forte, même  si elle n’est pas majoritaire, est  aussi  vital  dans une démocratie. En  effet,  le parti – ou  l’alliance  de  partis –d’opposition  a  pour  fonction  de  surveiller  et  de  contrôler  la  politique   de  la  majorité,  d’en  informer  les  citoyens   et  de  préparer   l’alternance  au  pouvoir  qui   sera   décidée  par  le  corps  électoral,  à  l’occasion de  l’une  des   élections  suivantes. C’est  dire  qu’il n’y  a  pas de démocratie  sans  alternance  au  pouvoir.

Tel est  le  schéma  politique  d’équilibre des  pouvoirs, par  l’alternance, qui fonctionne, avec  beaucoup  de  similitudes, d’un pays à  l’autre,  dans   toutes  les  grandes démocraties,  par-delà  leurs différences de régimes  constitutionnels.  C’est là  que réside la séparation des pouvoirs moderne. On  la  retrouve   aux  Etats-Unis, en Grande Bretagne, en  Allemagne,  en Suède, en  France,  en  Italie, etc…. Ce  qui  pousse certains  à dire  qu’au  lieu  de  copier  des  rouages  constitutionnels  pour avoir un régime  démocratique – ce  qui  est  somme toute facile, mais vain – il vaut mieux  essayer  de copier  l’échiquier  politique, ce  qui est  beaucoup  plus  difficile !
Il  faudrait  donc  que  nos faiseurs  de constitutions  réfléchissent  bien à ce  qu’ils sont  en  train  de  faire  et  ne manquent  pas  l’occasion  d’attirer  l’attention  des  hommes  politiques sur le  rôle  fondamental   que  leurs  partis   sont  censés  jouer  dans  le processus  politique  de  transition  vers la démocratie  pour  leur  pays.  A  cet  égard, d’ailleurs, les leçons  du  scrutin  électoral  du  23  octobre  2011  sont  assez  édifiantes.  Si  le  parti  Ennahda  et  ses deux  alliés  de la Troïka( Ettakatol  et C.P.R. ) ont obtenu la majorité  à  l’Assemblée  constituante,  ce  n’est  pas  tant  parce que ce résultat  reflète  leur poids  réel  dans le pays. 

C’est aussi  et  surtout  parce  qu’en  face  de ce grand parti  bien  structuré  et  bien implanté qu’est Ennahda ,  une  poussière  de  petits   partis  d’opposition  et de listes indépendantes   se sont  présentés aux  électeurs,  en  ordre dispersé  et  sans  aucune  coordination  électorale.  D’où  une  énorme  dispersion  des  voix   qui  se  sont portées  sur  une  impressionnante  mosaïque  de  listes présentées  aux  électeurs.  Ainsi, dans certaines circonscriptions, le corps électoral  a été  appelé à trancher  entre 92 listes  de candidats. C’est une  aberration !  Et  c’est,  précisément,  cet  énorme  éparpillement des suffrages  qui  a  aggravé l’échec de l’opposition  devant  les partis de la Troïka. Il  ne faudrait  donc  pas qu’aux prochaines élections, les mêmes  causes produisent  les  mêmes  effets ! Surtout  lorsqu’on  sait  qu’il  y a eu une véritable  explosion  de  partis politiques  légalisés  depuis la révolution, soit  plus  d’une  centaine. Ce  qui pourrait avoir  pour conséquence de rebuter beaucoup d’électeurs  et  de  les pousser  encore vers l’abstentionnisme, aux  prochaines élections. C’est  dire  que,  finalement, cet excès de partis risque de se  retourner  contre tous  les  partis faibles et divisés  et  contre  l’alternance démocratique  !

Il  faut  rappeler aussi  qu’actuellement,  les députés  qui   siègent à l’Assemblée constituante se  répartissent  déjà entre une mosaïque  de  17 partis politiques  ( 178 élus ) auxquels il faut ajouter  10 groupes indépendants ( 34 élus )  plus deux  coalitions ( 10  élus ) . Le système du parti dominant installé par Bourguiba  à l’indépendance a fait place à  un système de multipartisme  débridé, doublé d’un appétit de pouvoir insatiable  pour tous les hommes politiques.  Comme on le voit, tout  se passe  comme  si  la démocratie  se mesure, pour  nos hommes politiques , à l’aune du nombre de  partis   présents  sur  l’échiquier  politique  et  non à celui  de  leur  qualité, c’est-à-dire  de  leur  poids  électoral  et de leur capacité à gouverner efficacement  le  pays. Or,  à l’heure  actuelle,  ce multipartisme effréné est devenu un frein dangereux  pour le processus de transition démocratique. L’Assemblée constituante  est pratiquement paralysée  par les hostilités d’une guerre déclarée  entre la  Troïka (théoriquement majoritaire) et l’opposition. Et l’élaboration de la constitution  ne semble plus une priorité, ni pour les uns  ni pour les autres. De ce fait, l’Assemblée est en train de perdre sa légitimité  populaire.

D’un autre côté, le dialogue national piétine de plus en plus, du fait que le quartet, dans son rôle de médiateur, n’arrive  plus  à trouver   les compromis nécessaires entre les  exigences des 22  partis participants,   pour arriver  à  dégager un consensus  sur les modalités de  mise en œuvre de la feuille de route  qui doit conduire à une sortie  de la  crise  multidimensionnelle  dans laquelle le pays est  de  plus  en plus  embourbé. Le 15 novembre, il y a eu  le premier rendez-vous manqué de la feuille de route. Ce  rendez-vous  aurait pu être un rendez-vous historique,  celui de la passation de pouvoirs entre  le premier ministre  actuel et  le  nouveau  premier  ministre  consensuel  qui  aura à  rassurer les électeurs et à organiser des élections sereines.
En tout cas,  le dialogue  national   montre  que, malgré  les progrès  réalisés  depuis les dernières  élections,   l’opposition   est  loin  de parler d’une seule  voix ,  face  à  Ennahda.   Certes,  depuis  plusieurs mois,  les sondages  d’opinion  montrent  qu’il  y  a   une tendance  vers  une   nette  polarisation  des   intentions  de  vote  autour de deux  grandes tendances : celle d’Ennahda  ( 18 % des intentions de vote ) et celle de Nida Tounes qui est  en tête  dans les sondages, avec  plus de 27 % des intentions de vote.  Mais,  les  mêmes  sondages  montrent  aussi  une  stabilité de l’abstentionnisme,   par rapport aux élections du 23 octobre,  puisqu’il y  a   entre 40 et 50 %  des  électeurs  potentiels, dont une grande part de jeunes,  qui  ne savent  pas  pour  qui  voter.  Ce qui  signifie  que, encore une fois,  aux prochaines élections,  l’abstentionnisme  plus   l’émiettement  de  l’opposition  actuelle,  risquent  de  faire  le  jeu  du seul grand  parti  politique  tunisien qui  a un grand poids électoral dans le pays  et de grands moyens : Ennahda.

Compte  tenu  de  tout  ce  qui  précède,  il  faudrait  que  tous   les  partis   d’opposition  prennent  leur  responsabilité historique, dans  cette  phase  cruciale  de la   transition  démocratique  de  leur pays. En même  temps,  se  pose, d’ailleurs,  pour  eux  une question  de  survie. Ils  ont  le  choix  entre  deux  options.  La  première  consiste  pour  eux   à  relever le défi  du  parti  Ennahda, en  se  rapprochant  et  en créant  ensemble  un grand rassemblement  des partis  laïcs  ou  laïcisants;  rassemblement   capable  de se présenter  aux électeurs  comme une  alternative  de poids  crédible au  pouvoir islamiste qui  a déjà  largement montré  ses  limites, quant à la gestion des problèmes  sécuritaires, économiques  et  sociaux , vitaux  dans les circonstances  actuelles  du pays. Du  même  coup,  ils  seront  en mesure de  sauver  le processus  de  transition  démocratique de  la Tunisie. 

La  seconde option  est celle qui  consiste pour les partis  d’opposition à continuer à cultiver  leurs  différences et leurs particularismes,  souvent minimes, à étaler  leurs  dissensions  et  à  considérer  les élections  comme  une  simple course  au pouvoir. Dans ce cas de figure,  tous les partis d’opposition  seront  les grands perdants  du  prochain  scrutin et  Ennahda  gardera  le  pouvoir pour longtemps, face à une opposition atomisée  et politiquement discréditée.  Et ce qui  est  encore plus  grave, c’est  que  tout le processus de transition démocratique de la  Tunisie   sera  alors  condamné, probablement  pour  longtemps.

Habib  SLIM
Professeur émérite  à la Faculté de droit et des sciences  politiques  de Tunis

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4 Commentaires
Les Commentaires
Béchir Toukabri - 01-12-2013 20:12

Analyse pertinente de la situation politique. Mais aucune conclusion qui propose des alternatives. En fait les partis politiques de tout bord se sont révélés impuissant et castrés. Le peuple est seul en face de son avenir. Et là c'est lautte de classe qui va opérer tôt ou tard. Nous aurons: 1)Un camp de droite composé des partisans du pouvoir actuel, des islamistes, et des religieux qui rêvent d'une renaissance arabo musulmane. 2) Un camp de l'opposition composé des partis fossilisés, des partis en carton pâte, et de ceux qui croient naivement dans des idées illusoire, comme la démocratie, la liberté, et la modernité. L'expérience du changement à l'égyptienne nous attends bientôt.

berger - 02-12-2013 02:31

le triage des partis se ferait naturellment si les leaders et les partis cessent leurs querelles pour la course au pouvoir; ils se comporte comme si ils ne croyaient pas en la démocratie, pensant que le parti , y compris le leur, qui prend le premier le pouvoir y restera pour longtemps comme le parti Wafd dans son temps en Egypte,où il suffisait qu´un Pacha très connu dans le pays , lui avec son parti, soit élu; mais ca c e n´est pas de la démocratie. En plus l´opposition a un autre handicape, c´est de se cantonner dans la capitale ou les grandes villes du sahel, les candidats de l´opposition ne vont pas ou pas assez dans les regions. Comme Vous le dites vous meme que le parti majoritaire est bien implanté dans le pays, ce ´n´est toujours pas le cas pour l´opposition. Donc il ya un problème de culture politique et même de sincerité de vouloir aller vers un système démocratique. Dans tous les cas moi je pense qu´il faut aller de l avant et passer la transition, le reste c´est une question de temps,l´opposition serait obligée d´apprendre et de trouver une solution à ses problèmes. De toute facon les elections feront le triage.

mohamed najib Abdelkefi - 03-12-2013 17:10

Un très bon reflet de la triste situation de notre chère Tunisie. Il faudrait ajouter le grand danger de ce qu'on pourrait appeler Dictature de partis si la loi électorale, si un jour arriverait à naitre, consolide le système de bipartitisme dont souffrent certain pays comme l'Espagne et autres nommés par l'auteur.

Fathi Kraïem - 08-12-2013 09:16

Constitutionnalistes contre politologues!

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