Opinions - 13.12.2012

L'UGTT a pris le relais de la société civile

L’avenir dira si l’UGTT a eu raison de surseoir à son appel à la grève générale du 13 décembre, car il est probable que les promesses qui lui ont été faites vont être bafouées dans les prochains jours, quand les milices d’Ennahdha (qu’on les appelle salafistes ou ligues de protection de la révolution) passeront de nouveau à l’offensive. Ce qui vient de se passer démontre en tout cas que la puissance et la capacité d’agir de l’UGTT demeurent sans commune mesure avec celles des simples citoyens (ce que l’on appelle la société civile), et prouve que quand les grandes institutions du pays (UGTT, partis politiques, armée, services de sécurité, justice) se mobilisent pour lutter contre la violence d’extrême-droite qui gangrène notre pays, le pire peut être évité. Pour l'heure, Tunis n'est pas à feu et à sang, et c'est tant mieux.

Mais il ne faut pas se leurrer : la Tunisie vit toujours une crise grave. Son État, ses acquis, son présent, la sécurité des gens (et même celle des forces de sécurité !) sont de plus en plus menacés. Son avenir et son existence en tant qu’État souverain, indépendant et moderne deviennent incertains. Jadis objet d’admiration, notre pays est maintenant craint de l’ensemble de ses voisins. Autrefois voix de modération, il est aujourd’hui désigné comme une des facettes de l’extrémisme mondial. Terre d’accueil et de paix  dans le passé, il est devenu un pays de cauchemar. Un pays où les criminels tuent sans être inquiétés, jouissant même de la sympathie de certains députés ; où les créateurs et les penseurs sont trainés dans la boue ; où les droits des femmes sont devenus le mal à combattre pour les intégristes et la cible obsédante des salafistes; un pays où les opposants peuvent être menacés de mort, et sont parfois assassinés (comme à Tataouine) ; où des miliciens sont lâchés contre la population pour lui imposer la loi de la force au nom de la défense d’une révolution dévoyée ; où l’UGTT se trouve agressée dans son propre siège par les milices du parti au pouvoir ; où des imams haranguent les fidèles dans les mosquées pour les entrainer dans des manifestations partisanes ; où des groupes armés terroristes sillonnent le pays et s’attaquent à nos forces armées. Sous la direction démente de Ghannouchi et de ses enfants, la Tunisie sombre dans la régression à marche forcée. La situation empire de jour en jour sans que, pour nombre de citoyens, l’espoir d’une guérison prochaine soit à l’ordre du jour.

Une société civile impuissante ?

Pourtant, la société civile se défend, résiste et tient bon. Mais elle ne peut pas tout, elle ne réussit pas, en termes de pouvoir, à venir à bout de la machine nahdhaouie. En conséquence de quoi, un état d’esprit désabusé et désenchanté se répand parmi les fils et les filles de Tunisie, ceux qui ont rêvé en janvier 2011 d’une Tunisie libre, souveraine, et prospère et qui sont horrifiés à la vue de ce qu’elle est devenue : un État affaibli, un peuple divisé, une société déstabilisée, une économie en perdition, une pauvreté en croissance, une société en régressionet un pays sur la voie d’une vassalisation par le Qatar et l’Arabie Saoudite. Et pour couronner le tout, se fait de plus en plus entendre un curieux procès contre la « société civile ». Selon certaines interprétations superficielles et hâtives, qu’il nous faut démentir ou rectifier, les simples citoyens seraient amorphes, passifs, incapables de se défendre face aux hordes salafistes, et autres milices islamistes ; face à la barbarie de ces derniers et à la complaisance de leurs protecteurs, les Tunisiens seraient en train de baisser la tête et courber l’échine. C’est absurde. Rien pourtant n’est plus faux et plus dangereux que ce jugement injuste et contre-productif : la société civile tunisienne n’a jamais été aussi forte, aussi déterminée, aussi solidaire, aussi entendue, aussi utile et aussi efficace que maintenant ! Simplement, on se trompe sur ce qu’elle est, sur ce qu’il lui revient de faire et sur ce qu’elle peut réellement obtenir. Seule, elle ne peut pas tout. Elle fait ce qu’elle peut, et à chacun son rôle.

Le mythe du 14 janvier

Cette erreur est tout-à-fait compréhensible, car beaucoup ont interprété ce qui s’est passé en janvier 2011 comme la victoire, à « mains nues », d’un peuple pacifique et désarmé face à une tyrannie militaro-policière. Dès lors, pourquoi le peuple ne réitérerait-il pas son exploit, en chassant hors du pays les hordes gloutonnes qui se sont installées au pouvoir, en les renvoyant rejoindre Ben Ali en Arabie Saoudite, pays de leur rêve ? Et puisque le peuple n’y arrive pas, c’est qu’il ne se bat pas assez, qu’il n’est pas assez motivé, qu’il est trop fatigué ou trop naïf pour protéger son pays, ou qu’il a bien fallu qu’il fût aidé ! Certains y voient même la preuve qu’il n’y eut en fait jamais de révolution. La vérité se situe entre ces deux extrêmes : sans le peuple et la société civile, il n’y aurait jamais eu de révolution, et les Islamistes n’y sont pour rien ; mais tout seuls, le peuple et la société civile en seraient incapables, quelle que soit l’époque, et quel que soit le pays. Ben Ali a quitté le pouvoir le jour où l’armée a décidé qu’il ne méritait pas que le sang tunisien soit versé. Si l’armée en avait décidé autrement, qui peut croire que Facebook aurait quand même renversé le pouvoir militaro-policier tunisien ? Plus généralement, Les peuples arabes ne veulent-ils pas tous la même chose : la dignité, la liberté et du travail ? Oui, mais leur destin ne dépend pas uniquement d’eux. Il tient également à la manière dont les corps intermédiaires, les organes sécuritaires et les pays étrangers réagissent à leur révolte.

La société civile tunisienne a été héroïque en 2012

La journée électorale du 23 octobre 2011, saluée par tous comme jour de fête et d’espoir pour les Tunisiens, eut des lendemains qui déchantent. La société civile et les patriotes tunisiens se sont trouvés livrés à eux-mêmes, luttant, presque seuls, contre un pouvoir hostile, ivre de haine et de vengeance contre les « laïcs » et les « mécréants », soutenu par des prêcheurs wahhabites souhaitant leur mort, financé par les pétrodollars du Golfe, et appuyé par des puissances occidentales. Les institutions tunisiennes (justice, police, armée, administration, médias, conseils municipaux) font allégeance les unes après les autres aux nouveaux maîtres nahdhaouis, ou se trouvent mises au pas, par la force si besoin (au nom d’une légitimité électoralepourtant très malmenée depuis le 23 octobre dernier). Les pays européens, et en premier lieu la France, honteux sans doute d’avoir soutenu Ben Ali jusqu’au bout, ont dressé des certificats de démocratie à Ghannouchi et à son parti islamo-wahhabite ! Les médias internationaux n’en finissent pas d’expliquer qu’en Tunisie, le peuple « voulait l’islam », et que les laïcs ne sont, au fond, que des bourgeois décadents et déconnectés des vraies réalités du peuple (que eux, bien sûr, connaissaient !). Cette période a duré de longs mois, jusqu’à l’humiliation suprême de voir, en juin dernier, les « trois présidents » réunis à la télévision sur ordre de Ghannouchi pour condamner, non pas le pillage salafiste du palais El Abdellia, mais les artistes eux-mêmes, qui auraient porté « atteinte au sacré » ! Et pendant ce temps, qui étaient les seuls à se battre, à dénoncer ce saut dans l’inconnu et à alerter le monde entier du danger que les incompétents qui nous dirigent font courir au pays, à la région, et au monde ? Le peuple et la société civile, peut-être pas si bourgeois et pas si déconnectés que cela, finalement ! Depuis le 23 octobre 2011, le peuple tunisien ne possède rien, si ce n’est sa dignité retrouvée et la volonté de vivre dans un pays libre, souverain et prospère. Et c’est grâce à cela, et seulement à cela, qu’il a pu tenir tête aux tenants du projet islamo-salafiste, à leurs alliés dans les pays du Golfe et en occident, à leur argent, à leurs armes et à leurs discours de haine. Ce n’est pas si mal ! Et je pense qu’aucun autre peuple arabe n’aurait pu réussir une pareille performance.

La société civile ne peut pas tout faire toute seule

Depuis l’affaire du palais El Abdellia, la société civile n’est plus seule. Les partis d’opposition se sont enfin alliés ; ils prennent leur place sur le devant de la scène ; Nidaa Tounes, qui n’existait pas à l’époque, est presque en état de marche, suffisamment en tout cas pour concurrencer d’ores et déjà le parti de Ghannouchi, malgré le déchaînement de violences dont il fait l’objet de la part des bras armés du nouveau parti-État. Des alliances électorales se consolident, notamment autour de « l’Union pour la Tunisie » et « le Front populaire ». L’UGTT, comme à l’époque de la lutte de libération nationale, prend des initiatives politiques pour faciliter la sortie du pays de l’impasse actuelle, et n’hésite pas à décider la grève générale en cas de crise grave. A Sfax, la gigantesque manifestation du 6 décembre 2012, rassemblant plus de 70000 participants, rappelle à tous l’exploit de celle du 12 janvier 2011 partie, elle aussi, du même siège de l’UGTT régionale de Sfax, qui a pavé le chemin au peuple de Tunis pour achever, au cri de « dégage », l’acte final du 14 janvier 2011.

Depuis le pillage de l’ambassade américaine, les États-Unis semblent avoir lâché les radicaux d’Ennahdha, et les considèrent enfin pour ce qu’ils sont : un danger pour le monde. Depuis l’instauration d’une dictature salafiste au Mali, l’Europe a enfin compris qu’il n’y avait rien à attendre d’un parti comme Ennahdha. L’Algérie, elle, fera tout pour empêcher l’instauration d’un émirat salafiste en Tunisie, avec Ghannouchi comme calife ! Quant aux pays du Golfe, ils sentent bien qu’ils ont soutenu le mauvais cheval, et que le parti qu’ils considéraient comme un cheval de course n’était en fait qu’un canasson fatigué et boîteux. Ce changement d’état d’esprit est dû bien sûr à la succession d’erreurs, de gaffes, de malversations et de dépassements de lignes rouges à l’international, dont nous sommes les témoins depuis des mois de la part de Ghannouchi et de ses enfants. Il est aussi dû à la vigilance et au combat sans relâche de la société civile tunisienne.

La société civile a besoin d’aide !   

La société civile tunisienne a fait plus que sa part du travail ; dorénavant, plus personne ne peut dire qu’il ne connait pas les dangers encourus par la Tunisie si Ghannouchi continue à en être le maître. Maintenant, c’est au tour des corps intermédiaires et des institutions (régaliennes) tunisiennes de prendre leur responsabilité, comme elles ont si bien su le faire en janvier 2011. Seul, jamais le peuple ne peut être en mesure de changer la situation politique. Rien n’oblige l’armée par exemple à ne pas arrêter les terroristes et les criminels qui pullulent sur le territoire tunisien, qui mettent en danger la sécurité intérieure et extérieure du pays ; rien n’oblige la police à laisser les délinquants semer la terreur dans le pays et faire la loi dans les quartiers populaires ; rien n’oblige les juges à libérer les terroristes salafistes et à condamner les innocents, en se laissant instrumentaliser par le pouvoir de Monplaisir ; rien n’interdit aux vrais politiques et aux vrais responsables au sein du parti au pouvoir de se séparer de leurs encombrants boulets, à la fois inefficaces et dangereux ; et enfin, rien n’empêche les députés de la constituante de faire passer une motion de censure en bonne et due forme, de chasser ce gouvernement d’incompétents et de le remplacer par un gouvernement de technocrates compétents et consensuels, au service de la démocratie et du pays. Mais rien ne dit, non plus, que ces corps intermédiaires ne deviendraient pas un jour comptable de leur attitude s’il arrivait malheur au pays. Il leur sera alors reproché leur non-assistance à une nation en danger. Mesdames et Messieurs les députés, les juges, les policiers, les militaires, et les autres, c’est à vous maintenant de prendre vos responsabilités et de vous montrer à la hauteur de la confiance du peuple dont vous êtes issus.

Abdellatif Ghorbal

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