News - 08.07.2011

« L'Entreprise Tunisienne Face à la Conduite de la Politique Monétaire : Agenda de réformes et Programme Exécutif pour la Banque Centrale de Tunisie »

Dans le cadre des études stratégiques réalisées par le Centre Tunisien des Etudes Economiques (CTEE), institué auprès de l’Institut Arabe des Chefs d’Entreprises (IACE), une présentation de la recherche menée sur l’entreprise tunisienne face à la conduite de la politique monétaire a eu lieu le samedi 2 juillet 2011 au siège de l’IACE en présence d’éminents représentants de partis politiques, de dirigeants économiques et financiers et d’un panel d’universitaires tunisiens de renom. Cette étude, à la thématique cruçiale compte tenu des enjeux que revêt actuellement l’impératif de transition de l’économie tunisienne dans la période de postrévolution, a permis non seulement de dresser un diagnostic technique approfondi des prérogatives qui doivent être assignées aux actions de la Banque Centrale de Tunisie (BCT) en général et au système bancaire en particulier dans le financement des entreprises tunisiennes, mais aussi de proposer un programme exécutif et un agenda concret de réformes en la matière, avec un ordonnancement de mesures qui n’ont pas jusque là été avancées, ni par les autorités monétaires ni par les partis politiques, ce qui rend l’intérêt de cette étude du CTEE crucial pour l’élaboration de programmes économiques.

1. Cadrage technique et diagnostic stratégique

Réalisée par le Professeur Sami Mouley de l’Université de Tunis et expert international dans les questions monétaires, financières et de central banking, l’étude en question a d’abord démontré que le financement bancaire des entreprises tunisiennes est fondamental aussi bien dans la phase de démarrage qu’au cours des phases opérationnelles, si bien qu’en Tunisie, il demeure le moyen de financement prépondérant du secteur privé. Il l’est d’autant plus que, relativement aux autres outils de financement non bancaire (factoring, leasing, marché boursier, capital-risque), qui jouent un rôle mineur, il représente quasiment la source privilégiée de levée de fonds.

Néanmoins, les concours bancaires aux secteurs productifs en Tunisie sont limités dans la plupart des cas à des crédits de court terme, et demeurent faibles par rapport à plusieurs comparateurs et pays émergents mais aussi à ceux des économies avancées de l’OCDE. En fait, les problèmes significatifs et récurrents des difficultés d’accès des entreprises tunisiennes, et essentiellement des PME – PMI, aux sources de financement bancaire sont principalement attribués aux coûts d’emprunts exorbitants et aux contraintes liées aux collatéraux, du fait d’exigences contraignantes généralement adossées aux garanties hypothécaires qui sont comparativement beaucoup plus élevés que dans d’autres pays. Tous secteurs confondus, elles atteignent un taux moyen de 169% de la valeur des prêts accordés, contre, par exemple, 88,5% en Chine.

En particulier, les coûts des crédits (en termes de taux d’intérêt, de marges appliquées et de commissions prélevées) découlent principalement des spécificités de la pratique actuelle de calcul des taux d’intérêt, d’une part, et à l’inefficacité des initiatives publiques dédiées au financement intermédié, d’autre part. Ces deux constats sont directement imputables au cadre de conduite de la politique monétaire. Par ailleurs, et en dépit de la migration du statut des banques de développement à des banques universelles, le système bancaire souffre encore de certaines caractéristiques structurelles, et en particulier, le volume des créances classées et la part croissante de leur provisionnement requis qui induisent une aversion des banques au risque du crédit. La bonne santé des banques est cruciale pour la transmission de la politique monétaire : lorsque les bilans bancaires sont encombrés de créances douteuses ou que leurs actifs sont dévalorisés, elles sont moins disposés à accorder de nouveaux crédits. C’est là aussi une autre explication des contraintes pouvant entraver l’efficacité de la politique monétaire en Tunisie.

En conséquence, et durant la période récente, l’économie nationale a accusé structurellement un déficit moyen de l’épargne brute par rapport à l’investissement brut de l’ordre de (-3,12%) du PIB avec un blocage du taux d’investissement privé brut domestique autour d’une moyenne de 13,8% ainsi qu’une contribution moyenne quasi-stationnaire de la formation brute du capital fixe, comme composante de la demande, au PIB à prix constants de l’ordre de 21,4%. Au niveau du financement bancaire, et bien que la part des crédits à l’économie a représenté en moyenne 56,4% du PIB durant la dernière période, elle demeure en deçà du niveau moyen d’intermédiation bancaire observé dans des pays comparateurs et concurrents de la région MENA (62%) et, dans tous les cas, faible et nettement inférieure à la moyenne de la région Asie de l’est et pacifique (123,6%) ou à celle des économies avancées des pays de l’OCDE (147,2%) durant la même période.

Par ailleurs, la quasi-stationnarité de l’importance des financements bancaires dans le PIB révèle en fait la baisse des concours aux secteurs productifs au profit des crédits aux particuliers. Il en est résulté un pourcentage encore élevé des créances improductives brutes et ce en dépit des résultats enregistrés ces dernières années en matière d’indicateurs de solidité et de la qualité des portefeuilles. Car, en la matière, la part des créances classées ou crédits non performants, bien qu’en baisse durant la période d’analyse, demeure néanmoins
élevée par rapport aux comparateurs et pays émergents.

Parallèlement, tous secteurs confondus, la contribution du système bancaire demeure modérée. Selon des données d’enquêtes d’entreprises révélées par l’auteur de l’étude, le crédit bancaire n’assure que 19,3% en moyenne des besoins de financement des actifs de long terme, contre 50,6% pour l’autofinancement (surtout lorsqu’il s’agit de réinvestissement exonéré des bénéfices) qui reste donc la principale source de financement des entreprises tunisiennes. D’ailleurs, dans le cadre de l’environnement global des affaires, la Tunisie n’est classée qu’au rang (87) dans l’indice d’obtention du crédit dans une échelle de (1) (meilleure performance) à (183) (plus mauvaise performance) selon le classement annuel de Doing business. En particulier, dans l’environnement légal du crédit bancaire, la Tunisie est faiblement notée, dans une échelle de 1 (minimum) à 5 (maximum), notamment en matière de mécanismes de prise de garantie (2) et d’enregistrement d’actifs circulants (1).

En dépit de l’amendement opéré sur ses statuts en mai 2006, et à défaut de contrôle et de maîtrise du taux d’intérêt comme objectif opérationnel, la BCT continue toujours de recourir à un double processus de ciblage monétaire et du taux de change réel. Certes, il s’agit à terme de migrer à un régime de ciblage formel de l’inflation, mais ses pré-requis sont loins d’être vérifiés avec plusieurs obstacles patents, notamment la pratique des prix administrés, l’absence d’indépendance économique et institutionnelle de l’institut d’émission et la nécessaire migration d’abord à un régime de change parfaitement flexible, ce qui n’est pas encore techniquement envisageable. De ce fait, l’évolution du taux d’intérêt est tributaire du mécanisme de gestion de la liquidité bancaire avec un schéma simple, de sorte que le contrôle de la liquidité et la projection des opérations de refinancement s'effectuent sur la base de prévisions des facteurs autonomes de la liquidité avec comme objectif le maintien du taux d’intérêt moyen de court terme du marché monétaire (TMM) dans un corridor de plus ou moins 12 points de base de variabilité seulement.

Le coût exorbitant du crédit bancaire en Tunisie figure comme le principal obstacle de financement. Les taux d’intérêt en Tunisie sont nettement supérieurs à ceux observés par ailleurs. En particulier, la libéralisation graduelle des conditions de banque a abouti à la libre fixation par les banques des taux d'intérêts débiteurs appliqués à toutes les formes de crédit qu’elle qu'en soit la maturité, majorés des commissions de péréquation de change et de garantie. Les marges appliquées sur les octrois de crédits bancaires aux entreprises sont indexées sur le taux moyen mensuel du marché monétaire (TMM). Le coût du financement bancaire des entreprises tunisiennes est donc directement tributaire du TMM qui répond à la gestion de la liquidité bancaire par la BCT et en particulier à l’évolution du taux d’appel d’offre qui représente le taux directeur de l’institut d’émission, qui reste élevé compte tenu des besoins de financement des entreprises en induisant structurellement des coûts démesurés d’emprunts.

De même, au niveau des marges d’intermédiation bancaire, les marges nettes moyennes d’intérêt sur les crédits bancaires (toutes maturités confondues) des principales banques tunisiennes figurent parmi les plus élevées des pays comparateurs de la région MENA. Les marges bancaires élevées sont essentiellement imputables aux coûts des ressources liés à la mobilisation des dépôts. En particulier, la structure des dépôts montre clairement la prépondérance des dépôts quasi-monétaires (dépôts à terme, comptes spéciaux d’épargne ect…) qui sont à l’origine de coûts de ressources élevés pour les banques dés lors que leur taux de rémunération annuelle moyen a dépassé la moyenne du taux d’intérêt nominal en raison des surenchères qu’ont pratiquées les banques sur les dépôts des institutionnels, ce qui a fortement faussé les conditions de banques, conduit à des fragilisations en matière de mobilisation de la liquidité et induit des pressions sur la rentabilité bancaire.

Au niveau des taux directeurs comparés des instituts d’émission, le taux directeur de la BCT reste largement disproportionné par rapport à celui de la BCE (taux de refinacement REFI pour la zone euro établi depuis avril 2011 à 1,25% après s’être maitenu depuis mai 2009 à 1%) et accessoirement de la FED (taux directeur effectif ou FED Funds effective rate aux Etats-Unis maintenu depuis décembre 2008 entre 0% et 0,25%). Cet écart est expliqué par les moindres performances d’inflation entre la Tunisie et les autres zones qui n’autorise pas encore de désarmer la politique monétaire.

Au niveau des canaux de transmission de la politique monétaire en Tunisie, les canaux monétaires (crédits bancaires et taux de change effectif nominal) sont les principaux canaux de transmission de la politique monétaire. En revanche, et en raison des délais et retards de transmission de la politique monétaire sur l’inflation, le canal du taux d’intérêt apparaît faiblement significatif. Dans de telles circonstances, débloquer le canal du taux d’intérêt impose la mise en œuvre de mesures et dispositifs non conventionnels.

2. Agenda de réformes et programme exécutif pour la BCT

Un programme exécutif de pistes de réformes est proposé. Il est décliné en trois volets interdépendants. Tout d’abord, au niveau du remodelage et de réorientation des instruments de la politique monétaire, le Professeur Sami Mouley a souligné que les baisses graduelles du taux de la réserve obligatoire ont été épuisées puisque la décision prise lors du dernier conseil d’administration de la BCT de mai 2011 l’a ramené à son niveau théorique plancher de 2%. Néanmoins, l’impact attendu de cette mesure en matière d’élargissement des possibilités d'intervention et de concours du système bancaire dans le financement des entreprises dépendra de l’assainissement financier des banques puisque l’essentiel de la liquidité additionnelle semble plutôt canalisé vers le provisionnement des créances.

Un remodelage d’accompagnement et de nouvelles orientations en matière d’instruments de conduite de la politique monétaire sont donc nécessaires. Les recommandations suivantes peuvent s’avérer utiles :

  • Prévoir à moyen terme une réduction directe du taux directeur de la BCT (taux d’appel d’offre) de 50 points de base (mesure proposée par le Professeur Sami Mouley sur la base d’études techniques).
  • A défaut, élargir le corridor entre les taux de facilités de dépôts et de prêts de 50 points de base contre 100 points de base actuellement, ce qui permettrait implicitement de réduire le Taux du Marché Monétaire (TMM).
  • Mise en place de lignes de financement spécialisées à des conditions de banque appropriées, à l’égard des lignes de crédits étrangères, au profit des entreprises résidentes opérant dans les zones de développement régional prioritaires.
  • Réduire la désindexation du taux directeur de la BCT du véritable taux d’intérêt du marché interbancaire, seule référence des coûts d’emprunts, en instaurant une véritable courbe des taux. En pratique, et au lieu d’un seul taux d’intérêt, songer à instaurer une panoplie de taux dont chacun correspond à une durée (une maturité) et une catégorie d’emprunteurs déterminés. La séquence des taux servis aux différents horizons constitue la courbe des taux.
  • Mesures réglementaires en faveur de la compression des crédits aux particuliers, et donc des taux de créances compromises qui leur sont adossés, inversant ainsi la tendance au profit des crédits aux secteurs productifs.
  • Introduction d’un système différentiel et progressif de réserves obligatoires par nature et par maturité de crédits dont l’objectif serait de contrer les emballements des crédits aux particuliers.
  • Instauration d’une règle de décote de garanties permettant l’abattement de la valeur des garanties réelles de l’assiette de calcul du volume des réserves obligatoires requises, ce qui incite les banques à considérer la rentabilité des projets comme critère fondamental pour leurs financements.
  • Renforcement des bases de la restructuration du système bancaire et la poursuite de la réduction des créances non performantes en incitant les banques à vendre leurs participations à des entreprises de placement de capitaux.
  • Dans le cadre du soutien aux entreprises économiques, prévoir un dégrèvement du différentiel entre le taux d'intérêt des prêts de rééchelonnement octroyés par les établissements de crédit et le taux moyen du marché monétaire.
  • Renforcement du rôle des banques dans le financement des PME- PMI dans les régions, restructuration du dispositif de micro-crédits et création de pôles bancaires dans les régions.
  • Instauration d’un mécanisme de rémunération des réserves excédentaires (Complementary Deposit Facilty) ou même institution de réserves obligatoires rémunérées pour les banques en situation d’excédents de liquidités.
  • Mise en place d’un instrument de dépôts à termes rémunérés pour les banques.
  • Instauration de mécanismes d’appel d’offre modulables ou différenciés par banque en fonction de ses propres disponibilités de réserves.
  • Introduction d’une modulation du système actuel des TA (Term Auction) ou appels d'offre par enchère compétitive en instaurant des taux variables.
  • Émission de certificats de dette de la BCT (ou de dépôts) à court terme ou bons de la banque centrale.

Au niveau de la résolution des dysfonctionnements actuels liés aux canaux de transmission de la politique monétaire, l’auteur préconise trois grandes catégories de mesures non conventionnelles susceptibles d’être combinées. Ces mesures visent respectivement à :

  • Augmenter la quantité de monnaie en circulation dans l’économie «quantitative easing» (assouplissement quantitatif) par des injections de liquidités sous forme de financements bancaires directs par la banque centrale d'entreprises non financières par voie de souscriptions de billets de trésorerie émis à une maturité courte de 3 mois.
  • Assouplir les conditions de crédit («credit easing») et débloquer le marché des crédits bancaires en élargissant la gamme des collatéraux et des sûretés éligibles.
  • Réfléchir sur une garantie de l’Etat pour aider les banques à lever des ressources à long terme afin de relancer le financement des entreprises. C’est l’exemple de la caisse de refinancement des établissements des crédits en France qui en empruntant sur les marchés financiers internationaux avec la garantie de l’Etat peut re-prêter aux banques à des conditions préférentielles.

L’étude suggère aussi d’autres orientations institutionnelles et de gouvernance, tout en notant l’intérêt que revêt la récente refonte partielle de la législation actuelle en matière de gestion des crédits par les banques, et introduite en juin 2011 par la circulaire de la BCT N°2011-06 aux établissements de crédit portant révision de la circulaire N°2006-19 relative au contrôle interne. Pour aussi importante que soit cette première démarche, il n’en demeure pas moins que d’autres points clés et propositions peuvent en plus être dégagées:

  • Pour gérer les risques de défaillances des entités systémiques, un repérage et une surveillance de ces entités s’imposent. De ce point de vue, un système d’Autorité de Contrôle Prudentiel (ACP) proche du modèle français au sein de la BCT pourrait être adopté, et engloberait l’Observatoire des Services Bancaires (jouant le rôle d’une autorité de protection des consommateurs de services financiers), afin de constituer un réseau d’informations commun (proche de celui prévu aux Etats-Unis par la loi Dodd-Frank).
  • Compte tenu de la nécessité d’élargissement de ses missions et de ses prérogatives en matière de stabilité financière, la BCT devra, non seulement acquérir son indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques et économiques, satisfaire l’obligation de redevabilité et de rendre compte (accountability) et développer une culture du partage d’informations et de la coopération avec les autres autorités et la société civile.
  • Afin de réduire les créances classées et les besoins croissants de fonds de provisionnement qui leur sont associés, prévoir des plans de debt equity swap par l’annulation partielle de prêts non performants sous forme de reconversion de dettes en fonds propres ou de prises de participation en actions.
  • Modernisation, adaptation et harmonisation de la législation relative aux garanties immobilières avec les normes et standards internationaux en la matière.
  • Introduction d’une modulation complémentaire du desserement du contrôle de change en privilégiant en priorité les flux de capitaux à moyen et long terme, et ce par l’accroissement du rythme de libéralisation du compte de capital, et en particulier les emprunts à long terme contractés à l’étranger par les sociétés cotées en Tunisie.
  • Libéralisation graduelle (élargissement des plafonds) des crédits commerciaux et financiers contractés à l’étranger par les établissements de crédit et les autres entreprises résidentes.

Lire aussi : "L'entreprise tunisienne face à la conduite de la politique monétaire : réflexions et pistes de réformes"

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