Opinions - 24.10.2011

Sur le pluralisme syndical

La question du pluralisme syndical est trop importante pour qu’elle puisse être discutée uniquement par les seuls syndicalistes. Non que ceux-ci soient disqualifiés a priori, encore que le dernier mot doit revenir aux syndiqués et non pas aux syndicalistes, mais parce que dans le contexte tunisien, la question du pluralisme syndical sera probablement à la base du modèle démocratique et social à mettre en place dans le futur. En effet, cette question déterminera dans une grande mesure la nature et l’articulation de l’ensemble des relations économiques et sociales dans le pays. D’une perspective l’autre, les rapports sociaux, le mode de gestion des conflits sociaux, la politique contractuelle, le contenu et la forme des négociations sociales, la nature même de l’orientation qui sera donnée à la stratégie industrielle par exemple, sont susceptibles de changer de contenu, de résultats et de perspectives.

Avant d’aller plus loin, il nous faut d’abord répondre à quelques prétentions idéologiques ou conceptuelles sans fondement. Le pluralisme syndical n’est d’aucune manière le pendant naturel du pluralisme politique. Contrairement à certaines allégations tendant à justifier le pluralisme syndical au nom du pluralisme politique, l’on est obligé de constater que certains pays démocratiques, et non des moindres, ne connaissent pas le pluralisme syndical : les pays scandinaves, l’Allemagne, les Etats-Unis, etc. Ces pays ne vivent pas la multiplicité syndicale comme le trait dominant de leur système de relations professionnelles. Primo, les intérêts des salariés y sont défendus et bien défendus par une seule confédération. Secundo, les aléas historiques ou politiques, telle la prédominance de la social-démocratie dans certains pays, ont poli ou policé dans le bon sens du terme, et le contenu et le fonctionnement de la politique contractuelle. Aussi le pluralisme syndical doit être considéré comme la résultante de circonstances historiques particulières qui l’ont enraciné dans la culture politique et sociale du pays et non comme le complément ou le pendant « naturel » de la démocratie. Pour de multiples raisons sur lesquelles nous allons nous étendre plus loin, notre pays n’échappe pas à ce type de considération. Il n’existe de surcroît aucun modèle unique de pluralisme syndical. Dans les pays scandinaves, il existe une organisation nationale pour les ouvriers et une pour les employés. En Allemagne et jusqu’à une période récente, il existait une organisation syndicale particulière aux employés, distincte de la principale confédération. En Belgique, quoique dans les mêmes confédérations, employés et ouvriers ont des structures spécifiques. Dans la grande majorité des pays européens, il existe aussi des organisations spécifiques pour les cadres. Dans certains pays, les fonctionnaires ont des organisations syndicales particulières, alors que dans d’autres, les fonctionnaires sont dans la même confédération que les salariés du secteur privé. Alors de quoi parle-t-on quand on évoque le pluralisme syndical ? S’agit-il d’une forme privilégiant une forme fédérale ou d’une forme confédérale ? Le pluralisme syndical doit-il intéresser le regroupement corporatiste ou le regroupement transversal ?

En Allemagne aussi bien qu’au Royaume-Uni, le pouvoir principal dans les négociations sociales est entre les mains des fédérations intéressées. Celles-ci supplantent de fait le pouvoir fédéral des syndicats. Ce sont donc les fédérations qui décident des revendications, des compromis à négocier. Dans les pays latins comme la France ou l’Italie, le choix s’est porté en faveur de confédérations fortes. Ce fut la résultante du poids des idéologies et de la faiblesse de la social-démocratie dans ces pays. En tout état de cause, les confédérations fortes sont davantage tournées vers l’Etat. L’adoption de confédérations fortes génère une régulation sociale centralisée, au moins par l’Etat, et une forme de syndicalisme plus revendicative que « participative ». Ainsi, l’analyse comparative est-elle peu opérante en la matière. De surcroît, les mouvements syndicaux constituent des entités particulièrement rétives à la comparaison ou à l’analogie. Le second argument avancé par les tenants du pluralisme syndical tient à la prétendue sclérose « idéologique » de l’UGTT. Mais alors, il n’est pas permis d’utiliser à ce sujet une construction analytique à géométrie variable. Certes, l’UGTT a trop souvent failli dans ses missions et s’est parfois fourvoyée dans des alliances électorales ou politiques, mais il s’agit là d’un problème de direction et de circonstances politiques particulières et non d’un problème institutionnel.

Par ailleurs, il ne faut jamais oublier que le Destour a constamment eu pour objectif la satellisation des organisations « nationales » autour de lui, dont l’UGTT, et que la première scission au sein de l’organisation syndicale a été organisée et encouragée par Bourguiba lui-même en 1956. Il ne faut pas oublier non plus qu’au cours de la seconde expérience syndicale des années trente et sur instigation de Bourguiba, encore lui, feu Hédi Nouira avait carrément investi de force les locaux syndicaux de l’époque et s’était autoproclamé SG des syndicats. Le régime de Ben Ali a évidemment poussé les choses plus loin encore, non dans le souci de « l’efficacité » mais bel et bien pour diviser sinon pour domestiquer toutes les forces vives de la Nation. Quant au fait que l’UGTT ait balancé trop souvent entre le compromis, voire la compromission, et l’intransigeance, cela est patent et nul ne peut le nier comme il ne peut ignorer que le mal vient en fait du pouvoir et de certains syndicalistes eux-mêmes. Répondre à la faillite relative de l’UGTT par le pluralisme syndical ne constitue donc nullement le seul remède au problème et en tout cas pas la seule voie possible de la rénovation du syndicalisme en Tunisie.

Quoi qu’il en soit, la consécration du pluralisme syndical en Tunisie pourrait avoir des conséquences très lourdes pour le pays, son économie et ses rapports sociaux. En effet, le risque de la surenchère est réel et est déjà présent. Pour se démarquer et pour accueillir le maximum d’adhérents et de voix à l’occasion d’élections professionnelles, les centrales syndicales n’hésiteront pas à se montrer de plus en plus irraisonnables et à pousser vers la dureté des conflits sociaux. Dans ce cas, les syndicats ouverts à la négociation pourraient être marginalisés par les plus radicaux.

Il y a ensuite le risque de la manipulation patronale. Le pluralisme syndical offre assurément aux patrons de « choisir » leur syndicat et d’agir dans le sens de la division en retenant les propositions des uns contre les autres. Il y a également le risque de la contestation systématique des accords conclus entre salariés et employeurs avec des conséquences néfastes sur la paix sociale. Cette contestation peut d’ailleurs s’effectuer à tour de rôle, les non signataires de l’accord rejetant par principe tout ce qui a été conclu avec les syndicats signataires. Il y a aussi le risque d’étouffer dans l’oeuf l’option réformatrice et par suite la marginalisation de la négociation collective comme moyen de régler les conflits sociaux. On conviendra qu’à ce jeu, les syndiqués seront perdants ainsi que les entreprises, et plus encore les intérêts supérieurs de la Nation. Il y a enfin le risque majeur d’une baisse notable du taux de syndicalisation. Certes le taux de syndicalisation dépend en partie des fonctions remplies par les syndicats, notamment en matière d’offre de services à leurs adhérents. Cependant, on constate que ce taux est généralement bas dans les pays où prédomine le pluralisme syndical et relativement élevé dans les pays où il existe un seul syndicat. Les statistiques parlent d’ailleurs d’elles-mêmes. Ainsi la France est le pays où le taux d’adhésion syndicale est le plus bas alors que la Suède et le Danemark connaissent un taux de syndicalisation élevé. Hormis l’Italie, les pays méditerranéens de l’Europe connaissent tous un taux de syndicalisation relativement faible alors que les pays européens du Nord se distinguent par un fort taux de syndicalisation. La corrélation taux de syndicalisation/unité syndicale n’est cependant pas probante partout, mais elle est suffisamment significative.

Taux de syndicalisation en 2003. Source : OIT

Pays Taux de syndicalisation
Suède 91
Danemark 80
Finlande 73
Belgique 52
Irlande 49
Italie 44
Autriche 41
R-U 33
Allemagne 29
Pays-Bas 26
Portugal 26
Grèce 24
Espagne 19
France 8

Que peut-on dire en conclusion ? Il est d’abord inadmissible de poser la problématique du pluralisme syndical de la façon posée par certains et il est encore plus inadmissible d’user en la circonstance d’arguments historiques, politiques et sociologiques complètement fallacieux et erronés. Schématiquement, le pluralisme syndical revêt pour les intéressés deux aspects. Le premier est pour ainsi dire quantitatif. Il s’agit en l’occurrence du nombre de confédérations, à distinguer absolument du nombre de fédérations. Le second est évidemment « qualitatif ». Il intéresse la capacité du syndicalisme d’un pays à représenter l’ensemble des courants d’opinion de la société. Quant à la Nation, la question fondamentale est plutôt de savoir qui du pluralisme ou de l’unité syndicale est susceptible d’assurer la paix civile et l’homogénéité sociale. Force est alors de constater que dans le modèle social à syndicat unique, le rôle du consensus social est déterminant. Dans cette optique, l’homogénéité de la société rend particulièrement attractives les politiques sociales, qui renforcent par ricochet la cohésion sociale. Pour ce faire, la politique éducative est très fortement mise à contribution car dans ce type de société, le système éducatif privilégie la socialisation des individus plutôt que la sélection d’une élite et favorise la formation d’une population active homogène, ce qui laisse peu de champ à l’exclusion et au chômage. C’est pour cette raison que la politique de l’emploi y est beaucoup plus active qu’ailleurs. Voilà les dimensions du problème et le vrai sens des choix à opérer. Tout le reste est dérisoire. Des travaux scientifiques sérieux montrent que le consensus social joue un rôle primordial dans l’atteinte de performances macroéconomiques notables. Ainsi là où ce consensus existe, on parvient à restructurer l’économie sans grand dommage, à juguler l’inflation et à stabiliser les prix sans augmenter le taux de chômage. La raison est que dans cette configuration des rapports sociaux, aucun groupe social ne réussit à exercer sa prédominance sur les autres groupes et aucun groupe ne parvient à se comporter en fardeau pour les autres. Par contre en Italie et en France, là où le consensus social n’existe pas et où on vit le pluralisme syndical, la restructuration de l’économie et la réduction de l’inflation ont occasionné un coût très élevé aussi bien au niveau du chômage qu’à celui de la croissance. On peut dire la même chose pour ce qui est de la répartition des richesses produites. Il suffit pour cela d’analyser l’évolution du coefficient de GINI en Europe et de mettre en valeur la performance nippone à cet égard.

Pays Coefficient de GINI
Danemark 0,247
Japon 0,249
Suède 0,250
Espagne 0,347
France 0,327
Italie 0,360
Portugal 0,385
Rappel  
Egypte 0,344
Algérie 0,353
Maroc 0,395
Tunisie 0,398

Source : Programme des Nations Unies pour le développement (Rapport 2007/2008)

H. T.
 

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