Blogs - 24.06.2011

Brèves et breuvages

Avenue des cafés à la nouvelle cité Ennasr, là où les trottoirs se mêlent confusément avec la chaussée d’un côté et les cafés de l’autre. Pas moyen de se garer, pas de parking publique ni privé. Dans cette période où le jugement d’anciens responsables véreux est d’actualité, il serait bien que les concepteurs de cette avenue aient un procès juste puis soient condamnés comme disait Azzaim de Adel Imam. Passons, ce n’est pas le sujet. Car j’arrive enfin à me garer à cheval entre une cagette en plastique placée par un épicier et un bac à fleurs sans fleurs marqué du sigle du café d’en face qui, faisant mieux que la tectonique des plaques, a avancé depuis le trottoir d’un centimètre chaque jour pour enfin atteindre le niveau de la chaussée.

Je choisis un café pas cher, ce qui est un oxymore dans ce quartier. Une cafétéria pour être précis puisque les fins connaisseurs vous le diront ; entre prendre un thé dans une cafète et un café dans un salon de thé, il y a un gap social. Je m’attable puis signale mon arrivée à la personne avec qui j’avais rendez-vous et qui m’assure me rejoindre dans 5min étant au coin de la rue. A côté de moi un groupe de jeunes hommes, je suppose des étudiants, dont la discussion attire mon attention :

  • Ce n’est pas que ça m’importe mais je ne comprends pas pourquoi ils veulent fermer ces sites.
  • Non-respect des valeurs musulmanes.
  • Parce que la bière respecte ces valeurs ?
  • C’est différent. C’est une production locale et ses taxes sont indispensables à l’état.
  • Donc il faut produire local pour que ça soit légal ?
  • Allez, venez, on est en retard. Les autres viennent de me biper, ils nous attendent à l’autre café.

Une éponge passe sur ma table. C’est le garçon qui prend commande de mon capucin spécial. Spécial dans le jargon gargotier tunisien est un mot qui désigne un ingrédient supplémentaire de prestige comme du fromage dans le chappattis, du thon dans du lablebi, ou du lait concentré dans le capucin.  Puis « spécial » veut aussi dire… Un arrêt brusque et bref du brouhaha ambiant m’extrait de mon introspection. L’espace d’une petite seconde, toutes les discussions se sont arrêtées pour analyser les trois demoiselles qui sont entrées. Ensuite comme dans une sitcom américaine le brouhaha a repris exactement au même endroit. Une petite, une grande et une wannabe blonde se mettent en face autour d’une table élevée. Seule la petite réussit à trouver un haut tabouret qu’elle escalade et émet un ouf de relâchement :

On dit qu’ils sont déjà partis ? Mon mariage est foutu.

  • Ils n’ont pas déjà menacé de partir au premier sit-in. C’est du bluff. Lui rétorque la grande
  • La première fois ils ont accepté d’augmenter les salaires des ouvriers de 10%. Cette fois-ci les ouvriers demandent un bus « spécial » car ils ne veulent plus faire les deux kilomètres entre l’usine et l’arrêt de bus à pieds. Les sit-iners ont installé une grande banderole devant le siège « nous voulons notre dignité pas votre argent »
  • Ils ont raison ! Moi mon patron l’ophtalmo me raccompagne chaque soir jusqu’à chez moi, intervient la kind of blonde.
  • Et moi qui comptais sur mes 36 prochains salaires pour payer le trousseau
  • Quoique depuis les histoires en Libye, il ne vient au cabinet que sur appel, continue la décolorée dans un monologue parallèle dont le reste est inaudible.
  • Ne t’inquiète pas, parle la grande d’un ton consolant. Au pire je te recommande chez mon patron. Il recrute à tour de bras, on a besoin d’une autre assistante. Chaque matin il fait le tour des cafés de notre rue et me ramène une demi-douzaine de CIN à ajouter dans les registres du personnel.  Un matin, une société étrangère nous a commandé 30 vigiles. Il les a dégotés en moins de trois terrasses.
  • Il a quel âge ton patron ?

Je n’ai pu entendre la réponse à la question de la blondine. Un monsieur ayant sollicité une chaise me jouxtant, la prends et s’installe avec un acolyte à une table qui vient de se libérer.

  • Mais pourquoi il a été muté? Il avait une réputation de bosseur !
  • Il parait que son beau-frère était un secrétaire adjoint du comité de coordination de la zone.
  • Ça prendra des mois avant que le nouveau puisse examiner ta demande.
  • J’ai glissé un billet de 10 à son scribe pour remettre mon dossier en haut de la pile alors il m’a lancé, offusqué « plus de ça depuis la révolution »
  • Aïe, tu t’en es sorti comment ?
  • A trois billets de 10…
  • A ce rythme tu distribueras plus de billets que le DAB au coin de rue.

Son « coin de rue » me fait rappeler que mon rendez-vous devait sûrement y être encore. Je décide alors d’abandonner ma table avec comme seule politesse un texto pour le prévenir. En allant payer mon café, je remarque derrière le comptoir des posters de joueurs de foot. Je réalise alors que je n’ai pas entendu une seule fois parler du ballon rond. Ou presque. Car un trentenaire expliquait au garçon de café qu’au vu du grand nombre de partis politiques, une bonne idée serait de les organiser en ligue avec plusieurs Divisions… à l’image des clubs de football. Les débats en salles remplaçant les matchs sur pelouse. Au garçon qui lui conseillait de créer un parti pour défendre cette idée, je laisse un bon pourboire. Ceci me vaut son souhait que le café eut été à mon gout. Je le rassure ; je m’étais bien abreuvé.

Mourad Daoud

 

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